21
mai 2001. Facile.
La fête de la reine, c’est fini. C’est toujours la fête des dollars, désormais.
22
mai 2001. De
la supériorité des humains. Dans le milieu que je fréquente, supériorité
est un de ces mots qu’il faut utiliser seulement quand on a envie de se
bagarrer. Si on veut rester dans les limites de la civilité courante, il faut
troquer toute comparaison avec « égalité dans la diversité » sans,
bien sûr, trop fouiller la diversité. La supériorité fait peur, et la peur se
protège avec des lieux communs[1]
sur le racisme, le sexisme et, depuis quelques temps, sur le spécisme. Je n’ai
pas beaucoup de certitudes dans la vie, mais je suis sûr de ne pas être raciste
(même si je crois que les Noirs sont supérieurs aux Blancs dans
presque tout ce qui touche à l’art de vivre) et de ne pas être sexiste (bien
que je crie sur tous les toits que les femmes sont plus sensibles, plus
intelligentes, etc. que les hommes), par contre je n’ai pas honte de m’afficher
comme spéciste. Je suis incapable d’accepter que les humains et les autres
animaux — chiens, fourmis, crevettes, jars, marsupilamis, hyènes… — soient
« égaux dans la diversité ». Montrer que la femelle sapiens
sapiens est supérieure aux femelles des espèces sans paroles et que le mâle
de ladite femelle est supérieur aux mâles des autres animaux est si facile que
je n’ai pas encore compris comment il se fait que même les résistances des plus
bornés des animalistes, ceux qui ont chloroformé leurs cerveaux dans des jars
pour ne pas penser mieux que des oies, n'aient pas été brisées. Et pourtant,
pour ne pas défavoriser les animaux dès le départ, je ne vais pas chercher
cette supériorité dans la parole ou la conscience, mais je la cherche sur le
terrain que nous partageons sans l’ombre d’un doute : celui du corps et du
rapport au plaisir. Voilà donc ma démonstration irrécusable : la femme
est le seul mammifère qui non seulement n’a pas besoin d’être en rut pour
chercher le plaisir, mais qui recherche le plaisir avec le plus d’insistance
quand elle ne peut pas être fécondée (je parle des femmes qu’on n’a pas
excisées, ni physiquement ni psychiquement) et l’homme est le seul animal qui a
son plus grand plaisir quand il donne du plaisir à la femelle (je parle des
hommes qui ne sont pas bêtes). Plus que suffisant, n’est-ce pas ?
Non ? Soyez moins bêtes, je vous en prie.
23
mai 2001. Cinq
points de repère.
Trois
ans. « Tu
verras, il sera content. » et puis se baissant vers moi « N’est-ce
pas que tu aimes être ici ? Regarde tous les nouveaux amis. Va jouer.
Souris. » Je ne pouvais pas sourire. L’humide odeur de la soupe me donnait
envie de vomir. Non, je ne voulais pas rester. Je ne voulais pas de nouveaux
amis. Et puis, cette vieille femme noire, plus noire que grand-maman, ne
parlait pas comme nous. Elle parlait difficile, comme le prêtre et le docteur.
Je me serrai contre une jambe de ma mère. Je commençai à gémir. La femme noire
posa ses serres sur mes épaules : « Va jouer dans le salon ! Ta
maman reviendra cet après-midi. Ne pleure pas. Tu fais de la peine à maman. Tu
sais, ta mère doit se reposer parce qu’elle va acheter un petit frère ou une
petite sœur. Préfères-tu un frère ou une p’tite sœur ? »
« Va avec les autres enfants, me dit ma
mère en me détachant de sa jambe. Tu es grand maintenant. Tu dois apprendre à
rester seul. »
Chaque
mot de ma mère était une trahison, chaque mot de la vieille sœur, une lointaine
menace. Une autre sœur, noire comme la première, vint m’éloigner de ma mère et
me porta dans la grande salle où les autres enfants couraient, criaient, riaient
comme des robots mal ajustés. Je me précipitai à la fenêtre pour regarder ma
mère s’éloigner. Je doublai mes cris, frappai mes paumes et ma tête contre la
vitre. J’étais prisonnier dans une maison d’ogres.
On m’a
dit que le premier mois fut un calvaire pour ma mère, que je ne mangeais pas ma
soupe, que je ne dormais pas l’après-midi, que j’étais le seul garçon qui
pleurait… J’étais probablement aussi le seul enfant auquel une mère suffisait,
le seul qui n’avait pas besoin d’amis.
Dix
ans. Depuis
trois semaines j’attendais son arrivée. Mon grand-père n’arrêtait pas de se
moquer. « Ta maman va arriver et tu l’entendras crier dès qu’elle arrive à
Fénile[2].
Pas besoin de commencer à te préparer. Regarde Mario, lui il est plus jeune que
toi mais il n’attend pas comme toi. Lui, il est déjà un homme. » Les jours
étaient lents, lents comme les vaches qui marchaient toujours au ralenti — les
rares fois qu’à coups de bâton je les faisais trotter ça ne durait pas
longtemps car la reine allait bousculer mon grand-père qui menaçait de
ne pas me faire dormir dans la hutte. Iiiiiivaaaaan. Iiiiiiivaaaaaannnn.
Je jetai le bâton. Je courus, aveugle, vers cette voix aiguë sur un fond de
velours Iiiiiivaaaaaaaaaaaaan. Je ne répondai pas. Je courais muet vers
son cri Iiiiiiiiivaaaaaaaaaaaan. Je courais, je courais. Je tombai dans
ses bras en sautant le ruisseau de la roche creuse. Le parfum de son corps, la
douceur de ses bras, la force de son étreinte me portèrent là où le bonheur ne
s’oublie plus.
Dix-sept
ans.
« Vous
savez madame, ils sont encore jeunes. C’est dangereux d’aller jusqu’en Suède en
auto-stop. Ne pensez-vous pas qu’il serait mieux de leur dire d’attendre une
année encore ? » Ma mère considéra la mère de Fabio comme on
considère quelqu’un qui, après un accident cérébro-vasculaire, sans avoir
complètement récupéré ses facultés mnésiques, s’efforce de retracer ses
souvenirs d’enfance. Elle se tourna vers moi avec son regard qui n’admettait
pas de tergiversation. « Te sens-tu prêt ? », me demanda-t-elle.
Je lui répondis que oui, en la regardant dans les yeux, comme on regarde une
mère qui n’a jamais douté de soi. Elle se tourna vers l’autre mère :
« Pour moi, ils peuvent partir. »
Trente
trois ans.
— Je déménage au Canada.
— Pourquoi ?
— Je veux changer.
— T’es jamais content.
Cinquante
deux ans.
Parfois
comme à trois ans j’ai envie de crier, parfois comme à dix je rêve d’étreintes,
d’autres, comme à trente trois ans, j’aime quand on me comprend sans que
j’explique. Tous les jours j’avance un peu plus sa vie.
24
mai 2001. Incapable.
Je ne peux pas ouvrir un livre avant de l’acheter. Ouvrir un nouveau livre est
un acte si intime que je suis incapable de le faire dans des lieux publics où,
à tout moment, des regards inconnus pourraient guigner les ébats soyeux des
pages. C’est un rapport à deux qui, surtout dans les premiers moments, peut
être gâché par la moindre contrariété. C’est une question de confiance
réciproque : il nous fait confiance et il ne doute pas que nous le
prenions pour l’écouter même si les premières caresses sont équivoques ;
nous lui faisons confiance et nous sommes presque sûrs qu’il n’ira pas crier
aux quatre vents que nous n’avons rien compris, que notre sensibilité est
encore trop pauvre. C’est dans cette atmosphère de confiance qu’il nous montre
ses recoins les plus intimes, qu’il perd toute pudeur, qu’il se laisse aller.
Mais cette confiance est délicate comme le regard des roses. La naissance dans
une famille monoparentale[3]
marque l’enfance de tous les livres et leur donne une sensibilité qui se transforme
facilement en sensiblerie : ils se froissent au moindre écart et ils ont
besoin de mains charitables pour traverser, sans trop de souffrance, l’enfance.
Ils ont souvent plus de confiance en autrui qu’en eux-mêmes, ce qui est bien
naturel si on pense que, bien avant qu’ils aient pu se faire les os, ils sont
vendus, dans le bordel de la critique, à des vieux dégueulasses qui enfoncent
leurs envies les plus sordides dans les tendres plaies des mots. Ouvrir un
livre avant de l’acheter est, pour moi, bien plus vulgaire et de mauvais goût
qu’ouvrir la braguette du libraire ou patiner les seins de la libraire. Le
livre a besoin de regards doux, d’ouvertures lentes, pour se sentir unique dans
un monde où le clonage est la norme depuis l’invention de l’imprimerie. Le jour
où l’on clonera les humains, ceux-ci pourront comprendre le drame qui se joue
dans les pages des livres qui ne naissent jamais uniques. Malheureusement un
tel respect du livre n’est pas toujours l’idéal, ni pour le portefeuille ni
pour l’acidité de votre estomac. Il arrive donc que vous rameniez chez vous une
vraie vipère qui, malgré toutes vos attentions, vous couvre d’injures après
s’être plainte de son terrible malheur, de la méchanceté et de
l’incompréhension qui dominent le monde…
« Sois
plus prudent ! », me dit souvent ma femme, mais je suis incapable de
suivre ses conseils : moi — d’habitude si raisonnable — je ne peux pas
l’être devant des paroles qui s’offrent sans défense aux regards de n’importe
quel malotru qui a assez de fric pour les acheter ou assez de lavage de cerveau
pour aller les consulter dans une bibliothèque. L’autre jour, par exemple, je
suis rentré à la maison avec deux vieilles putes édentées et puantes qui
faisait la moue comme des fillettes de douze ans : Les lolitas et Poupées.
25
mai 2001 Les
lolitas[4]
est une anthologie de courts textes d’auteurs très connus, présentée par un
soi-disant citoyen suisse, colonel dans les services secrets, qui « désire
garder l’anonymat », autour du thème des nymphettes — des Lolitas.
Je connais trop bien la Suisse, les colonels et les services secrets pour
croire qu’un colonel des services secrets suisses ait pu créer une anthologie à
tel point décousue et avec des présentations d’auteurs qui semblent tirées de
compositions de mauvais élèves de l’école secondaire. Personne n’aurait pu
avoir le courage de chercher un éditeur pour cette purée de clichés
insipide : j’avance donc l’hypothèse que c’est l’éditeur lui-même qui a
conçu et présenté cette anthologie qui emploie de gros canons — Ronsard, Hugo,
Zola, Mallarmé, Verlaine, Proust… — pour faire rire les mouches. Voici, à titre
d’exemple, la présentation de Hugo : « Faut-il présenter cette
banque[5]
centrale de notre littérature ? Rien […] n’a échappé au génie protéiforme
du grand manitou du romantisme » et celle de Proust : « Il
est auteur d’une œuvre monumentale conçue comme une formidable cathédrale
autobiographique. » OK, ce sont des présentations
inutiles et fades mais, avec ces classiques dans la manche, comment ne pas
tirer un mélange de qualité ? Eh bien, on peut réussir l’exploit !
Notre éditeur caché derrière un uniforme n’est même pas capable de choisir les textes. Dans l’œuvre de Victor Hugo,
par exemple, il va chercher un poème qui non seulement n’a rien à faire avec
les lolitas mais n’est même pas intéressant en soi. Un poème qui parle
d’un enfant de douze ans amoureux d’une fille de seize :
Elle m’aimait, Je l’aimais. Nous étions
Deux purs enfants, deux parfums, deux
rayons,
[…]
Jeunes amours si vite épanouies !
Et
pourtant, dans l’introduction, notre faux colonel parle de : « La
charge érotique et poétique représentée par les nymphettes, par son corps
pubescent où se lisent tous les phantasmes » — un colonel suisse, plus
probablement, aurait écrit : où s’enlisent tous les phantasmes. Que
dire de Proust, qui nous offre un passage de ses jeunes filles en fleur qui
n’ont aucun rapport avec la nymphette de Nabokov ? Notre colonel a dû lire
juste le titre, autrement il aurait compris que Proust était fasciné par les
lolitas comme Che Guevara l’était par la méditation New Age. Et le
passage de Mallarmé, ce « poète français, admirateur de Baudelaire, de
Verlaine et de Rimbaud », a-t-il été bien choisi ? Non. La
Petite laveuse blonde, est un poème qu’il a écrit à dix sept ans et qui est
loin des « résonances intemporelles de ses oeuvres mûres » :
Ô laveuse blonde et mignonne
(…)
Tu ris au soleil du rivage
Qui d’un traître rayon brunit
Ta gorge entr’ouvrant ton corsage
Comme ramier sort de son nid.
A-t-il
bien choisi le texte de Casanova ? Non. Mais il faut admettre que, dans ce
cas-là, c’était vraiment impossible. Alors pourquoi a-t-il pris Casanova ?
Sans doute parce qu’il en a entendu parler dans son faux cercle d’officiers.
26
mai 2001 Poupées[6].
« L’ourlet de ta robe est décousu, Aline », dit la sœur du
personnage principal à la fin du premier paragraphe du livre. Dans le deuxième
paragraphe, Aline commente ainsi la phrase que sa sœur vient de lui dire :
« C’est pourtant la phrase parfaitement anodine mais qui me pénètre
comme la pointe d’un ciseau, me déchire la peau, remue dans la plaie avec un
bruit d’os broyé effrité ». Si vous n’êtes pas un maniaque, ce
commencement suffit pour vous faire jeter le livre sur une tablette en attente
de la prochaine vente de garage. J’en ai eu la tentation, mais j’ai résisté.
« C’est un début maladroit, fais-lui confiance », je me suis dit.
J’ai donc commencé à le feuilleter, avec tendresse, en espérant trouver un
paragraphe ou une simple phrase qui démontrât qu’on peut obtenir un ensemble
décent même si le début est catastrophique. « Marc m’ouvre la porte en
peignoir ; il fait peigne à voir. » Aïe ! Aïe, Aïe !
Continuons : « Je porte une transparence en voile de tulle, sous
laquelle je suis nue, nulle. Nikô me dit de me caresser. Je le fais. J’entre
sous la transparence où je me transcaresse ». Décidément il me les
transcasse ! Encore une tentative : « À l’écran, les yeux de
Coyote se brisent, le générique défile, et quand je pars Marc psycoyote au fond
du canapé. ». Je feuillette, je feuillette… platitudes, platitudes…
érotisme de haut étage, pauvreté dans le langage et jeux de mots sans charme.
M. Jones-Gorlin, priez Ducharme pour qu’il vous donne quelques conseils pour ne
plus écrire de livres pareils.
P.S.
Je
dois confesser que j’ai acheté ce roman parce qu’il était à cinq dollars.
Toutes les fois que je veux épargner, je le paye cher.
27 mai 2001. Dialogue sur l'université. (deuxième mouvement)
Résumé du dialogue précédent : Simplicius, Sagreda et Salviata, trois professeurs de sociologie, discutent passionnément, au secrétariat de leur département, de la fonction de l'université. Simplicius, très pessimiste, dit que l'université est en train de s'effriter sous les coups de bélier des gestionnaires, des économistes et des hommes politiques ; Salviata défend l'idée que ce sont les profs et les étudiants qui « font » I'université et qu'aucune organisation ne peut brimer l'enseignement quand on y tient vraiment ; Sagreda, moins radicale que Salviata et moins pessimiste que Simplicins s'efforce de trouver un terrain d'entente. Pour arrêter cette discussion entre sourdes Sagreda propose de continuer devant une bière au xxxx. La conversation avait été enregistrée par Manon, la secrétaire du département.
Quand Manon rejoignit les profs, ils étaient déjà à leur deuxième bock, Après les trois becs rituels, Manon s'assit à côté de Salviata, fouilla dans son sac pour mettre en marche l'enregistreuse et annonça qu'au département on avait reçu le dernier texte du ministre Legault où, entres autres, on disait qu'une partie du financement aux universités était conditionnée par l'atteinte de l'objectif d'un taux de réussite de 80 % au bac.
Simplicius : T'vois ! C'est criminel ! L'anti‑élitisme s'est transformé en pure démagogie. Pire encore, en productivisme qui baigne dans l'ochlocratie. On est foutus !
Manon : (À l'oreille de Salviata, tandis que Simplicius semblait chercher à savoir si le soutien-gorge de Sagreda était agrafé sur le devant): Ocklo, quoi ?
Salviata : (à l'oreille de Manon): Je ne sais pas, mais ne lui demande pas. autrement il passera deux heures à nous expliquer l'oklo machin.
Sagreda : Une autre tournée de rousse, ça va ? Une rousse toi aussi, Manon ?
Manon : Oui. Comme vous.
Salviata : (à l'oreille de Manon): I1 a de la chance, non seulement tu lui offres un troisième décolleté à lorgner mais tu lui apportes une autre histoire qui le lancera dans une nouvelle tirade...
Sagreda : (en s'adressant à Salviata et à Manon) : Qu'est-ce que vous fabriquez ?
Salviata : Rien. Je lui disais simplement qu'il est impossible de discuter avec vous deux...
Sagreda : C'est toi qui fais entrer des renards dans le poulailler et puis tu t'étonnes si les poules
Salviata : Je n'aurais jamais pensé vous traiter de poules même si le coq.
Simplicius : On ne peut pas discuter quand tu t'amuses à provoquer. Je ne pense pas que tu crois à ce que tu dis. T'es quand même pas une crétine...
Salviata : Et pourtant j'y crois. Je dois être une crétine. Ce qui est sûr, c'est que je ne lâche pas facilement le morceau. Pour reprendre la discussion sur l'université sous un autre angle, toi, Simplicins, t'es un parfait exemple de comment un bon professeur peut créer des dégâts irréparables parmi ses étudiants. Bien pire que les mauvais profs.
Sagreda : Arrête !
Méme si l’« Arréte » de
Sagreda était adressé à Salviata, Simplicins arréta de fouiller les chemisiers.
Il sortit son paquet de Gauloises, baissa la tête comme quand il cherchait un
point d 'appui solide pour repartir dans une de ses tirades qui décimait ses
interlocuteurs. Mais, cette fois, Salviata ne lui laissa pas le temps de
s'appuyer sur les blocs de départ. Elle partit à l'attaque avec toute la force
de ses convictions et sans ménager aucune convention (il faut ajouter qu'avec
Simplicias elle avait un vieux contentieux d'ordre moins intellectuel que la
fonction de I'université : jeune étudiante elle avait été sa maîtresse
pendant quelques mois lorsque la maîtresse offiicielle était rentrée en France
pour assister son père... mais cela est sans importance pour notre suite.
Disons, d'une importance relative comme toutes les histoires de cul et d'amour
parmi les universitaires.)
Salviata : J'ai mangé hier soir avec un groupe d'étudiants parmi lesquels il y avait quatre de tes étudiants. Elle s'arrêta un instant pour attendre un « qui ? », qui n 'arriva pas : ni Simplicius qui était complètement concentré sur sa cigarette, ni Sagreda qui griffonnait sur son agenda, ni Manon aux prises avec son bock ne firent le moindre signe. Ils étaient certainement les plus préparés au point de vue académique mais aussi les plus... c'est difficile à dire... C'est comme si tout ce qu'ils disaient se tenait mais qu'ils ne savaient pas de quoi ils parlaient.
Sagreda : Souvent les étudiants devant un prof...
Salviata : Non ce n'était pas l'effet « Je te montre que je cite l'auteur qui cite l'auteur cité par... ». C'était bien plus profond. C'était comme des enfants de six ans qui parlent avec sérieux de leurs amours... Derrière chaque phrase, derrière chaque mot on pouvait reconnaître Simplicius, mais c'est une chose d'entendre Simplicius qui chante la beauté du passé paysan, du mouvement des vaches et c'est autre chose d'entendre des jeunes quin'ont jamais vu une poule dans une cour, parler de l'appauvrissement de la modernité.
Sagreda : On peut quand même parler de ce qu'on n'a pas vécu directement ! N'est-ce pas le propre des intellectuels de s'efforcer de comprendre des situations qui ne sont pas immédiatement reconductibles à leur expérience directe ?
Simplicius : Laisse-la continuer.
Salviata : À un certain moment un étudiant me demanda pourquoi j'étais tellement entichée de Nietzsche. Je commençai à lui parler de la charge d'espoir qu'on trouve dans ses écrits, de l'importance de l'amitié dans sa vie et là… Les attaques de la brigade Simplicienne ont commencé… Adormo a dit cela… Derrida est un con mais il a écrit que… Rorty n'a rien compris… Simplicius lui, dit que… Aristote avait déjà écrit que... Jabès n'est pas le seul à… Toute la bullshit des citations et…
Sagreda : Comme je t’ai dit, ce sont des étudiants de doctorat qui doivent montrer…
Salviata : Laisse-moi finir. C'est beaucoup plus que cela. À un certain moment la plus smatte des quatre, une jeune au visage d'oiseau de proie et au débit incontrôlable fit toute une tirade sur la perte de sens dans notre société, sur le fait que la technique nous a détachés du rapport animal au monde… que les nouvelles générations ne savent plus mettre de freins à leurs désirs… qu'il n'y plus de normes… que la violence actuelle est gratuite… que même les femmes ont oublié leur rapport immédiat au corps… tout le baratin de Simplicius quoi… Non… je ne voulais pas dire ça… Je veux dire que toutes les idées de Simplicios, quand elles sortent de la bouche de gens qui n'ont pas vécu comme lui dans un monde paysan, deviennent du baratin.
Sagreda : quand tu parles de la société européenne de la Renaissance tu en parles parce que tu y as vécu, je suppose…
Manon: Pourquoi on ne parle pas du voyage qu'on doit faire à New York ?
Simplicins : après… après… laisse-la continuer.
Salviata : Toi t’es réactionnaire dans le bon sens du terme. Tu opposes à la modernité et à la post-modernité un monde que tu as connu, dans lequel tu n'as jamais cessé de baigner… Tu n'as pas une once de citadin… Tout en toi est paysan… C'est pour cela que tout ce que tu dis est si intéressant et nous force à réfléchir un peu plus en profondeur, à essayer de voir les ombres que la lumière artificielle de la technique déplace. Que tu penses que les ordinateurs soient là pour appauvrir le monde, qu'Internet ne soit qu'un monceau de données qui nous donnent l'illusion de connaître, ça va. On sait d'où ça vient. Tout cela dans ta bouche a un sens, mais quand ce sont des petits culs qui n'ont vu que des ordinateurs et des voitures qui crachent sur la technique, cela devient criminel, pour employer un terme que tu aimes tant. Ils ne sont pas de beaux réactionnaires intelligents comme toi, mais des petites hyènes rabougries qui dévorent tous ce qui leur passe sous les yeux. Des yeux pauvrement sélectifs: ils ne voient pas la beauté devant eux comme ils ne voient pas les horreurs du passé. Quand j’ai essayé de leur faire noter que la domination violente, gratuite, folle et dépourvue de sens existait déjà à l'époque de l'empire romain, des Grecs… tu sais ce qu'elle m'a répondu la Simplicienne ? Elle m'a dit que c'est parce que l'empire romain préparait la modernité. Que veux-tu répliquer ?
Sagreda : Du Hegel… C'est du Hegel
Salviata : Du Hegel mon… C'est du Simplicius mal digéré. Mais pour moi la vraie question en est une autre : peut-on digérer du Simplicius sans devenir des clones qui argumentent sans rien comprendre à ce qu'ils disent, qui parlent de ses après avoir jeté tous les outils qui permettent de saisir le sens des choses. J'ai peur que ce soit impossible à moins qu'ils essayent de trahir le maître en se jetant dans les bras de la technique et de la littérature...
Sagreda : Technique et littérature ? N'importe quoi !
Manon : Pourquoi n'importe quoi ?
Sagreda : Parce qu'ils ne trahiraient pas le maître en se jetant dans les bras de la littérature. Depuis des années Simplicius insiste sur l'importance de l'art...
Salviata : I1 insiste peut-être... Mais tout son système est « anti-artistique ». La structure, le système c'est ce qu'il y a de plus nuisible à la littérature…
Simplicius : Le système n'est jamais nuisible quand il relève de la tentative de compréhension du monde, quand il est le lieu où les différents éléments conceptuels se dialectisent... Mais, j'aimerais mieux faire un pas en arrière. Dans ce que tu as dit, Salviata, il y a quelque chose de si grave que si tu as raison... Comment, quelqu'un qui croit en ce qu'il dit, qui a passé sa vie à essayer de réfléchir sans se faire absorber par le discours dominant, qui aime enseigner, dis-moi comment peut-il enseigner sans influencer les étudiants ? N'est-ce pas le but de l'enseignement que d'aider à réfléchir ? Faut-il ne pas croire en ce qu'on dit, faut-il être mauvais prof pour être un bon prof ? Dis-moi, toi qui es une si bonne pédagogue, que faire ?
Salviata : Se taire.
Elle n 'avait pas encore terminé de prononcer « taire », qu'elle regrettait déjà d 'avoir été si brusque. Les yeux de Simplicius qui se mouillaient lentement, tendrement, lui asséchèrent la langue. Elle aurait voulu mettre un bémol, ajouter que ce « se taire » n'était qu'un choix temporaire, pratiquement un choix politique; qu'il devrait continuer à écrire et que dans quelques générations ce qu'il écrirait serait sans doute un baume. Que non seulement lui, mais que toute sa génération, aurait dû se taire; qu'ils étaient tous dans un cul de sac et qu 'il fallait avoir le courage de comprendre que bien des jeunes avait une expérience supérieure à la leur. Elle aurait aimé, mais elle ne put pas. Ses mots couraient dans tous les sens dans son cerveau mais ils ne trouvaient pas une voie de sortie... Elle aurait aimé dire qu 'elle n 'aimait pas en être arrivée là. Mais, en même temps, elle sentait qu'il fallait qu'elle le dise, parce que si c'était elle qui continuait à se taire, il n'aurait jamais compris… Peut-être qu'il ne se serait pas tu, peut-être qu'il se serait tu, peu importe, elle, par contre, elle était certaine qu'elle n'écraserait jamais ses étudiants avec la rigueur de sa réflexion ou la passion de ses envolées. Le conseil qu'elle avait donné à Simplicius se transformait en un ordre pour elle-même. Elle allait se taire. Jamais comme maintenant n'avait-elle été sûre que de ce qu'on connaît, il faut se taire, au moins à l'Université.
Manon : Garçon ! Une autre tournée, s'il vous plait. Vous savez, je vous aime beaucoup tous les trois, vous n'êtes pas chiants comme les autres profs, mais... mais vous êtes comme des petits enfants. Vous prenez vos jeux tellement au sérieux que ça devient pathétique.
[1] En effet ce n’est pas
tellement la supériorité qui fait peur mais son alter ego : l’infériorité.
[2] Hameau à une heure de marche
de l’alpage.
[3] Ceux qui ont plus qu’un
auteur ne sont pas nécessairement plus forts même s’ils savent afficher une
certaine indifférence.
[4] Les lolitas, Librio,
2001.
[5] Voici le mot qui trahit
l’auteur de ce collage sans queues : le jeune (ou la jeune) qui se cache
derrière l’anonymat a voulu souligner de manière trop évidente la suissitude de
l’auteur.
[6] Jones-Gorlin Nicolas, Poupées, Gallimard 2000.