30 juillet 2001. La Balzacienne.

    Zolââ c’est trippant, surtout Nanââ. Les dialogues sont ben bons. T’as l’impression de participer.

    Je préfère Balzac. Y est plus fin.

    Moi je l’trouve trop drabe..

    Y est pas drabe. Pas du tout. Parfois bardasseux, mais j’aime ça. C’est cool.

    Il y a plein de mots que je comprends pas. Y est pas trippant.

    T’as-tu lu Le Rouge et le Noir ? Ça c’est trippant.

    Je pense que oui. C’est Balzac ?

    Oui. C’est son roman le plus connu. Tu sais le gars ambitieux qui devient chum de la patronne…

    Ouais, ouais, cool.

    Je sais pas comment il fait mais il n’est jamais nono… L’aut’liv’ aussi, celui des deux fous qui savent tout. Comment il s’appelle ?

    Chais pas.

    Mais oui. Celui qu’André…

    Quel André ? Cadotte ?

    Oui. Je le vois plus.

    Moi non plus. Bouvard et Puchet…

    Oui… et Pécuchet. Ça c’est trippant.

    C’est Balzac aussi ?

    Bien sûr. Il a écrit plein de romans. Plus que mille…

    Ouaouuu ! Il passait son temps à écrire… C’est lui qui avait tapissé la chambre de liège pour être tranquille ?

    Oui. Il sortait pratiquement plus.

    Tu vois que j’ai raison. Si tu passes tout ton temps à écrire tu n’as pas de vécu..

    Zolââ il n’a rien fait lui non plus…

    Et Dreyfus ?

    C’est Zolââ ? Ce n’est pas Stendhal ? Je les confonds toujours.

    T’as raison, c’est peut-être Stendhal. C’est trippant lui aussi.

J’ai enregistré ce dialogue entre deux étudiantes en littérature de l’Université de Montréal, au café de la jeune intelligentzia alternative québécoise (Chez José).

 

31 juillet 2001. Mépris. Quand je fis lire le dialogue du 30 juillet à mes amis du Trempet, ils ont été unanimes : « Tu es méprisant ! » Ça m’emmerde qu’on dise ça. Ça m’emmerde profondément. Non seulement parce qu’il n’y a pas une once de mépris là-dedans mais aussi parce que je l’ai transcrit avec une énorme affection. Je ne dis pas ça pour me vanter — il n’y a aucun mérite à ne pas être méprisant surtout quand, comme moi, on a une connaissance uniquement scolastique du mépris. Comme un perroquet, je pourrais définir le mépris, mais je ne le sens pas. Moi et le mépris c’est comme l’estomac et les coudes, on s’ignore. Je ne puis rien y faire. — Voilà pourquoi, quand les personnes les plus proches, confondent le mépris et l’affection, ça me donne envie de mordre (si c’était seulement du point de vue « théorique » je m’en foutrais éperdument, mais il s’agit de sentiments qui circulent sur la peau de quelqu’un qu’ils appellent ami !)

 

« Si tu n’es pas méprisant, tu es paternaliste, ce qui n’est guère mieux », ajoute Alice. Seule une… non, je ne le dirai pas. Je me demande seulement comment il est possible de confondre mépris et paternalisme. Ce qu’il faut confondre, c’est paternalisme et affection. Que l’affection sans paternalisme n’existe pas ou qu’elle soit autre chose (amour, amitié, indifférence…) ça ne vaut pratiquement pas la peine de le dire. Même. Imaginons même que je puisse être méprisant, je ne le serais jamais envers les gens « inculte ». Être inculte n’est pas une faute — primo parce qu’on est toujours « culte » en quelque chose ; secundo parce qu’on est inculte comme on a les cheveux roux, comme on est allergiques aux acariens, ou comme on a la manie des dates. On est inculte, c’est tout. Il n’y a pas de quoi fouetter un rat. Et puis, comment ne pas être paternaliste avec ces deux jeunes filles dont je pourrais être le père[1] ?

 

Si on pouvait mépriser les institutions, alors je serais game. Mépriser une université qui se regarde regarder avec mépris… Mais l’université est faite par des gens, par des profs, on me rétorquera. C’est vrai. Mais eux, sont cultes ! Eux ne confondent pas Balzac avec Proust ! Eux savent ! Eux bavent, pour écrire deux conneries sur Balzac ! Eux gavent, leurs oies ! Eux lavent, leur singe sale ! Pour eux je n’ai pas d’affection. Ils sont vieux, laids et méprisants. Plus que suffisant pour les mépriser, si j’en étais capable.

 

Premier août 2001. La mort.

C’est faux,

je vous le jure :

la mort ne court pas

infatigable

d’un corps à l’autre.

C’est faux,

je vous le jure :

la mort ne fauche pas

dans une divine indifférence

l’enfant ou le vieillard

le crapuleux ou la vierge

la mère ou la fille.

La mort,

triste invention d’hommes fatigués,

terne excuse de survivants,

n’existe pas.

 

Dès la naissance

elle s’installe dans notre atelier

et tisse la robe pour le grand jour

(quand nous la laisserons seule).

Infatigable et diligente,

Attentive et ignorante des plaintes

mais surtout

patiente

elle tisse.

 

Gare à nous !

(Quand elle s’endort,

laissant l’illusion de la vie éternelle

prendre sa place.)

Gare à nous !

Elle n’aime pas perdre conscience.

Un jour,

à la durée du somme indifférente,

elle se lève,

mauvaise,

elle s’en veut,

elle nous en veut.

 

Elle déteste mourir.

 

Pour que le jeu dure

(quelques instants ou quelques lustres)

il faut la cajoler,

la mignoter et,

comme elle patient,

partager sa couche.

Qu’importe si elle gagne la bataille !

jamais elle ne gagnera la guerre

contre l’armée invincible

des souvenirs.

 

2 août 2001. Rien ne va plus.

Une croupière fait ses premières armes avec une maladresse pathétique. Un Chinois étique brode des chiffres minuscules avec son crayon bleu. Un quinquagénaire trapu et nonchalant tangue entre deux tables. Une jeune femme chuchote à l’oreille de son antique compagnon que l’afficheur absorbe. Un regard dégarni picore sur le tapis.

 

La croupière : Trente-cinq, rouge, impair et passe.

Premier joueur (rêveur) : J’ai trop fixé le dix-neuf. Ce n’est pas sa journée. 35 – 19 = 16 : joue le 16. Il est 16 heures et ça fait 16 ans que je suis parti du Grand Nord. Vas-y. Mise le maximum et regarde la croupière dans les yeux.

Deuxième joueur (raisonneur) : C’est dommage. Ça fait tellement longtemps que le 19 ne sortait pas. Vas-y. Mise le maximum. Les probabilités sont de ton côté.

 

Le Chinois empile les quatre jetons qu’il vient de gagner sur les deux derniers qui lui restaient. La jeune et son chauve lapin remisent sur le rouge. Une énorme mulâtresse change cent dollars.

 

La croupière : Les jeux sont faits. Rien ne va plus.

 

La boule est plus  in..dé..c..ise… que…  jam..ais... dans.... ses... derniersmou…vements.

 

La croupière : Seize, noir, pair et manque.

 

Essayez d’expliquer à vos amis l’éréthisme qui vous saisit entre le « rien ne va plus » et l’annonce du numéro et de ses trois attributs. S’ils ne sont pas joueurs, ils n’y pigeront que couic. Ceux qui vous aiment, vous écouteront attendris et mettront, injustement, l’excitation sur le dos de votre tempérament. Ceux qui vous aiment bien, parleront d’exagération ou de n’importe quoi et vous diront, honnêtement, qu’ils ne comprennent pas mais qu’ils vous croient. Les autres sauteront sur l’occasion pour penser que votre générosité cache une cupidité qu’ils ont toujours soupçonnée. Robustes lieux communs, métaphores déterrées dans le coin le plus exquis de votre esprit et allégories soigneusement bâties ne vous seront d’aucun secours. Inexplicables modalités du jeu…

 

Le Rien ne va plus donne le droit de parole à la confuse assemblée des numéros pour élire le délégué qui absout ou condamne sans appel. C’est l’ordre qui fixe vos choix pour l’éternité et vous oblige à écouter l’ironique cliquetis d’une boule volage. C’est la formule magique qui arrache la dernière hésitation tenace et la balance, racines à l’air, sur le tas haletant de la petite histoire. Surgissement, par milliers, de rigoles du possible qui se jettent, sous le regard accablé des hommes, dans le fleuve, unique et sans pitié, de la nécessité. Sommation de s’abandonner au courant sans merci du destin.

 

C’est bien le joueur de roulette le seul héros grec transplanté en Occident. Lui seul, dans un monde de sondages et de probabilités, piétine les statistiques, défie, erre, persiste et signe avec acharnement. Qui, sinon lui, ose encore risquer ce qui seul compte — l’argent — pour le plaisir pervers de mettre à l’épreuve l’amour impitoyable des dieux ?

 

Ce que cherchèrent Michaux dans l’opium, Cobain dans l’héroïne, Nietzsche en haute montagne, Sade dans le meurtre, Mitterrand dans le pouvoir et la dame d’à côté dans les magasins de chaussures, le joueur de roulette le vit des centaines de fois dans le court intervalle qui sépare le « rien ne va plus » de l’annonce du chiffre élu.

 

Le héros solitaire de la roulette est loin de la bande des collègues de bureau qui tentent leur chance à la 6/49 ou du flot anonyme qui se rue sur les machines à sous comme Œdipe et Achille étaient loin des Ilotes. Le rite de la roulette a un temps et un rythme que les « gratteux » avec leur vulgaire immédiateté et la 6/49 avec sa lointaine virtualité ne pourront jamais atteindre.

 

      Bande ? Flot anonyme ? Héros ? Ilotes ? Vulgaire ? D’où sort ce langage méprisant ?

      De la connaissance du jeu.

      D’où vient cet amour réactionnaire pour les beaux temps d’antan ?

      D’un amour lucide pour l’aujourd’hui.

      Jusqu’à quand faudra-t-il répéter que ce furent les Ilotes qui permirent aux héros de guerroyer ? Que les héros marchaient sur les épaules des humbles ? Que les grands sentiments et les actions sublimes ne sont que l’écume de la vie ?

      Pas besoin de le répéter. Et l’écume, nous l’aimons.

      Que « grand » et « sublime » sont des mots entachés d’injustice ?

      Tout mot l’est.

 

On peut penser n’importe quoi de la justice, du passé, de la vulgarité… ce qui est certain c’est qu’il y aura toujours des héros tragiques prêts à étreindre la nécessité après l’avoir bravée ; des bravaches prêts à parler de nécessité après s’être dérobés ; des bons gars enveloppés dans leurs discours de soie.

.

 

3 août 2001. Point de discours.

À un extrême il y a les discours qui ne concèdent aucun espace au hasard et dans lesquels tout s’enchaîne avec une logique impitoyable. Des discours qu’on pourrait dire impersonnels tellement les liens entre les concepts sont forts, nécessaires ; tellement les « choses » dont ils parlent semblent des « choses de la terre » et non des mots en l’air. Des discours qui nous fascinent quand on a des penchants pour la philosophie ou la science ou quand on est jeune et allergiques à l’ignorance. Des discours rigoureux et très souvent vides. (Samuel Beckett, Premier amour, p. 46)

 

À un extrême il y a les prêt-à-porter dont parle Beckett, à l’autre il y a les collages de mots et de phrases pigées dans l’immense sac de la langue. Des éléments collés par la glu de l’inconscient ou[2] par le n’importe quoi du manque de conscience. Des propos sans propos où le hasard domine du haut de la confusion. Des feux d’artifice qui nous fascinent quand on a des penchants vers l’art, quand on est jeune et sensible aux frétillements de la conscience. Discours flamboyants et vides.

 

Au milieu il y a les discours qui « se tiennent », qui « essayent de rompre avec les idées reçues », qui « sont porteurs de sens » ; ou encore ceux qui « nous amusent »,  « nous renseignent », « nous parlent » ; ou bien ceux qui sont tout simplement « intelligents ». Discours sur mesure et vides.

 

Enfin, il y a le discours sans discours[3], celui que la vanité ne grise. Le discours avivé par les détails et toujours prêt à se transformer en action et à mourir. Celui qui glisse entre les barbelés des professions et, avant-garde subtile, donne un sens à l’espace où se placera le corps. Mais, heureusement, une fine poussière est soulevée qui se dépose dans les endroits les plus sensibles et qui raie nos paroles. Cela nous permet de passer notre temps à rayer et fourbir jusqu’à ce que mort s’en suive.

 

      Quel type de discours fais-tu ?

      Je ne sais pas. Il n’empêche que tout ce dire, quelle que soit l’intention, le travail et la capacité du locuteur, sera broyé par la machine à donner du sens de celui qui écoute. Les humains, points de vie — fils du hasard — ne peuvent qu’imposer ordre et règles là où leur père règne.

 

4 août 2001 Points de vie. Une bande de têtards, éjectés par le désir, folâtre dans une charitable mouillère. Et puis, patapouf, l’un d’entre eux, plus chanceux que les autres, heurte la coquille d’un œuf et... rataplan... rataplan... c’est le début de la longue marche.

 

Neuf mois pour se composer une figure présentable et puis la grande sortie, la première, celle qui marque. Une petite vengeance envers celle qui se débarrasse de lui et qui lui cède le témoin dans le relais de la souffrance : Aaaaaaaouh ! Ououin ! Ououin ! Ça commence. Le hasard a fait la première partie du chemin.

 

Il foule tout grain qui lui tombe sous les sens pour remplir vite ses futailles. Pendant quatre ou cinq ans le fouloir marche à plein régime. Il transforme en provisions tout ce qui l’approche ; il cache les denrées les plus précieuses dans des amphores antiques[4]... on ne sait jamais  Le cellier bien garni, les amphores bien celées, il est prêt pour la compétition. Quelques années ont suffi pour donner un air présentable à ce nouveau point de vie.

 

      Qui le lui a donné ?

      Ceux qui l’entourèrent. Le culturel et l’affectif, comme on dit.

      A-t-il tout pris ?

      Il a pris ce qu’il a pu prendre.

 

Il a pris les mots qui sont entrés dans son champ de forces. Certains l’ont égratigné, d’autres l’ont excité, d’autres encore l’ont attristé ou fait rire… selon un patron toujours plus figé, toujours plus sien. Lentement mots et raison ont transformé ce point de vie, grouillant de hasard, en point de vue.

 

Il commence à voir clair, à fixer des points de repère, à solidifier les patrons et à diminuer les degrés de liberté. L’autoroute de la mort est tracée : le hasard se retire et laisse à la nécessité la gestion de ces quelques dizaines d’années qui lui restent avant de rentrer dans l’ordre.

 

5 Août 2001. Au début était Ordre Au début était Ordre. Un ordre si ordonné que la lune ne songeait point à changer son cours ni le sanglier à quérir d’autres paissons. Un jour, cependant qu’Ordre s’endormait dans les bras de Sokoa, le serpent circonvint la lune et lui inspira de nouveaux chemins. La vierge lune et le serpent lascif folâtraient dans l’océan avec le thon au grand souffle quand Ordre se réveilla. Terrible fut son courroux. Sa vengeance fut sans merci.

 

Ordre dit au serpent « Tu marcheras sur ton ventre et tu mangeras de la poussière ». Et à la lune « J’ordonne à la marée de te suivre éternellement afin que tu n’oublies jamais ton pêché. »

 

Ordre dit aux bestiaux de la terre, aux poissons de la mère et aux oiseaux ailés : « Vous avez trahi ma confiance. Je vous abandonne aux chaos pour mille et encore mille siècles. Vous reviendrez dans mon royaume lorsqu’une femelle meurtrira le serpent à la tête, et que le serpent la meurtrira au talon.



[1] Dis-moi, Alice, auaris-tu préféré que si je m’intéresse à leurs longues cuisses blanches ou à leurs aisselles noires ?

[2] Cette opposition mériterait quelque centaines de pages d’une plume plus studieuse que la mienne.

[3] Est-ce l’équivalent du « discours sans parole » qui est le discours préféré par Lacan ? J’en doute.

[4] Refoulement, disent ceux qui se contentent d’une formule toute faite.