14 mai 2001 Vitalité. Je m’en veux de ne pas l’avoir lu. Je m’en veux de m’être contenté de son cinéma et de ses essais. Je suis ravi d’avoir découvert sa poésie et un frère dans la souffrance des dimanches après-midi (la seule qui comptait dans les villages catholiques, quand mes yeux voyaient les rires bruyants, les chemisiers propres, quelques millimètres de peau en plus, inaccessibles comme mon âme toujours plus étouffée par les muscles ; quand ses yeux suivaient les larges épaules embringuées dans la veste du dimanche, les mains nerveuses qui accéléraient — à vide — la Guzzi rouge, les regards qui ne voyaient que les filles). Certes la sienne (de souffrance) avait bien plus de raisons de s’entaupiner dans la culpabilité (on était en Friuli, aux temps où les muscles qui s’endurcissaient pour le même sexe creusaient des puits de culpabilité que même la fuite vers le soleil de la Capitale ne pouvait remplir), certes la sienne (de souffrance) avait plus de raisons d’alimenter la rage communiste… la mienne et celle de mes petits copains voyait à tout bout de champ des voies de sorties de l’autoroute de l’acceptation, droite comme un monde immobile. La nôtre pouvait plus facilement dérager. Ses cris ont permis à toute une génération de souffrir un peu moins (si on peut souffrir un peu moins). Sa poésie me ramène au cœur des après-midi des dimanches catholiques d’il y a… de quand les mollets de la paysanne qui bêchait étaient la porte de l’enfer pour l’âme et du paradis pour le corps (ou vice-versa ?). Ce matin je m’injecte sa poésie et je m’excuse pour mes critiques petites et méchantes de « Salo ». Et pour conclure ce pauvre hommage, voilà le final du poème « Une vitalité désespérée[1] », où il répond à une journaliste qui lui demande « Mon Dieu, mais alors quels sont vous actifs ? » :

 

« Moi ? —[un brédouillis, infâme

            je n’ai pas pris l’optalidon, ma voix tremblante

                       de garçon malade] —

Moi ? Une vitalité désespérée. »

 

Berlusconi. Je serais curieux de savoir ce que Pasolini aurait dit de la victoire de Berlusconi. Aurait-il défendu la droite comme quand il défendit la police contre les petits bourgeois qui jouaient à la révolution ?

 

15 mai 2001 La disparition du détail. Avec une longue lettre articulée et bien écrite, un ami d’une amie a signifié au Trempet son désaccord profond sur le fait que le détail soit ce qui caractérise la littérature et qu’il s’oppose à la structure. Il écrit : « Le détail participe de la structure, qui le conditionne et l’organise » et plus loin « en littérature il n’y a pas de détails » et, dur coup pour nous les détailleurs : « le détail n’existe que quand la pensée s’abandonne au babil trop cuit du déjà dit ». Que dire ? nous qui craignons par-dessus tout les pensées homogénéisées. Redire que la structure est une création du lecteur pour tamiser le trop brillant de l’invention poétique ? ou que la structure est la charpente que les salariés de la critique et les lecteurs cultivés construisent pour gravir au sommet où les aigles déposèrent le poète  ? Ajouter que la structure est la ruche des travailleurs de la pensée et que les seuls travailleurs qu’on aime ce sont les travailleurs manuels ? Mieux vaut se taire. Mais, avant de me taire j’aimerais ajouter une dernière chose et dire que le rapport aux détails est comme le rapport au marsupilami. Il y a ceux qui en ignorent l’existence, il y a les inconditionnels et il y a ceux qui pour l’aimer ont besoin d’un cadre théorique.

 

Berlusconi. Les langues vivent, se transforment et transforment. Considérons « berlusconi », un mot qui, dans le dialecte lombard (la région d’origine du nouveau premier ministre italien), veut dire « ceux qui louchent beaucoup ». Il n’est pas nécessaire d’être un grand vaticinateur pour prévoir que « berlusconi » dans peu de temps signifiera « ceux qui sont très louches ».

 

16 mai 2001. Sagesse I. Table ronde sur le luxe à la télévision française. Un spectre d’opinion très large mais sans surprises. Elle seule surprend : abandonnée sur le divan, magnifiquement habillée, nageant dans l’immense profondeur de la beauté, sans sourires faciles, un air de « vous n’avez rien compris de la vie », trop intelligente pour proférer des paroles « vaines », un corps qui n’a pas besoin d’âme, une sensualité qui déforme le cadrage. Dès son adolescence elle doit avoir quitté le monde des mammifères vociférant : la personnification même de la sagesse. La vraie sagesse et pas la bêtise qui se cache derrière la fausse sagesse des philosophes.

 

Sagesse II. Pas un mot de trop. Dans ses entrevues Godard est toujours parfaitement intelligent, sensé et sensible. Honnête (« J’ai souvent fait des constructions un peu arbitraires. J’ai toujours trop d’arbitraire… »), surtout. Arbitraire comme les poètes mais,  sage par-dessus tout. Un grand vieux sage. Même quand il avait trente ans il était un grand vieux sage : un beau vieux conteur d’images.

 

Berlusconi. Le fond de sa pensée : si j’étais pauvre, j’aurais honte.

 

17 mai 2001. Induction. Imaginez écouter un premier penseur noir[2], un deuxième penseur noir, un troisième penseur noir, etc. et que vous n’entendiez aucun penseur blanc. Si vous êtes, vous aussi, un penseur noir vous induirez que la pensée est noire ; si vous êtes noir-de-noir, vous direz que c’est le monde qui est noir ; si vous êtes un penseur gris, vous induirez que la majorité des penseurs sont noirs ; si vous avez des tendances au blanc vous direz qu’il ne s’agit pas de vrais penseurs et, enfin, si vous êtes blanc vous aurez la certitude qu’il n’y a pas de penseurs mais seulement des individus engagés.

 

Berlusconi. Les riches doivent commander parce que, si ça va mal, ils sont ceux qui ont le plus à perdre. Donc ils travaillent afin que leur pays aille mieux. LEUR pays.

 

18 mai 2001. Le vin. 18 mai 1048 naissance d’Omar Khayyam :

 

Lève-toi, donne-moi du vin, est-ce le moment des vaines paroles ?

 

C’est rarement le moment des vaines paroles. Ce n’est jamais celui de paroles vaines et lourdes :

 

Ceux qui sont les esclaves de l’intellect et des vaines subtilités

Sont morts au milieu des querelles sur l’être et le non-être.

Va ! toi le simple, choisis le jus de la grappe,

Car les ignorants, d’avoir mangé du raisin sec, sont devenus

comme des raisins verts.

 

Berlusconi. Les journalistes insistent sur le fait qu’il a commencé comme vendeur d’aspirateur. Quels cons ! Aurait-il dû commencer avec un doctorat ? Pauvres cons ! Avec de telles andouilles les Berlusconi ont toutes les voies de la télé ouvertes.

 

19 mai 2001. Célibataire. Anne Boleyn, mère d’Élisabeth première et deuxième femme d’Henri VIII, fut décapitée à la tour de Londres le 19 mai 1536. Dans les dix ans qui suivirent, le père d’Élisabeth maria quatre autres femmes et y mit pas mal du sien pour qu’elles rendent leur canne au ministre. Après tout ça, il y a des historiens qui n’ont pas honte de se demander pourquoi Élisabeth n’a pas voulu se marier !

 

Berlusconi. Il a l’air de s’amuser quand il fait du jogging avec sa clique. La vieille Italie, comme les Américains, a maintenant un chef moderne, sportif, sûr de lui. Finis les Andreotti rachitiques, les Togliatti qui savaient lire, les Moro moroses : les Italiens ont finalement l’entrepreneur qu’ils méritent. Seuls les fascistes ne sont pas finis, n’est-ce pas Fini ?

 

20 mai 2001. Dialogue sur l’université.

Semaine de lecture de la session d’hiver 2001. Vendredi après-midi, au secrétariat du département de sociologie de l’Université de Montréal. Les professeurs Simplicius, Sagreda et Salviatus, discutent de la fonction de l’université dans la société. Manon  L., la secrétaire, enregistra la conversation — Comme ça. Je n’avais rien d’autre à faire — et elle me l’a passée — je sais que ce sont des choses que tu aimes. Je ne suis pas sûr que je les aime vraiment, mais j’ai trouvé qu’elles avaient un certain intérêt.

 

* * *

 

Premier mouvement : au secrétariat

Simplicius: L’université est dans les mains de fonctionnaires qui ne pensent qu’en termes de productivité et d’organisation. Ce n’est plus l’université. Le ministre Legault l’a très bien dit au début de son torchon : « L’université est une institution en évolution ». Mais elle est tellement en évolution qu’elle muera en une succursale de Microsoft ou de Monsanto.

Sagreda : Tu donnes trop d’importance à la politique gouvernementale.

Simplicius: Sans doute. Ce qui est certain, c’est que la classe politique ne fait aucun effort pour ralentir la transformation et qu’elle laisse que les enjeux économiques immédiats, pilotés par les entreprises privées, fixent ce qui est rationnel…

Salviata : Depuis quand l’économie ne dicte-t-elle pas sa loi ? Veux-tu me faire accroire que tu penses que l’université allemande du XIXe n’était pas pilotée par la nécessité économique ?

Simplicius: Pas dans le même sens. Il y avait des espaces de liberté pour la pensée mais ces espaces ont disparu ou sont en train de disparaître. Il y avait une certaine hypocrisie — une grande, même — mais elle permettait de contourner les lois « objectives » du marché. Il y a maintenant un mouvement inexorable d’éloignement de toute possibilité de travail de pensée non asservi à la logique de l’efficacité ou des performances. Il suffit de considérer nos étudiants de doctorat, ils n’ont pas honte de dire qu’ils choisissent leur directeur en fonction de l’argent. Qu’ils fassent leur doctorat avec X car il peut les payer, ça va encore, mais qu’ils n’aient pas honte… Ça veut dire que l’université s’est déjà transformée en une entreprise financée pour réaliser du travail rentable. Le travail rentable devrait être laissé aux compagnies privées, elles le feraient encore plus efficacement. La pensée et la productivité ont un rapport au temps différent et elles sont toujours antinomiques.

Sagreda : Dans l’histoire des universités on a de nombreux exemples où la pensée et la productivité n’étaient pas antinomiques. Galilée n’a pas seulement énoncé la loi d’inertie qui a été productive à long terme mais il a aussi « inventé » le télescope qui l’a été à court terme.

Simplicius: Oui, mais personne ne le poussait dans le cul pour être productif. C’était lui qui imposait son rythme. Avez-vous lu le document de l’OCDE sur l’enseignement tertiaire ? Non ? Lisez-le. C’est un très beau document qui fait une projection de ce que l’université devrait être — c’est-à-dire de ce qu’elle ne devrait pas être, à mon avis. Un instant… Je l’ai dans mon sac…. Le voilà… Écoutez ce qu’ils disent dans l’avant-propos « Comment l’enseignement tertiaire… » L’université s’est transformée en enseignement tertiaire ! Ce néologisme en dit beaucoup plus que des tonnes de documents gouvernementaux et si cette épithète passe dans le langage courant — et elle passera, j’en suis sûr — ça veut dire que la transformation est déjà faite…

Salviata : Tu as une peur bleue des transformations. Il fut un temps où on voulait transformer…

Simplicius: Oui, mais dans la bonne direction. Je n’ai pas peur des transformations. J’ai peur des changements irréversibles déclenchés par les intérêts immédiats des entreprises et des changements pour le changement. Mais, laisse-moi terminer donc je lisais que : « Comment l’enseignement tertiaire peut-il mieux répondre aux intérêts et aux choix de ses « clients », et avant tout de ses étudiants. ? » Sacrement ! Clients ! On n’est pas un centre d’achat !

Salviata : Moi, je n’ai rien contre les centres d’achat. Je préfère un centre d’achat  avec de bonnes choses et un grand choix à une petite…

Simplicius: Non. L’université doit être un lieu de stabilité où les fluctuations sociales sont filtrées, pensées… où elles reçoivent un sens. Dans un centre d’achat il n’y a ni sens ni rapports humains. Il n’y a que des consommateurs, des clients et des vendeurs. Tout est en fonction de la vente. On regarde les marchandises, on choisit. Le choix ! Tous les choix sont individuels sans aucune norme qui les guide. Sans éthique. L’éthique s’est transformée en un bric-à-brac professionnel…

Salviata : Les universités au moyen-âge étaient fondées par des étudiants-clients qui, lorsqu’ils n’étaient pas contents de l’enseignement, fondaient une autre université... Personnellement je n’ai rien contre la diversité des choix. Ni contre les clients. Ni contre les supermarchés. Dans le supermarché il n’y a pas de rapports humains si le client est incapable d’en avoir. Tu es complètement aveuglé par la peur des nouveautés. Pour retourner à ton exemple de Galilée, il a bien été condamné par l’église ! As-tu lu l’introduction de ses dialogues ? C’est un chef d’œuvre d’hypocrisie. Je me sens bien plus libre que Galilée, Hegel ou Heidegger dans mon enseignement. Ça fait vingt ans que j’enseigne comme je veux et de la manière que je veux. Personne ne m’a jamais rien dit, je n’ai jamais rien  changé. Et ce n’est pas une nouvelle politique gouvernementale qui me fera changer quoi que ce soit.

Sagreda : Si le gouvernement diminue les subventions et s’il demande aux profs de rendre compte de leur productivité, il y aura un changement et tu devras t’adapter.

Salviata : Peut-être, mais cela n’implique pas que le changement sera nécessairement négatif. Négatif du point de vue de l’enseignement, je veux dire, au moins dans des disciplines comme la nôtre. Pour penser, on n’a pas besoin de subventions.

Simplicius: Certes, pour penser on n’a pas besoin de subventions, mais le problème se situe à un autre niveau : l’université s’enlise dans la gestion. Elle est en train de devenir une structure qui phagocyte toutes les forces. On est en train de devenir des fonctionnaires au service de l’organisation universitaire et des techniciens au service des nouvelles technologies. Des nouvelles et des anciennes. Et là il n’y a plus d’espace pour un vrai enseignement. Pour un enseignement qui ne se dévitalise pas dans les analyses des résultats statistiques d’autres analyses…

Salviata : Je ne suis pas d’accord. Je pense même qu’il y aura toujours plus d’espace pour les gens qui veulent enseigner. L’âge d’or des universités est une simple projection des gens incapables de saisir les transformations…

Sagreda : De plus, les statistiques et les analyses sont les éléments nécessaires de tout travail scientifique et de toute… pensée.

Simplicius: Seulement s’il y a une norme. Une transcendance. S’il est possible d’opérer des synthèses qui donnent un sens…

Salviata : Quand, au XIIe siècle, on fonda les premières studia generalia ce fut pour s’adapter aux nouvelles conditions… les monastères n’étaient plus suffisants…

Simplicius: Je les saisis même trop bien, les transformations. Recherche de partenariat avec les industries, travail sur des thématiques proposées par les acteurs sociaux…

Salviata : Quand tu parles comme ça, tu es un homme du XIXe siècle qui observe…

Simplicius: Oui. Oui, je suis nostalgique d’une université qui ne sacrifiait pas les exigences intellectuelles sur l’autel de la technique. Une université comme… comme… comme l’université de Berlin fondée par Humboldt.

Salviata : Les conditions socio-économiques n’ont plus rien en commun. N’oublie pas que trois ans après la fondation de l’université de Berlin aura lieu celle qu’on appellera la bataille de nations contre l’empire napoléonien et que maintenant les nations se tirent les cheveux sous le regard à peine courroucé de l’empereur…

Sagreda : De l’empireur… Vous l’avez voulue... Vous n’en avez pas marre de dire toujours les mêmes choses ?

Simplicius: Non. Il faut que les gens continuent à dire les mêmes choses si les organisations étatiques et industrielles continuent à faire les mêmes choses.

Salviata : Moi j’aimerais dire autre chose mais… je n’en suis pas capable. J’ai peur d’avoir attrapé la sclérose des intellectuels à temps plein qui pensent comme ils respirent… sans y penser… et sans penser… Si on retournait à l’université ? Selon moi, dans l’enseignement, on continue à avoir des espaces de manœuvre immenses. On peut faire ce qu’on veut, si on n’est pas trop paresseux et borné…

Sagreda : Même si je ne suis pas d’accord avec ta vision si volontariste de l’université je suis complètement d’accord qu’il n’y a jamais eu d’âge d’or…

Simplicius : Vous parlez sans savoir ce que vous dites ! Il y eut une époque à laquelle les étudiants n’étaient pas une « clientèle » avec ses « besoins »…

Salviata : Tu as raison l’université sous les nazis, Bismarck, Mussolini ou Lénine….

Simplicius : Ça n’a rien à voir. Ou, si tu veux, le nazisme et le fascisme ne sont que des moments du mouvement de la modernité qui nous a conduits dans la boue actuelle…

Salviata : Quelle boue ?

Sagreda : Oui, quelle boue ?

Simplicius : La boue dans laquelle vous pataugez avec vos grosses bottes qui éclaboussent tout ce qui vous entoure.

Sagreda : T’exagères ! Allons prendre une bière. Elle nous fera du bien.

Salviata : Je viens seulement si vous me promettez qu’on se tait au moins jusqu’à la brasserie.

 

Ils essayent inutilement de convaincre Manon de partir avec eux. « Je ne peux pas, je ne suis pas prof et je ne peux pas m’en aller quand je veux. Je vais vous rejoindre à cinq heures et demi. »



[1] Pier Paolo Pasolini, Poesie a forma di rosa, Garzanti 1964.

[2] Noir parce que sans espérance et pas à cause de la couleur de sa peau !