28 mai 2001. Les sens et les vaches[1]. « Je crois avoir reconnu dans ton Simplicius Freitag, mais laisse-moi te dire que tu simplifies trop. Freitag est un moderne. La modernité a UN sens. […] Dans le postmodernisme, plus de principe d'unité, plus d'aspiration, plus de sens, plus de foi en la RAISON. Nous avançons dans l'insensée, comme dit Ouellet le poète. […] à force de foutre le concept de chaos dans toutes les sauces, on a fini par voir le monde ainsi. Au fond, tout ce merdier pessimiste, ça vient des mathématiciens. Cela dit, je ne te cache pas que je suis Freitagienne, comme une sotte penses-tu, car je ne connais pas les vaches. Je ne crois pas qu'il faille connaître les vaches. Il faut avoir un esprit hégélien. Je radote un peu mais à l'Institut Trempet, on est très libre. L. »

 

Moi aussi je crois que derrière Simplicius se « cache » Freitag, même si, dans les cassettes que Manon m’a livrées, je n’ai pas reconnu sa voix. Mais, que ce soit Freitag ou G.G. ou G.L., ça ne change rien. Mon désaccord, avec l’affirmation de Mme L. « la modernité a UN sens tandis que la post-modernité n’en a pas », est le plus total : dans la modernité il y avait UN sens parce que les individus culturellement dominants (prêtres, philosophes, écrivains, artistes, etc.) qui pensaient pour les classes économiquement dominantes[2], opéraient un filtrage socialement utile et efficace des innombrables sens existants. Dans la post modernité cette tricherie ne tient plus et on en a alors inventée une autre : celle qui dit qu’il n’y a plus de sens et que la confusion règne. Mais, cette confusion est au service de la stabilité et de la conservation de l’ordre, exactement comme l’était UN sens. On a très facilement réussi à obtenir le consensus autour du chaos : tout le monde y croit (Mme L. est loin d’être seule !) : plus de différence entre gauche et droite, entre réactionnaires et révolutionnaires, entre penseurs de l’être et du devenir, entre cyniques et idéalistes, entre mécaniciens et philosophes… tous nagent en rond dans la barbotière du manque de sens même si certains nasillent la ballade du sens perdu et d’autres carcanent heureux parce qu’il n’y en a plus. Mais il suffit de faire quelques pas hors de la barbotière pour s’apercevoir que le contraire se passe : le sens est partout. Il y en a de caché, de codé, d’évident et d’étalé ; en ville et à la campagne ; dans les centres d’achat et dans les centres d’accueil ; dans les culottes (petites) et sous les calottes (chechia, fez, kippa, barette) ; il y en a pour tous les goûts, il suffit d’en avoir (du goût). Il y en a tellement qu’on risque de se faire gaver pendant qu’on ouvre notre grand bec pour crier qu’il n’y en a pas. Si, au lieu d’entrer dans la chorale du manque de sens, on s’efforçait de comprendre comment l’injustice se balade, comment elle s’est toujours baladée (de manière complètement indépendante du sens !) et comment elle risque de continuer à se balader encore longtemps on trouverait, peut-être, que le problème du sens est un malin détournement. Une ruse de la raison, dominante — pour paraphraser quelqu’un qui savait de quoi il parlait, quand il parlait de raison.

 

À propos des vaches. Moi non plus je ne crois pas qu’il faille connaître les vaches pour réfléchir, par contre je crois qu’il faille connaître les vaches pour parler avec nostalgie d’un monde où les vaches comptaient où les vaches donnaient du lait et donnaient un sens qui a disparu pour en laisser naître d’autres.

 

Les mathématiciens — sans doute parce que parmi eux j’ai un certain nombre d’amis — ne me semblent pas responsables de quoi que ce soit dans le « merdier pessimiste ». Compagnons de la technique, ils créent des filets pour sortir des gros poissons de l’océan du sens pour nous faciliter la vie.

 

29 mai 2001 Sensé. « T’en as pas marre de dire qu’il y du sens partout ? » Je ne peux pas faire autrement. C’est un réflexe pavlovien déclenché dès que j’entends dire qu’il n’y a plus de sens. Dès que le pessimisme de la volonté fait surface, mes neurones commencent à saliver, mes valvules conniventes deviennent tellement sensibles que le moindre mépris de la vie me donne la chiasse. « Tous ça, ne justifie pas ta hargne dans le choix des images », qu’elle dit et, sans abandonner son sourire taquin, elle ajoute que traiter les intellectuels de canards dans une barbotière ne convainc que les convaincus…  ce qui n’a pas de sens. C’est sensé, ce qu’elle dit.

 

30 mai 2001 Primates. Savez-vous qu’un gorille des montagnes peut facilement peser 200 Kg et que le plus petit des primates, le microcèbe, pèse au maximum soixante-dix grammes ?

 

Dingo. Vingt huit dingos abattus dans le parc Fraser en Australie parce qu’un enfant de neuf ans venait d’être dévoré et un autre enfant et deux touristes anglais de se faire attaquer. Les groupes écologistes soulignent que ce sont les hommes qui doivent se tenir loin des Dingos, s’ils ne veulent pas se faire déchiqueter. Un raisonnement irrécusable qui, comme tout raisonnement irrécusable, est dangereux si on en prend l’esprit au lieu de la lettre car il peut porter à des conséquences inattendues : c’est aux femmes de se tenir loin des violeurs, aux Palestiniens de se tenir loin des militaires israéliens, aux Israéliens de ne pas s’approcher des suicidaires palestiniens, aux riches de ne pas s’approcher des pauvres… ce qui, éventuellement, nous obligerait à modifier en profondeur la société et la rendre plus vivable ; ce qui pourrait nous mettre sur une pente où toute « violence naturelle » serait excusée. Vive les dingos ! Vive les dingues !

 

Casoar. Quand j’ai lu que les Dingos, au XIXe siècle, étaient domestiqués et employés par les cannibales australiens comme chiens dans la chasse aux casoars (les seuls oiseaux sans hypoptile[3]), je me suis d’abord demandé si les Occidentaux, en domestiquant les cannibales, n’avait pas sauvé les casoars de l’extinction. « Putain, oui », je me suis dit, « pas toujours des putain de cons, ces Occidentaux ! » Mais, après une brève réflexion je me suis dit : « Putain, non ! On a sauvé les casoars mais on a éliminé les cannibales ! » J’ai beaucoup pensé, pendant quelques années, et puis je me suis dit : « Putain, pourquoi ont-ils fait ça ? Putain d’Occidentaux ! » Je me suis dit qu’ils n’ont jamais eu aucun respect de la nature. « Putain ! Si on avait encore des cannibales on pourrait les envoyer dans les groupes d’écolos… Putain, qu’ils sont cons, ces Occidentaux ! »

 

31 mai 2001 Supériorité. Voile, jeans trop serrés, un visage ocre qui sertit deux pervenches inquiètes, des longues longues mains, une voix qui hésite à se détacher de la glotte.

    Il y a des métiers que les femmes ne peuvent pas faire.

    Par exemple ?

    Juges.

    Juges ?

    Oui, les femmes ne peuvent pas juger froidement, elles se font trop influencer par leurs sentiments.

    Qui a dit que la justice doit être froide et éloignée des sentiments ?

    C’est ça la justice. Un juge ne peut pas pleurer devant un délinquant...

    Les juges pleurent comme tout le monde, mais s’ils avaient le courage de pleurer pendant un procès…

    Ce ne serait pas une justice. C’est comme dans les familles : la mère est trop proche des enfants, elle ne peut pas être juste tandis que le père…

Je ne peux pas réagir, je suis impuissant devant ce monde que je ne sais pas toucher. Je m’éloigne et je me console en me disant que la seule façon de la convaincre c’est de me taire.

 

Premier juin 2001 Experts et animaux. Les experts savent, mieux que les autres, faire des « choses » mais ils ne peuvent pas transmettre leurs compétences avec des concepts sinon dans des termes qui les réduisent à des recettes ou à des banalités. Si vous demandez à un informaticien expert ou à un grand médecin comment ils ont pu prévoir les conséquences de leurs interventions avec une telle assurance, ils seront incapables de le faire. Toute « vraie » connaissance est une « connaissance tacite » qu’on peut apprendre seulement en imitant, en observant, en se « mettant dans les choses » et en ayant eu, dans le ventre de sa mère, une bonne formation préalable. L’expert a le corps et l’âme fusionnés dans une tâche où il n’y a pas d’espace pour la réflexion, où, dans une espèce de nécessité divine, un acte suit l’autre comme le tonnerre l’éclair. Il est complètement dans le présent de l’action comme les animaux. Est-ce une ironie de l’histoire si les humains qui ont le plus de connaissances redeviennent des animaux ? Est-ce paradoxale ? Seulement en apparence. Ce qui continue à différencier les animaux des humains c’est que ces derniers montent à l’animalité avec une échelle conceptuelle qu’ils laissent tomber dès qu’ils sont bien installés sur le toit de la connaissance. Mais le détour pas la pensée conceptuelle permet à l’espèce humaine de toucher à tous les domaines, devenant ainsi l’espèce qui est la synthèse de toutes les autres. C’est sans doute là, leur supériorité…. Est-ce que le philosophe est un expert du monde des idées ? Un chien dans la chasse à courre du vrai ? Non. Dans la philosophie il n’y a pas d’expertise. Et, tous les chiens qui musent dans le terrain vague de la culture, affichant l’étiquette de penseurs, ne sont que des professeurs.

 

2 juin 2001 Kamikaze. Je crois qu’il fut un temps, un temps très court, quand j’avais dix-sept ou dix huit ans, où je considérais les kamikazes des héros. Leurs idéaux, leur courage, leur indifférence à la mort… Aujourd’hui je suis incapable de voir les suicidaires palestiniens comme des héros et pas parce que je considère leur cause non valable — le fait que leur cause soit « juste » me les fait encore moins apprécier. Je pourrais, par contre, « apprécier », au point de vue politique, des Taliban suicidaires car ils me donneraient la Nième confirmation de la sauvagerie du religieux. Le héros risque seulement sa vie. Une action faite dans la certitude de la mort relève d’une foi dans une vérité qui dépasse la vie, qui dépasse la seule chose qui a un sens. Une vérité qui est vraiment fausse, complètement fausse. Pour évaluer ma considération des autres j’emploie souvent un mécanisme très simple : je me demande si j’aimerais qu’ils soient responsables de la moindre chose qui me concerne ou qui concerne mes amis ou qui concerne n’importe quoi au-delà d’eux-mêmes. Eh bien, je déconsidère tellement les contempteurs de la vie que je préfère que le président des États-Unis soit un gai luron comme Clinton plutôt qu’un « fou de dieux » comme Bush. Les suicidaires palestiniens, l’actuel président américain, Sharon, les Taliban, Jean Paul II… partagent une vision de la vie comme un court passage vers les cieux — où j’espère ne jamais les rencontrer ! —  ce qui devrait nous faire réfléchir avant d’avoir n’importe quel mouvement de sympathie à leur égard. Je dois vous confesser, dans la même foulée, que je préfère même Berlusconi à cette bande de fous, de Dieu.

 

3 juin 2001 Dictionnaire I. Que guide-âne soit synonyme de pense-bête est-ce un aléa ? ou la Nième vexation des barbus bestions envers leurs congénères béats ?

 

Dictionnaire II. J’ai l’impression qu’il n’y a pas beaucoup de locuteurs (Oh là là !) français qui savent que dans l’ancien français le castor était un bièvre. Mais si je le leur dis, ils penseront à beaver plutôt qu’à leur origine commune latine bebrum. En dépit que j’en ai, beaver me fait penser à con. Je cours alors, comme une petite fille fringante, chercher con dans le « dictionnaire de l’ancien français » où je trouve une définition qui mériterait de longues considérations savantes ou ironiques (ou les deux)[4]. : « con n.m. Parties naturelles de la femme. » J’imagine que « naturelles » dans ce contexte signifie « Qui n'ont pas été modifiées par l'homme[5] », selon une définition canonique du Grand Robert. Et ce n’est pas faute d’avoir tenté !

 

Dictionnaire III. Quand, ne sachant pas choisir entre le gâteau de grand-maman et celui de maman, elle dit qu’elle est dechirée on la corrige : « il faut dire déchirée et non dechirée ! » Comme la majorité des adultes ils ont désappris à aimer la langue : elle voulait simplement dire qu’elle était deuxchirée ! D’une petite fille qui désapprend à parler au biberon, le chemin n’est pas bien long. Qu’est-ce qu’un biberon ? Non, pas celui que tout le monde connaît ! Le biberon au sens de « personne qui boit », non plus. « Récipient muni d'un bec, d'un goulot ou d'un tuyau permettant de boire dans une position allongée » comme on disait il y a quelques siècles, non plus. Le biberon dans l’ancien français était, tout simplement, « le bout du sein », ce qui a du sens, n’est-ce pas ?

 

Dictionnaire IV. Tous ceux qui ont un certain amour de l’étymologie et une bonne dose d’ignorance pensent qu’« assassin » dérive de l’arabe hasis (haschisch) tandis qu’il dérive de ‘assas (gardien) ce qui est bien plus logique même si moins excitant. Mais il y a encore moins de personnes qui savent qu’assassin a fait disparaître un autre terme pour meurtrier qui serait politiquement bien trop chargé : ocidental.

 

Dictionnaire V. C’est facile de faire venir une chien : il suffit de siffler (Grand Robert, Chien. Chienne. n. (…) Siffler un chien pour le faire venir). Et pour le chiennes ?



[1] La décision de publier cette lettre n’a pas été facile. Certains pensaient (et pensent et continueront de penser) qu’il faudrait créer un lieu dans le site Internet du Trempet où déposer les textes reçus ; d’autres croient que, si on commence trop tôt à y déposer des textes, on va créer un dépôt (avec le risque très grand qu’il devienne un dépotoir) un lieu d’un espace libre de croisement d’idées et que donc, en attendant, les annales sont le dépôt idéal. Personnellement je crois qu’avant d’« ouvrir » le site (mais, a-t-il jamais été fermé ?) tous les membres du Trempet devraient s’engager un peu plus et cesser de « déléguer » aux trois ou quatre cons, incapables de refuser, toutes les tâches quotidiennes.

 

[2] Mais ne pas penser pour les classes dominantes n’est pas si simple que ça. Je dirais même que c’est impossible. Ce n’est pas un hasard si Socrate est devenu le penseur des commerçants ; Jésus celui de l’empire ; Augustin des bourgeois protestants ; Spinoza des professeurs bien placés ; Nietzsche des nazis et des intellectuels qui dominent dans les médias ; Sade des riches désœuvrés. Que les bourgeois bêtes s’extasient devant l’ironie subtile de Flaubert ou les détours détournés de Proust ou les manipulations de Joyce, est-ce un hasard ? Que le Mangeurs de patates ne soit pas dans des HLM où on continue à en bouffer à longueur de journée, est-ce un hasard ? L’empire romain fut bien capable de récupérer les chrétiens (ou vice versa ?), l’État français les bourgeois, les bourgeois le féminisme, n’est-ce pas ? Et alors ? Et alors, il n’y a pas que la pensée ou l’art !

[3] Hypoptile : « Part du calamus comme le rachis et parallèlement à celui-ci, et constitue un vexille secondaire toujours duveteux ». Encyclopédie de la Pléiade, Zoologie, Vol. IV, p. 320.

[4] Avec le danger, bien réel, que quelqu’un du Trempet, un jour ou l’autre, le fasse.

[5] Notez qu’homme a un h minuscule et que donc les femmes sont exclues.