Premier octobre 2001. Nuls. Lorsque vous avez devant vous un étudiant qui n’a rien compris vous pouvez vous dire qu’il n’a pas étudié, aller chercher le pourquoi et, éventuellement, vous remettre en question. Vous en tant que professeur. Mais vous pouvez aussi prendre ces résultats comme des indices de la faiblesse de la théorie ou des méthodes de la « science ». Parce qu’il y a des théories qui ne sont pas faites pour être apprises mais pour continuer dans l’inertie, parce que il y a des méthodes anti-méthodiques. Souvent on oublie que la politique ou la finance ne sont pas les seuls domaines qui abritent des incompétents et des fils de pute. La physique, les mathématiques, la philo… en sont pleines. Et la célébrité de l’enseignant n’est pas nécessairement un bon indice de sa compétence (comme en d’autres domaines, la compétence se mesure seulement dans le corps à corps). Ce qui est certain, c’est qu’il y a des étudiants nuls. La majorité. Et c’est normal. L’homme n’est pas fait pour étudier. Si vous voulez une confirmation, considérez les experts incompétents d’aujourd’hui qui furent des étudiants. Nuls, souvent.
2 octobre 2001. Verres. La première fois qu’une fille me coupa les
cheveux ce fut en 1981 à Montréal. J’étais mal à l’aise et curieux. Elle me frictionna
le crâne avec des doigts trop délicats et son corps ne respectait pas les
distances de sécurité (ou de la bienséance, si vous préférez). Je ne me sentais
pas chez le coiffeur. Et puis, lentement, je m’habituai. Le sexe de la personne
qui me coupait les cheveux devint sans importance. Jusqu’à hier, à
Saint-Jean-de-Luz. Décolleté assuré, emmanchure comme il faut, minijupe qui
n’entrave pas les mouvements. Ses doigts sont moins délicats que ceux d’il y a
vingt ans à Montréal. Les os de mes coudes ne cèdent pas à la pression des
muscles de ses cuisses — cette pression qui semble être de la pure mécanique,
ses bras bien musclés et le grand tatouage sur l’épaule sont des indices sûrs
d’une femme de tête. D’une femme qui fait ce qu’elle veut de son corps qui ne
veut que ce que sa tête veut. Une vraie intellectuelle. Ce pourrait être là des
considérations sans intérêt si le crâne de ce jeune paysan italien à Montréal
et les coudes de cet homme grisonnant aujourd’hui n’étaient pas des verres
grossissants qui permettent de comprendre ces Taliban qui, apeurés par le
magnétisme des femmes, cherchent dans la parole de Dieu la justification de
leur folie. Tout homme abrite-t-il un Taliban ? Certainement. Même ceux
qui s’en veulent très éloignés. Surtout eux. Comme Bush qui se promène dans le
jardin de la Maison Blanche main dans la main avec sa femme comme s’il sortait
d’une bande dessinée. La crispation des barbus et le vide de Bush ne sont que
les facettes de la même médaille. Laquelle ? Celle que l’économie fond dans
le moule du sexe.
Tout Taliban abrite-t-il un homme ? Pas sûr.
3 octobre 2001. Images. Il va mourir bientôt, il le sait et il insiste
sur l’image négative qu’il a de lui-même. Il n’est pas cet homme plein de
qualités dont parlent amis et parents, depuis un demi siècle. « Non, je ne
suis pas ce F. là, mais, en voyant la mort s’approcher, j’espérais changer.
Avoir un autre rapport aux quelques brins de vie qui restent, aux gens qui
m’entourent. Voir différemment la mort. Et je n’y parviens pas. » Que dire ?
Rien ? Cela le confirmerait dans sa déception. Quelle banalité déterrer
sous le regard d’un homme qui demande quelques jours de souffrance de
plus ? Et s’il suffisait de dire la vérité ? La vérité vraie :
celle qui diminue la souffrance et redonne élan à la vie. De lui dire que
l’image que nous avons de nous même est la moins « objective » du
monde, qu’elle n’est qu’une déformation de l’image que les autres ont de nous.
Qu’on est ce que les autres disent qu’on est, et rien d’autre. C’est ça que je
lui ai dit. C’est ça la vérité pour lui (et pour moi). Qu’aurais-je dit si
l’image que les autres lui projetaient était négative ? Exactement le
contraire. Et si les deux images, celle des autres et la sienne, étaient
négatives ? Lui dire, tout simplement, que les deux images ont la même
origine, qu’elles naissent du mépris de la vie qu’ont la culture, l’économie
et, surtout, la religion. Simple adaptation de la vérité aux situations ?
Relativisme de mauvais aloi ? Non. La vérité est la situation. Elle dure
ce que nous la faisons durer. Tout cela, si simpliste, banal et pauvre dans une
discussion de salon ou dans un livre de philosophie, ne l’est pas devant la
mort (pas la mort abstraite des sages, mais celle qui irrigue le corps), quand
les fils les plus tenus peuvent soutenir les poids les plus lourds pourvu
qu’ils soient imbibés de quelques gouttes d’empathie. D’animalité. D’une
animalité humaine qui ignore toute vérité prête à porter.
4 octobre 2001. Le
bateau. Si Jeanne vit après Sylvie, elle connaîtra sans doute des choses
que Sylvie ne savait pas — comme, par exemple, que Christine a adopté une
petite chinoise après la mort de Sylvie. Peut-on voir dans cette connaissance
factuelle un progrès des connaissance ? Certainement. Et non seulement du
point de vue anecdotique. Mais, en même temps, des comparaisons entre les
connaissances des individus ne signifient rien puisque nous tous, nous avons
une quantité de connaissances infinie et donc incomparable. On compare quand on
oublie que seule une partie infime de cette quantité meurt dans les livres. Et
la qualité ? Cela ne dépend plus des individus mais de ce qu’à un certain
moment, socialement, on juge « bien » (J’aurais aussi pu écrire, plus
correctement, ce que les média, les politiciens et — dans d’autres contrées
— les hommes de religion juge « bien ». Je ne l’ai pas fait pour
pouvoir souligner que la société, comme le peuple ou comme les Américains,
n’existe pas.) Mais le bien est lourd et le bateau de l’humanité, pour ne pas
sombrer, doit changer souvent de pilote et d’équipage, ce qui n’est pas d’une
très grande utilité si on ne change pas le bateau.
5 octobre 2001. Compromis. Les néo-féministes devraient réfléchir un peu plus avant d’attaquer les « féministes radicales américaines ». Leur art du compromis leur fait oublier que ce sont les cons promis qui ont compromis l’émancipation — pas seulement des femmes.
6 octobre 2001. 1, 3/5 et 0. Quelle était la valeur d’un Noir
aux États Unis, après la guerre de Sécession ? Je ne parle pas de la
valeur morale, économique, sexuelle, sportive… Je parle de la valeur
« démocratique », celle du comptage, celle des votes. Un esclave noir
comptait pour 3/5 d’un Blanc. Qui voulait qu’ils comptassent plus ? Les
libéraux du Nord ou les esclavagistes du Sud ? Les esclavagistes du Sud,
bien sûr. Cela leur permettait de gonfler le nombre de leurs députés. Et les
esclaves blanches ? 0. Et les Indiens ? 0. Drôles de mathématiciens
ces fondateurs de l’empire.
7 octobre 2001. Prison. Ce qui m’a frappé la première fois que je suis entré dans une prison comme visiteur : le bruit métallique des portes, la tenue des avocats (de café de la rue Laurier), la tenue des visiteurs (de brasseries que je ne connais pas), l’air bon vivant des gardiens. Ce qui veut dire que, dans les prisons, les classes continuent à exister. Mais si elles existent dans les prisons, elle doivent avoir leur source à l’extérieur. Dans les rapports économiques, dans la société « normale ». Je viens de découvrir l’eau chaude.