12 Novembre 2001. Mes amies. Fier de mon nouvel achat
comme un bébé de son premier sourire, je caressais la page qui parle de la
chute de Kiev et des « deux divisions mongoles qui neutralisèrent les
Polonais » [1], quand mon
esprit, éperonné par je ne sais pas quoi, se retrouva sur les alpages de
l’enfance. Je la vois sortir de la baïta. Ma tante plantureuse et au pas
sec, ma tante à la voix comme heurt de fourchettes, ma tante à la tête fière
comme une jeune femme fière, ma tante qui nous laissait jouer même après le
souper (et chez elle on soupait très tard, après cinq heures et demi), je la
vois sortir et je vois qu’elle les a vues. La certitude que la victoire ne lui
échappera pas fait pétiller ses yeux noirs et ronds et charger sa voix d’une
satisfaction perverse : « Les petits monstres ! Elles sont
encore sorties ! »
Je me vois lever les yeux déjà mouillés, je me
vois me taire et l’entends informer mes cousins de sa décision sans appel :
« Je vais les chauffer ».
Je la vois sortir avec l’énorme casserole, la même où elle cuisait le
minestrone plein de poireaux visqueux, la remplir jusqu’au bord, l’accrocher à
la chaîne de la cheminée en s’aidant d’un terrible cri rauque. Ça bout vite,
bougez ! Elles ne semblent pas comprendre. Elles ne sont ni plus ni moins
agitées que d’habitude. La pointe de mon bâton trace une énorme route qui
devrait les emmener vers le tas de fumier. Allez-y ! Pourquoi êtes-vous si
stupides ? Si vous allez à côté du fumier elle ne pourra pas lancer son
eau. Elles ne comprennent pas.
—
Viens
ici !
Je ne bouge pas. Si je reste là, elle ne pourra
pas les ébouillanter.
—
Viens
ici ! ou je le dis à ta mère et elle ne sera pas contente.
Je me raidis. Si je me raidis, je serai si lourd qu’elle ne pourra pas m’enlever de là. Elle dépose sur le banc la casserole, me prend par un bras et me soulève comme si j’étais une feuille sèche de hêtre.
Un seul jet, long et précis. Elles naufragent sans cris. Moi non plus, je ne crie pas. Je serre les poings et jure que, quand je serai grand, je les défendrai. Contre tous, je les protégerai. Je les emmènerai là où il n’y a pas d’eau. On vivra loin de toutes les méchancetés, moi et mes fourmis.
13 Novembre 2001. Féministe. Il est vraiment bien. Il a réfléchi avec sa tête, lui et c’est pour cela que, même en dehors de ses chansons, il est incapable de proférer des conneries. Qu’aurait-il dit s’il pouvait écouter la voix de la speakerine d’ARTE. qui parlait de lui avec une voix péniblement chargée de sensualité. « Qu’on ne demande pas aux speakerines d’avoir inventé la poudre ? » Ou, n’aurait-il plutôt dit, « qu’on ne demande pas aux journalistes de poser des questions intelligentes ? », vu que la voix de la speakerine baignait dans des questions aussi fates que les inutiles images. Ce misogyne de façade m’a laissée pantoise quand, en parlant des femmes françaises, tondues pour avoir couché avec des Allemands, il a fait une observation que, ni moi ni mes copines nous n’avons jamais eu la rage de faire et pas faute de ne pas avoir parlé de cette humiliation inutilement infligée aux seules femmes. « Les femmes qui couchaient avec les Allemands étaient des putes et des traîtresses, les hommes qui couchaient avec les Allemandes presque des héros », qu’il a dit. Un homme qui pense et dit cela avec un tel naturel et une telle simplicité mériterait sinon le Nobel en Gender Studies au moins la direction du centre Simone de Beauvoir de l’université Concordia, n’est-ce pas ?
Féminisme. Qu’est-ce que le féminisme pour certaines intellectuelles à la langue coupante ? Une lutte pour la causerie des femmes.
1945. Aime-moi, même si je suis ton dû.
14 Novembre 2001. La famille. Les familles parfaites existent, au moins au cinéma. Je veux dire les familles vraiment parfaites. Pas les familles plus ou moins reconstituées de nos amis, pas les familles des films américains qui semblent parfaites mais qui, sans être des nids de vipères, ont de quoi régaler un troupeau de psychanalystes. Dans le film de Nanni Moretti (La chambre du fils) il n’y a pas de poussière sous le tapis (c’est pour cela que la psychanalyse est complètement absente du film même si elle en est le décor) ; pas de poussière, seulement un drame. Mais, même dans le drame, la faïence ne se fêle pas. Les quelques moments de tension n’ont rien à voir avec de la haine cachée, des plaintes refoulées ou des reproches guettant depuis des années la bonne occasion, ils sont l’ombre projetée par un drame sans racine qui sort de la mer comme un monstre préhistorique. Le père psychanalyste, la mère dans l’édition, le fils et la fille adolescents au lycée. École, sport, travail : le bonheur. Rien à voir avec ces détraqués qui viennent raviver leur douleur sur le divan du père et qui nous font sourire avec leurs manies, vivant dans la langue plutôt que dans l’âme. Ce n’est pas pour autant une fable rose. Non, tout est d’un réalisme extrême, tous les détails sont profondément vrais. Trop vrais. Trop de réalisme pour être réel. La scène dans la voiture où, après quelques hésitations et quelques sourires légers porte-parole d’une affection sans borne, toute la famille suit le père qui chante, assez mal, une chansonnette à la mode est le climax du bonheur pour ces quatre heureux qui vivent d’amour, de gentillesse et de respect. Trop beau pour être vrai. Non. Beau et vrai et c’est bien parce que c’est beau et vrai que le fils meurt dans un accident sportif. Comment notre famille réduite sortira-t-elle de ce drame ? Facile à imaginer : plus forte et unie que jamais. Les conflits (conflits ?) qui suivent la mort n’ont rien de personnel : ce n’est pas la famille qui est jetée dans les conflits mais les conflits qui envahissent la famille sur le dos de l’adolescent qu’on a volé à la famille. Pourquoi ce film exquis comme une comédie musicale américaine des années cinquante a-t-il été primé à Cannes ? Parce qu’il montre aux adolescents des adolescents boutonneux qui ont rempli les salles de sexe et de violence (la seule violence dans le film est celle d’un tranquille Neptune) que la vie est autre chose ? que la famille est un havre de bonheur continuel ? Je ne sais pas le pourquoi, mais ce que je sais c’est qu’il permettra aux adolescents de ne pas se reconnaître dans ce monde sans bavures. Chapeau au réalisateur pour le choix des deux actrices principales : rarement des visages d’un telle lumière ont éclairé les salles de cinéma.
Pourquoi la question sur le prix à Cannes ? Parce que les bons prix priment ce que les gens qui priment, priment et, bien souvent, les primeurs ont plus d’intuition que tous les sociologues réunis. Aussi parce que Cannes n’est pas Montréal et le film de Moretti est un film pour les festivals de Montréal ; plus précisément : pour ce que des jurés européens pensent de Montréal.
15 Novembre 2001. Marsupilami. La famille du marsupilami aussi est très unie et très heureuse, bien que ses quatre membres soient beaucoup moins loquaces que les personnages du film de Moretti. Mais, la grande différence entre les deux familles n’est pas la loquacité. Il y en a une autre, bien plus grande : autant la famille de Moretti est asexuée (le dévoilement des mamelons, au début du film, qui ne sert qu’à dénerver l’érotisme des hanches cachées sous le drap, confirme), autant celle du Marsupilami est immergée dans la lubricité. Vous ne me croyez pas ? Vous pensez que je suis un vieux cochon, frustré et mal baisé qui voit du sexe partout ? Détrompez-vous. Mettez du sucre dans votre acerbité, de l’eau-de-vie dans votre moralité et allez feuilletez un album[2]. Alors, que voyez-vous ? Des animaux à la peau jaune tachetée de noir, une longue queue, une petite bouche, des grands yeux, un nez noir et bleu, des énormes orteils, quelques poils sur les coudes… Rien de sexuel ? En êtes-vous sûrs ? Observez encore et, surtout, ne pensez pas que je veuille faire des jeux idiots d’adolescent retardé sur la queue[3]. Non. Et, ce ne sont pas les poils qui remplacent les seins de la marsupilamette non plus. Cette idée de rendre le torse de la femelle plus poilu que celui du mâle est l’occasion en or d’un exercice de rhétorique pour les psychanalystes du dimanche, rien de plus. Encore rien ? Allez donc vous faire voir. Par qui ? Par un enfant. Par quelqu’un qui n’a pas encore l’esprit asséché par la peur. Dans le numéro 12, par exemple, des trente-neuf premières apparitions, seize sont centrées autour du… centre. De l’ombilic quoi ! Quel con ! Toute cette histoire pour un nombril ! Calme. Du calme. Est-ce que vous pensez que toutes ces filles, jeunes et un peu moins jeunes, montrent le nombril aux passants parce qu’il est anodin comme la peau du front ? Croyez-vous vraiment que ces petits ventres qui protègent les restes de l’attachement à la mère sont innocents comme l’œil d’un poisson ? Bien sûr que non ! Mais, de là à parler de lubricité, il y en a de la route ! Vous avez raison. Un nombril et son petit ventre sont sensuels sans être lubriques. Mais pas dans le marsupilami : son petit ventre n’est pas un « petit ventre » mais une tache rose : une tache rose qui vous renvoie vers d’autres incarnats. Si vous n’êtes pas encore d’accord regardez le nombril des petits du marsupilami : il n’a pas de rose. Un pur nombril, même sans le petit ventre ! un nombril asexué. Comme il se doit.
16 Novembre 2001. Abstraction.
Je ne suis pas sûr que les animaux ne soient pas capables d’abstraction. Je
suis presque sûr du contraire. Ce dont je suis profondément sûr, par contre,
c’est que l’homme est le seul
animal qui puisse inhiber sa capacité d’abstraction, qui puisse regarder les
choses en faisant le choix de ne voir que des détails — qui ne sont donc pas
des détails mais des « éléments » en soi — sans liens sinon avec le
mot qui les caractérisent. Ce qui permet à l’homme de dé-abstraire, de défaire
ce que la perception fait, c’est la raison : la même raison que les naïfs
croient être au centre de la faculté d’abstraction.
17 Novembre 2001. École. « L’enfant entre à six ans à l’école pour apprendre. » Je ne dirais pas où j’ai lu cette phrase : je suis un gentleman. Par contre je ne peux pas m’empêcher de dire que les enfants entrent à six ans à l’école parce qu’ils y sont obligés.
18 Novembre 2001. Enseignants. Au début la position des médias, du gouvernement et des parents sur la grève des enseignants me semblait politiquement myope. Maintenant je la trouve bête, profondément bête. On juge qu’ils sont assez responsables pour pouvoir éduquer les enfants mais qu’ils ne le sont pas assez pour juger du bien fondé de leur lutte syndicale. Il y a quelque chose qui cloche, n’est-ce pas ? À moins que… à moins que les autres (le gouvernement, les médias, les parents) pensent que l’argent est plus important que l’éducation. À moins que les enseignants aussi le pensent.
[1] The New Cambridge Medieval History, volume V (1198-1300), Cambrisge University Press, 1999.
[2] Si vous l’avez, consultez le numéro 12 (Trafic à Jollywood) et pas parce qu’il est particulièrement osé, mais parce que c’est celui que j’ai devant le nez
[3] Je ne suis pas non plus un anticapitaliste vieux jeu qui s’insurge contre une bande dessinée pour enfant qui crée sa propre maison de production (marsu productions).