26 novembre 2001 Dit. Quand on dit ce qu’on dit, que reste-il d’autre à dire ? Rien, car on ne peut dire que ce qu’on dit ? Tout, car, en dessous de ce qu’on dit, il y a les gisements du non-dit ? Quelque chose entre le rien et le tout, quelque chose de plus nuancé comme on dit ? Je ne sais pas quoi dire. Ce que je sais c’est qu’il faut que je dise quelques mots au dieu de la langue française, pour le remercier de l’ambiguïté de cet « on dit » qui fluctue, léger, entre le présent et le passé :

 

Dieu du français, qui êtes aux mots,

que vos idiomes soient abyssaux ;

Que votre clair royaume soit

dans toute école, dans tout media ;

Donnez-nous notre ambiguïté

Et affranchissez-nous des clichés

Sans, par d’obscures affèteries,

nous enchaîner à la caqueterie ;

et libérez-nous de la lourdeur

qui votre belle langue écœure

Amen.

 

Ambiguïté. Jouer avec l’ambiguïté de la langue donne l’impression d’être intelligent, comme être planté au sommet d’une montagne donne l’impression d’être grand.

 

Pompe. Pourquoi est-il si difficile d’admettre que le cerveau n’est qu’un pompe qui porte à la surface les idées qui reposent dans le puits de la langue ?

 

Cerveau et pieds.  Suite à l’acceptation d’appeler le cerveau « pompe », je propose de transformer, sans que la signification ne change, l’expression à côté de ses pompes en à côté de sa pompe.

 

27 novembre 2001 À ton âge. « À ton âge, moi aussi j’aimais beaucoup Paris. » Il est temps que j’enlève cette connerie de mon prêt-à-porter sloganaire. À ton âge…… malgré tous les efforts que j’ai faits pour montrer que dans À ton âge il n’y avait aucun mépris pour la jeunesse, aucune indication d’une évolution positive due au temps qui passe, aucun connotation paternaliste, j’ai obtenu de piètres résultats. Pourquoi ? Probablement parce que c’est doublement con de penser qu’on n’est pas con simplement parce qu’on marche de proue à poupe sur le bateau qui sillonne la connerie.. Laissons donc tomber À ton âge. « Moi aussi j’aimais beaucoup Paris », n’est peut-être pas bien mieux : l’imparfait, aidé par une « aussi » pas tout à fait innocent, transfère sur un registre plus hypocrite la même indication de « évolution vers le mieux » de « j’ai compris, moi ! » La seule solution, si on n’aime pas Paris, et on a envie de le dire, est sans doute la suivante (un vrai œuf de Colomb) : « Je n’aime pas Paris. » Affirmation catégorique qui pourrait être suivie de longues explications inutiles. C’est quand même dommage qu’on ne réussisse pas, dans un même phrase, à dire qu’on n’aime pas Paris, qu’on l’a aimé, qu’avec l’âge on a changé d’avis mais que ce changement n’a rien à voir avec une plus grande lucidité ou quoi que soit de positif. C’est dommage qu’on ne puisse pas parler sans que ce qu’on dit ne soit pas interprété comme le point d’arrivée positif d’une évolution de la vie. C’est dommage qu’on ne puisse pas enlever de la tête des gens une des conneries qui s’alimente à longueur de vie : que dans la vie d’un individu il y a quelque chose qui, d’une manière quelconque, puisse ressembler à du changement positif. Une dernière tentative : « À ton âge, moi aussi j’aimais beaucoup Paris. »

 

28 novembre 2001 Souffrance. Elle ne souffre pas, je te l’assure. Il a sans doute raison. Son corps ne semble pas connaître la souffrance qui fait craqueter le sternum, ni celle qui broie le myocarde comme la chaîne d’une tronçonneuse, ni celle qui malaxe la cervelle comme un maître pâtissier travaille la pâte brisée ; ses oreilles n’ont jamais entendu le hurlement sans fin qui remonte de l’estomac et explose dans le larynx aux portes d’une bouche bouchée ; son ventre n’a jamais connu d’échardes de larmes. Elle connaît la souffrance de ceux qui souffrent de ne pas souffrir, celle, légère, qui agite les sentiments endormis, celle qui lutte contre les serres des mots, celle des fientes qui coulent le long des cuisses, celle des captifs de soi. Tu as tort, elle souffre. Elle souffre comme tous ceux dont le corps a été épargné par la souffrance.

 

29 novembre 2001 Information. Cette sale guerre aura au moins servi à une chose. Elle aura montré, aux intellectuels qui trouvent qu’on vit dans un monde où l’on produit trop d’information, où le bruit est tel qu’on ne peut plus entendre la mélodie du réel mais qui, en même temps, pour se plaindre d’un monde qui n’écoute pas la bonne parole, celle qui sauve, celle qui fait penser, — la leur, leur bruit — ne détèlent pas de noircir écrans et papier à longueur de journée, elle leur aura montré, vous dis-je, cette guerre, elle leur aura montré que bien des informations, trop à mon avis, ont disparu pour faire place à l’état d’avancement des troupeaux de l’alliance du Nord et des Américains ou aux réflexions profondes qui nous informent que l’homme est destiné au malheur ou que l’économie nous rend esclaves de faux besoins. Qui parle encore de ces vaches qui choisirent la folie pour fuir un monde intéressé seulement à leurs muscles et à leur pis ? Où ont-ils fini les experts de la couche qui protégeait jadis les cieux de la merde terrestre ? Et ces océans qui, pris d’une folie de grandeur, grossissent de quelques centimètres par années, ont-ils mué ? Et la machine à photocopier la vie où est-elle ? On a même cloné le premier humain sans trop faire de bruit. Et l’eau, et notre eau, cette eau qu’on risque de nous voler, cette eau qui est notre richesse et cette eau qui est notre orgueil à nous et qu’on ne donnera jamais aux assoiffés hors de nos frontières, pourquoi ne parle-t-on plus de notre eau ? Et qui s’intéresse encore au Zimbabwe, au pays où on était proche, enfin ! de donner aux propriétaires Blancs une couche de couleur ? Et les morts en Colombie ? Et ceux du SIDA ? Et ceux du Congo ? Et la mafia russe ? et l’américaine ou la chinoise, pour ne pas parler de celle du bel canto ? Que fait-il tout ce beau monde ? Et Madonna où a-t-elle disparu ? Madonna où es-tu ? Et Gilbert Bécaud que fait-il ? Ah, Gilbert, Gilbert, quelle ingratitude ! et… et… Pas de panique. Ça va revenir. Vous ne serez pas au chômage, vous pourrez encore ajouter bruit au bruit[1]. Votre vie continuera comme avant, mes chers peureux de la pensée.

Pour nous, pour toi et moi, pour tous ceux qui ne marchent pas sur des nuages de paroles, maintenant. Pas de panique. Notre pompe cérébrale est surdimensionnée. Pas de panique et, surtout, loin de nous la peste de la peur. Comme nous dit si souvent Ik : mieux vaut un vieux con sale qu’un vieux[2] peureux.

30 novembre 2001 C’est con. Retour d’une enveloppe par Postes Canada. Une énorme étiquette, portant la mention « N’habite plus à cette adresse », couvre l’adresse du destinataire. C’est con. Vraiment con.

 

Premier décembre 2001 Raguse.

« Te souviens-tu des fourmis de Raguse ? » me dit-elle, après que j’eus emmerdé mes patients convives en leur racontant pour la nième fois ma défense des fourmis, contre les attaques d’une tante, à l’âge où seuls les éclats d’héroïsme permettent d’approcher la divinité parentale.

    Les fourmis de Raguse ?

    Oui. Les fourmis de Raguse.

Vu que je ne semblais pas comprendre, elle commença à expliquer : « On venait d’arriver en Sicile, après des années de tribulations et de dure labeur[3] dans notre ville d’élection, pour passer quelques mois de vacances bien méritées dans une petite maison au bord de la mer. La maison était belle, la plage immense et déserte — seuls quelques enfants jouaient, après l’école, autour d’un vieux bateau allongé sur le flanc droit, que des clandestins tunisiens avaient abandonné au printemps — les gens s’habillaient comme au comble de l’été et l’eau de la mer n’enjoignait pas une couenne nordique comme à Saint-Jean-de-Luz quelques semaines plus tôt ; je trouvais tout merveilleux, mais, ce que j’aimais par-dessus tout, c’était qu’en novembre avancé les murs des maisons rougissaient encore de bougainvilliers sans fin. Derrière la maison, un jardin minuscule. Dans le jardin un palmier, trop gros, et des rosiers. Le palmier avait été planté par les propriétaires, qui, venant d’une vallée perdue dans les Alpes, avaient sans doute voulu souligner l’africanité de la Sicile. Une terrasse, assez grande pour qu’une table avec six chaises puisse être installée sans que le passage ne soit bloqué, séparait la salle à manger du jardin. Cette terrasse, qui aurait dû être fermement gris-pâle, était en réalité noire et grouillante de fourmis qui faisaient des allées et venues sans tête ni queue entre le jardin et la maison. Pendant qu’il déchargeait la voiture, je commençai à balayer les fourmis. "Que fais-tu ?" me dit-il en sortant son pire sourire paternaliste, quand il eut rempli le salon de valises, de boîtes, de poches en plastiques, de bouteilles, d’ordinateurs et de livres "Tu ne te libéreras jamais des fourmis de cette manière. Dans une heure elles seront toutes de retour. Laisse-moi faire : quand j’étais jeune, j’ai vu faire ma tante et je t’assure que ça fonctionne merveilleusement." En effet ça fonctionna. Il fit bouillir une énorme casserole d’eau et il créa un raz-de-marée sur la terrasse. Pauvres fourmis ! Elle me firent de la peine, mais surtout lui me fit de la peine, lui qui depuis des années me faisait une tête comme ça avec son amour des fourmis et qui, maintenant, d’un air très satisfait me dit : "T’as vu ? pas mal la méthode de ma tante !" »

 

Il arrive souvent qu’on oublie des événements « importants », agréables ou désagréables, peu importe. Si j’étais moins bavard, je dirais que c’est la vie, qu’il n’y a pas de quoi fouetter un chat et, surtout, qu’il est inutile de perdre du temps avec des considérations plus ou moins banales. Oui, c’est normal, mais vu que je suis un peu trop dans les mots, je ne peux pas m’empêcher de me demander si les interprétations qu’on en donne sont, elles aussi, « normales ». Pour commencer : que veut dire « oublier » des événements « importants »[4] ? J’ai l’impression que, si on ne se laisse pas piéger par des réponses trop répandues pour être vraies, on pourrait penser que cela veut dire une chose très simple et paradoxale seulement en apparence : tout ce que l’on oublie, on l’oublie parce que le souvenir s’est disséminé dans les actes, dans les pensées, dans le corps de celui qui pense avoir oublié ; que l’oubli c’est l’assimilation par un individu des éléments psychologiques nécessaires à sa survie ; que l’oubli est le souvenir intégré : ce qui donne le style et le ton à notre comportement.

 

Ce qu’on oublie est ce qui fait qu’on est ce qu’on est.

 

Ce qu’on oublie est ce qu’on n’a pas oublié.

 

C’est pour cela qu’à moins d’être complètement insensible et de ne vivre que dans sa tête, lorsque l’oubli refait surface, on sent qu’il a quelque chose de profondément artificiel, que c’est comme si une partie de nous allait chercher dans une autre partie de nous des morceaux détachés, autonomes, qui avaient été laissés là comme un caillou qu’un torrent abandonne quand il reprend son lit d’avant l’orage. Tout cela est bien connu[5]. Mais, malheureusement, connu et très souvent interprété à l’inverse, comme depuis un siècle la psychanalyse s’affaire à montrer, ce qui, il faut l’admettre, est déjà un bon pas dans la mauvaise direction. Tellement mauvaise que Freud et à ses épigones ont bâti une cathédrale, flèches fichées dans la terre de l’oublie et fondation en l’air. La psy (analyse et non) gratte pour récupérer ce qui est caché dans le sac fourre-tout de l’inconscient, comme si, au lieu d’être des animaux qui assimilent les événements, nous étions de gros trous à remplir avec tout ce que notre corps rencontre dans sa marche aveugle.  Mais l’oubli n’est pas un mécanisme de défense : il est le moyen qui donne à notre psyché le carburant pour courir dans le monde des idées, des sentiments et de la culture : dans les distillés de la réalité physique.

 

Quelqu’un oserait-il demander à un ami de ressortir le verre de Bordeaux qu’ils burent ensemble pour fêter le départ de M. ? Non, on veut seulement le souvenir du verre. Mais lorsque le souvenir du verre revient ce n’est pas un souvenir mais un chatouillement agréable, qu’un mot de travers suffit à transformer en souffrance. Le vrai souvenir du verre de Bordeaux — si l’événement était vraiment important —  s’est perdu en des milliers d’actes et de pensées qui ont renforcé non seulement votre amitié mais votre enracinement dans le monde.

 

Que J’ai oublié soit la devise du nouveau monde sans plaintes. Vive l’oubli ! Vive la psychosynthèse.

 

2 décembre 2001 Moteur. « Je voudrais que tu aies ce que je n’ai pas eu. », dit le père à son enfant et il démarre ainsi un des moteurs les plus puissants de l’humanité ; mais, comme tous les moteurs, il est aveugle et asservi aux timoniers sans scrupules et incompétents qui ne savent même pas éviter des écueils hauts comme des gratte-ciels.

 

Enfer. Quand j’entends que Sharon veut remettre de l’ordre, ou que des fascistes détraqués ont encore envoyé des jeunes habillés de bombes se suicider pour une cause qui aurait pu être juste je vois la terre comme une mauvaise copie d’une bouge dantesque.

 



[1] Comme je m’efforce de faire depuis que je suis né.

[2] Pas nécessairement con !

[3] Pour préciser ce « dur » : six heures de cours pas semaine pendant 26 semaines, deux réunions par mois et des recherches de poils dans l’ours, le tout pour 90 000 $ par année.

[4] Qu’on oublie des événements non importants c’est sans intérêt, car notre cerveau (notre pompe) a un filtre de survie qui rejette plein d’informations qui n’ont même pas le temps de se transformer en événements et donc, certainement pas en événements importants. Éventuellement, ces événements non importants — comme ne pas acheter le paquet de cigarette que votre amie vous avait demandé— ne sont que des indices de manque d’intérêt et sont importants pour les autres (s’ils y attachent de l’importance).

[5] Et ce n’est pas une madeleine trempée dans une tasse de thé qui change quoi que ce soit  Je dirais même que « la madeleine » confirme ce que je viens de dire mais j’y reviendrai pour convaincre les irréductibles qui ne se contentent pas de quelques affirmations jetées là avec une nonchalance douteuse.