19 novembre 2001 Hérésie.

Si j’étais homme célèbre

Et pas pou dans les ténèbres,

si Dante[1] foulais la ville

qui le mont Royal[2] épile,

si la technique aux roues dentée

n’avait pas Dieu broyé,

si l’enfer, comme la tortue[3] écrivit,

n’était pas en l’âme d’autrui,

dans la bouge[4] des hérétiques

je me déchirerais inique

à cause d’une terrible pensée

qui dans ma tête s’est formée :

L’enfer de Dante est une suite de vidéoclips.

 

Quand, exceptionnellement, ils font chère lie, ils adoucissent leur acrimonie et bavardent des vidéoclips comme fruit d’un art mineur pour les mineurs. Normalement, unanimes dans l’acariâtreté, solidaires dans le mépris, ils rabâchent l’infatigable ritournelle sur les vidéoclips nuls qui vident la cervelle à la lie des consommateurs. Qui sont-ils pour parler ainsi ? Ce sont  ceux qui parlent de ce qu’ils ne connaissent point, ceux qui parlent parce qu’ils sont payés pour parler, ceux qui tremblotent devant l’inconnu et se blottissent sous ce qu’ils croient connaître ; ce sont les rois des commentaires et les génies de la critique ; amers comme la gentiane et souples comme le célèbre manche à balai, ce sont les intellectuels réactionnaires. Comment leur démontrer que l’Enfer de Dante est une suite de vidéoclips ? En leur disant que tout passe par la vue et les sons ? Que le discours le plus abstrait est ramené à la parole « vulgaire » ? Que tout est haché ? Qu’on peut l’ouvrir n’importe où et après quelques vers retrouver le tout ? Qu’il ne renonce à aucun effet facile ? Qu’il ne demande pas une attention plus longue que quelques dizaines de secondes ? Si je leur disais cela, ils ne pourraient pas comprendre : quelque part, un jour, quelqu’un, je ne sais pas qui, je ne sais pas comment, leur a bloqué la pensée sur la piste de l’inertie. Je ne le dirai pas. Je suis trop sensible. Je pourrais sans doute leur dire que la grandeur de Dante est dans le nombre de vidéo-clips, dans l’acharnement au travail, dans le génie de l’observation, dans l’amour de la cité, dans l’éloignement des discours sous vide, dans la maîtrise de la parole... Cela, ils risquent de le comprendre. Mais ils le comprendraient tout de travers et ça leur servirait pour opposer, encore une fois, les écrivains géniaux aux vidéoclipistes plats et vénaux. Je ne leur dirai pas cela non plus, mais pour les emmerder, je leur montrerai un vidéoclip tiré du chant XXIX (8e cercle, 10e bouge)[5] :

 

Je vis, en vérité, et crois encore voir,

un corps aller sans tête, comme faisaient aussi

les autres qui formaient ce triste troupeau.

 

Il tenait sa tête coupée par les cheveux,

suspendue à la main comme une lanterne :

elle nous regardait et disait : «  Hélas ! »

 

De soi-même à soi-même il faisait un flambeau ;

Ils étaient deux en un, et un en deux :

Et comme cela se peut, seul le sait qui ordonne.

 

Quand il fut juste au pied du pont,

Il éleva en l’air le bras avec la tête,

Pour rapprocher ses paroles de nous

[…]

 

Aucune des hypothèses introduites par les « si » qui ouvrent cette morne journée de novembre n’est vraie. Je suis vraiment un être qui a de la chance.

 

20 novembre 2001 Entendu dire.

J’ai des piles au cul (par une radio).

 

J’ai des pis au cul (par une vache).

 

J’ai dépit au cul (par une femme)

 

J’ai des pies au cul (par un ornithologue).

 

J’ai pas d’épi au cul (par une plante).

 

21 novembre 2001 Giovanni. Je suis dans une no man’s land d’une dizaine de mètres entre l’éclaireur — une fille dans la trentaine, à l’allure d’un gars hyper-sportif — et son peloton — cinq jeunes plutôt informes dans leurs gros manteaux « michelin » — quand un cri, qui aurait fait pâlir le sergent de Full Metal Jacket, me fit tressauter : « Chez Giovanni, c’est très bon. Les pâtes surtout. » J’ai bien entendu. Je vais les arrêter, je vais les sauver : « Attention c’est un piège ! Les pâtes, les pâtes surtout ! sont immangeables. Votre éclaireur est un traître à la solde de l’ AMB (armée de la mauvaise bouffe). Suivez-moi. Allons à La Sila, là les pâtes sont vraiment bonnes. Presque comme chez moi. » Trop tard, le peloton s’est mis à courir et a presque rejoint l’éclaireur en criant : « Ououais ! » Trop tard aussi pour empêcher le petit diable qui me suit dans toutes mes sorties en ville de me faire la morale : « De quel droit critiques-tu les gens qui vont chez Da Giovanni ? Penses-tu vraiment, que s’ils gagnaient 120 000  $ par année, ils y iraient ? Fais attention, on commence par des critiques sur la manière de manger et on tombe dans le mépris, comme certains de tes amis… » Non. Au secours ! Je ne veux pas devenir comme mes amis… Chez Da Giovanni on ne mange pas mal ! Chez Da Giovanni, c’est très bon. Presque comme chez Mc Donald’s. Le petit diable est content. Il suffit vraiment de presque rien pour contenter les petits diables.

 

22 novembre 2001 Amérique I. Y a-t-il une différence entre les frappes des USA en Iraq et la frappe des tours de New-York ? Oui. Immense. Dans un cas, la violence brute sentait encore le besoin de se justifier, de mettre une couche de parole, sans doute hypocrites mais des paroles, entre la donnée brute et la conscience ; dans l’autre la violence brute est pure, sans parole, elle est bestiale : Dieu suffit comme justification. Et la frappe du Pentagone ? Rien à dire. Elle aurait pu être un bel acte de guerre contre la guerre si elle n’était pas entachée par des fous suicidaires qui ont mené à la mort quelques centaines de passagers moins fous qu’eux.

 

Amérique II. Pourquoi oublie-t-on si souvent que la bombe atomique fut créée surtout grâce aux savants européens qui fuyaient le fascisme et le nazisme ? Pourquoi oublie-t-on que la bombe atomique n’est pas un produit américain mais un produit de l’Occident (les Arabes comme mémoire des Grecs compris) ? Parce qu’il est plus facile d’accuser les Américains. Et si, comme j'ai tendance à penser, les Américains, les Arabes et les Européens n’existent pas, qui charger de tous les maux politiques de l’humanité ? Les États ? Le Capital ? La religion ? Moi ? Toi ? Dans l’ordre — si l’ordre a une signification quelconque dans le désordre de l’humanité — la religion, les États, le Capital, moi et toi.

 

Amérique III. Je dois être trop borné ou trop américanophile, parce que je m’irrite trop quand j’entends comparer le racisme américain des années trente au racisme allemand de la même période. Les brutes étaient pareillement racistes dans les deux pays, d’accord, mais dans l’un on montait une machine étatique pour détruire ce qu’on appelait une race, dans l’autre on résistait à une machine économique qui avait besoin de se libérer du racisme pour mieux exploiter les citoyens (même les Indiens, tout en n'étant pas citoyens, ne vivaient pas les mêmes horreurs que les juifs, les homosexuels et les gitanes européens). Même les Palestiniens, citoyens de second ordre, ne vivent pas, aujourd’hui, les horreurs des ancêtres de leurs bourreaux.

 

23 novembre 2001 Vie. Merci aux enseignants en grève. Les ascenseurs d’Hydro-Québec étaient bruyants et remplis de sourires : j’ai vu sourire même l’échalas du 19e étage et, l’ingénieur libanaise à la lèvre de chameau du 12e comme je ne les ai jamais vus faire ; à l’UQAM, lieu de bruits monotones par excellence, on entendait des fréquences insolites mais, surtout, les nez étaient moins projetés vers les cieux que d’habitude : même la blonde arachnéenne de sciences po semblait avoir pris un peu de consistance, je l’ai vue et je vous le jure que c’est vrai, je l’ai vue baisser son regard plus bas que son buste quand une petite fille et son frère passèrent gazouilleurs. Merci d’avoir ramené les enfants dans la ville, dans la rue et dans les bureaux de tous les jours. Pendant une soirée, j’ai rêvé d’une vie sans école où les enfants circulaient dans les lieux de travail et de plaisir (oui même dans les lieux de plaisir) en emmerdant, en amusant, en enseignant et, bien sûr, en apprenant. Beaucoup plus qu’à l’école, j’en suis sûr. Merci aux enseignants, encore. Et une prière : arrêtez donc d’enseigner et faites que les enfants redonnent vie à la vie. Partout. Dans les lieux de travail surtout. Surtout là où les gens se prennent au sérieux : dans les tribunaux, dans les départements universitaires, dans les parlements, dans les rédactions des journaux — en particulier dans celles des journaux qui se croient sérieux —, dans les casernes, chez Rona[6], dans les librairies, à l’Express … Partout où les gens se prennent au sérieux comme des enfants. Partout.

 

24 novembre 2001. Poulet. Et pourtant, ça ne devrait pas être si compliqué d’acheter un poulet. Je ne dis pas à Kaboul en pleine guerre, ni, si vous êtes un sale clochard, dans une boucherie à la mode de Manhattan, mais à Montréal chez Zinmann (un magasin spécialisé dans la vente de volailles, à quelques pas des restaurants chics de la rue St. Laurent) et que vous portez une jupe en cuir à 300 $, une veste, elle aussi en cuir, qui n’en vaut pas moins de 400, pour ne pas parler du sac et des souliers, ni de votre cul qui, pendant quelques années encore, vaut bien une poignées de mollassons à la recherche d’une mère (il a tellement manqué de l’affection de sa mère continuellement prise entre la carrière et ses amants !), d’une amie (une vraie amie, avec qui on peut parler, s’exprimer, qu’on peut sentir qu’elle nous sent) et d’une amante (tout dans la même personne, parce qu’il ne faut pas craindre de trop vouloir, il faut se sentir en droit d’avoir le mieux, il faut être positif) et que votre manière de parler montre que vous n’avez pas jeté le crayon aux orties au début de l’adolescence. Pour Sylvie, appelons-là comme cela, par commodité, parce qu’elle à l’âge du boom des Sylvies québécoises ; pour Sylvie, qui, comme vous l’avez compris, est la fille à l’énorme queue de cheval, aux petits yeux brun et aux énormes sourcils, la fille si maigre qu’on pourrait la soulever avec un membre même pas très membru et si orgueilleuse d’être maigre qu’on aurait envie de la gaver comme une oie du Périgord, que j’ai vue chez Zinmann avec son nouveau copain, au sourire dessiné par un peintre qui ne craignait pas le ridicule ; pour cette Sylvie donc, il n’aurait pas dû être bien difficile d’acheter un poulet. Et, pourtant ! Il a bien fallu expliquer qu’elle avait un couple d’amis, « très fins mais un peu difficiles » à souper ; qu’elle ne le voulait ni trop gros ni trop petit, parce qu’elle avait toujours l’impression que quand il est gros, sur une table bien apprêtée, ça fait vulgaire et quand il est petit ça fait cheap ; qu’elle n’était pas encore sûre si des « magrets de canard » ne faisait pas mieux l’affaire (et à moi d’attendre pour dire, au Portugais à l’air pas mal irrité lui aussi, de me donner un poulet, « n’importe lequel » bien sûr, pour pouvoir rentrer à la maison et faire les restes de vaisselle d’hier soir, avant que mes amis, qui aiment la bonne chère et qui voient la vulgarité dans la politique plutôt que dans les poulets, n’arrivent, parce que, moi aussi, j’ai mes manies et je ne supporte pas, quand mes amis arrivent, qu’ils voient les restes de l’amitié précédente, de la même manière que dans ma jeunesse je n’ai jamais aimé coucher avec une femme encore sale de la semence d’un autre, même d’Athos, mon meilleur ami et dieu sait, que le genre de femmes que je fréquentais étaient plutôt du genre une bitte chasse l’autre) ; qu’elle avait lu quelque part, mais elle ne se rappelait plus où, qu’il était préférable que les poulets soient tués la veille, « est-ce que celui-là a été tué hier ? » (que voulez-vous que réponde le boucher sinon qu’il avait été tué hier soir après neuf heures, « je crois à neuf heures trente pile » et que voulez-vous qu’il dise ce soir à sa femme, après avoir bu une bonne bouteille de Concha y Toros, sinon qu’il l’aurait bien baisée devant son efféminé de mec cette chipie qui achetait un poulet comme on achète une maison). D’autres choses encore elle a expliqué mais je ne l’écoutais plus ; je regardais sa petite tête accompagner les paroles avec les mouvements larges et trop soulignés d’une mauvaise actrice dans un mauvais film expressionniste des années vingt, et je l’aurais sans doute prise pour une poule si elle n’était pas si maigre qu’on ne pouvait pas la prendre pour quelque chose de vivant (c’est bien à cause de son manque de chair qu’on ne pouvait pas la prendre pour une poulette non plus) ; je regardais ses pieds qui placotaient sur le plancher et entraînés, par un mouvement de réelle sympathie pour leur patronne, accompagnaient cette langue que la société du « vécu » avait un peu trop déliée (pendant un instant j’eus l’impression que son corps n’était constitué que deux fils qui reliaient la langue aux pieds). « Donnez-moi celui-là. » Elle avait choisi. Mon sourire lancé à toute vitesse vers le boucher frappa à moitié du parcours le sourire du boucher qui venait vers moi. Des éclats de joie s’envolèrent dans toutes les directions, seuls Sylvie et sa nouille ne virent rien et sortirent en caquetant comme si la vie n’était qu’un long achat bruyant.

 

25 novembre 2001 Confiance. Comment avoir confiance dans un homme qui vous dit qu’il a les yeux sans cible ?



[1] Poète italien (1265-1321) célébré dans le monde entier pour le poème en 100 chants La divine comédie.

[2] Montréal, ville située dans une île à 40,30 degrés de latitude N. et 73,40 degrés de longitude O., célèbre pour son insectarium.

[3] Sartre Jean-Paul (1905-1980) philosophe engagé mari infidèle de l’infidèle Simone de Beauvoir. Les deux, infidèles pas seulement dans le sens de l’Islam.

[4] Dite aussi bolge : antre de l’enfer dantesque.

[5] Traduction de Jacqueline Risset.

[6] Le Rona au coin de St. Laurent et Duluth.