29 octobre 2001. Daniel. Tu ne liras sans doute pas ces bêtises ; tu n’as jamais aimé la lecture (entre nous ! as-tu perdu quelque chose ?) mais je voudrais quand-même t’écrire quelques mots. Qui sait ? Après le grand pas de l’autre jour, t’as peut-être changé d’avis. C’est bien simple, je veux te dire que tu m’as enseigné beaucoup de choses et pas malgré toi. Éventuellement malgré moi. Pas malgré toi, j’insiste, parce qu’on pourrait penser que mon hommage est un simple signe d’affection ou une formule toute faite s’appliquant à n’importe qui et à n’importe quoi. Eh bien ! non. Tu m’as vraiment enseigné, nonobstant que les petites têtes — celles qui pensent que, pour enseigner, il faut parler ou écrire — ne puissent pas le comprendre. Tu m’as enseigné des choses qui changent la façon de vivre et pas seulement la façon d’en parler. Mais, entre nous, qu’est-ce que la parole ? Tu te l’es toujours carrée au derche la parole, toi, et avec raison mais… mais je dois te confesser que, quelque fois, tu aurais pu dire un mot. Mais toi non, rien. Têtu comme ton père. Rien ? « Rien », ce n’est vraiment pas le bon mot. Il faudrait faire beaucoup plus attention aux mots avec quelqu’un qui, comme toi, préfère le sourire. Tu avais raison : un sourire c’est plus que suffisant pour parler. Pour certains, noyés dans les paroles, c’est même trop. Tu avais raison : à un sourire on répond avec un sourire. Tu avais raison : les dialogues de sourires sont les seuls qui comptent mais, mets-toi à notre place, à la place de ceux qui ont un gros sac de mots à portée de bouche, et qui les sortent quand ils doivent taire quelque chose d’important. Mets-toi à notre place. Tu comprends ? c’est difficile de se défaire des mauvaises habitudes. Tu en sais quelque chose ! Veux-tu des exemples ? Tu m’as enseigné que le corps est parfois une prison, que la vie ne perd pas une occasion, que l’amour ne connaît pas le désistement… Trop abstrait ? Pas souriable ? T’as encore une fois raison. Imagine comme il aurait été plus facile de le dire avec un sourire qui passât imperceptiblement de la timidité à une ironie en demi-ton avant de s’arrêter sur une poignée de sourires pleins de sous-entendus. Plus facile, plus précis et plus agréable.

 

Que le corps était une prison je l’ai compris quand, tu devais avoir trois ans, je te vis t’efforcer de glisser sur un plan incliné pour faire plaisir à ta mère. Mais ça ne marchait pas. Ça ne pouvait pas marcher. Le dieu terrible, l’injuste, celui qui ne sait pas reconnaître les innocents (entre nous, le seul), t’avait mis en cage.

 

J’ai appris que la vie ne rate pas une occasion en la voyant lutter pendant dix-sept ans pour ne pas céder à l’inhumanité du biologique en trouvant toujours une nouvelle ressource. Parfois elle commençait à céder, il est vrai, mais il suffisait d’un coup de main de ta mère, de la caresse des ses cheveux et ça reprenait.

 

Mais surtout, surtout j’ai vu ce que l’amour a su faire. Il n’y a rien d’autre à ajouter, même pour les bavards il y a un moment où les paroles doivent céder au sourire. Ciao. Une nouvelle poignée de sourire, et ce ne sera pas la dernière.

 

P.S. Daniel Zanchettin naquit le 28 août 1982. Quasi-noyade le 18 mai 1984. Il a vécu au 751 de la rue de l’Épée à Outremont jusqu’au 25 octobre 2001.

 

30 octobre 2001. Retour à l’eau.

Tel un caillou poli par les siècles

Gît la parole aux rives du temps.

Une haridelle aux larmes brisées

Trimarde et dans le flot inquiet

Lance la parole d’un pied muet.

 

31 octobre 2001. Myopes. Il a les yeux de son père… vraiment le nez de sa mère ! t’as vu ? Il marche en bougeant les bras comme son père… Regarde sa façon de mettre les mains dans les poches… il a le style de sa mère… Qu’est-ce que la ressemblance ? Un pont précaire que l’on pose entre deux individus ? Ouais, c’est une image... Il y a des cas où pratiquement tous sont d’accord sur des ressemblances, mais il y en a bien d’autres, bien plus intéressants, où quelqu’un voit une ressemblance là où les autres n’y voient rien. Ça vous est certainement arrivé de sentir que Julie ressemble à Paule même si tous disent qu’elle ressemble à France. Quelque chose a provoqué un déclic dans votre tête et voilà que le visage de Julie s’embrume et que les traits de Paule prennent sa place. Moi, par exemple, je trouve que Ben Laden ressemble à Charlotte Rampling mais je n’ai trouvé personne qui partage mon point de vue. J’ai aussi toujours trouvé que Catherine Deneuve et Leonid Brejnev se ressemblent comme deux gouttes d’eau mais dans ce cas aussi… Je dois dire que je suis myope et j’ai constaté que souvent les myopes savent trouver des ressemblances là où ceux qui voient bien n’y voient que dalle. Il serait trop facile de dire que cette capacité des myopes n’est due qu’au flou qui caractérise leur vision et qui les empêche de voir les différences. Observer des gens ce n’est pas comme lire des lettres de l’alphabet accrochées au mur de l’ophtalmologiste ou voir le chas d’une aiguille ! Voir des ressemblances s’apparente plutôt à la compréhension d’un poème. Je ne crois donc pas être très loin du vrai en disant que les myopes voient mieux les ressemblances parce qu’ils sont moins aveuglés par la précision des détails ; parce que leur défaut leur permet d’abstraire les caractéristiques physiques les plus immédiates et de sentir quelque chose de plus global (j’écris bien global et non profond !). Le détail, la précision sont affaires de paroles, la ressemblance est une affaire d’âme. Mais, quoi de plus flou que votre âme ? L’âme de l’autre.

 

Premier novembre 2001. Comme toujours. Les myopes politiques ne voient pas de différences entre les Américains et les Taliban, les myopes affectifs ne font pas de différences entre les amis, les myopes voyageurs trouvent dans la vallée de l’Ourika les mêmes chose qu’à Noranda… Toutes ces formes de myopie sont-elles dangereuses ? Ça dépend. Imaginez, par exemple, que dans tous les hommes on voie notre frère, comme toutes les religions nous incitent à le faire quand elles ne nous incitent pas à tuer ceux qui ne veulent pas être nos frères. Ça serait pas mal. Un peu trop fleur bleue ? Oui, et, surtout, comme dirait mon ami Claudio « ça dépend du frère » Vous avez raison. Laissez-moi faire une autre tentative : imaginez que dans les autres vous voyiez la personne que vous aimez le plus. « Et si l’amour s’en va et se transforme en haine ? », ajouterez-vous. Oui… ce serait tragique. Comme maintenant. Comme toujours.

 

Intelligence. Et les myopes de l’intelligence ? Ça n’existe pas. Tous les hommes sont aveugles.

 

2 novembre 2001. LE problème. À propos du terrorisme et de l’Afghanistan, il nous dit qu’il s’agit d’un problème politique et non d’un problème religieux ou de civilisation. Il a découvert l’Amérique, le mec ! À Pond Inlet même les bébés phoques savent qu’il s’agit d’un problème politique, mais ils savent aussi que la religion est LE problème !

 

3 novembre 2001 Rentrée. Incapable de faire cinq mètres dans une piscine sans crier « Au secours ! », quand je reviens, après mon mois habituel de vacances en Europe, je nage dans les rues de Montréal à longueur de journée, toujours frais, toujours souriant, heureux : je me sens comme un poisson dans le ventre de la mer. Pourquoi ces sensations à Montréal ? Qu’a-t-elle de si spécial cette ville ? Quelle est la différence entre Montréal et Paris ou Montréal et Milan ou Montréal et… ? Je hasarde une réponse : Montréal a été conquise par les paysans québécois et envahie par des paysans du reste du monde sans être saccagée, tandis que les villes européennes ont saccagé les paysans qui s’y réfugiaient. Et cela est dû aussi à l’opposition de l’église catholique à la « citadinisation » de ses ouailles québécoises, une nième confirmation que de la merde peuvent naître des fleurs. Une autre différence : à Montréal l’intelligence n’a pas besoin de se détacher de la vie — de devenir brillante — pour être intelligente. Ce qui n’est pas peu de chose. Oh ! tout est donc parfait à Montréal… Oui, mais même une ville parfaite a ses défauts. Montréal en a un très grave, lourd, écrasant, un défaut qui débilite même les plus solides des malabars de l’esprit : ses quotidiens. Si comme Hegel, je pensais qu’il est important de lire les journaux je me serais déjà suicidé. Si j’étais religieux j’implorerais Dieu pour qu’Il nous, envoie un nouveau Ben Laden ou un autre Sharon pour détruire les sièges de nos fades quotidiens

 

4 novembre 2001 Lèvres et âme. Selon une ancienne légende Irkoute les âmes des humains se forment dans les prairies-d’avant-la-vie avec la poudre des sourires que les vivants laissent tomber dans l’herbe des prairies-de-la-vie. L’âme des nouveau-nés est donc identique à celle de celui qui leur a donné naissance avec le sourire. Âme se dit en Irkout « ce qui est derrière les lèvres » (aala-aci-baraq), et l’âme ne peut que se montrer par le sourire. Les missionnaires chrétiens eurent bien des difficultés à les convertir parce que, pour les Irkouts, les missionnaires n’étaient pas des hommes mais de simples animaux car ils ne souriaient jamais et l’homme est pour eux l’animal-qui-sourit. Ce qui étonnait les Irkouts c’était que les missionnaires avaient des lèvres (baraq) mais qu’elles ne s’ouvraient jamais pour laisser passer, via le sourire, l’âme : pour eux, lorsque les lèvres s’ouvrent pour parler, elle se non-ouvrent (à moins que la parole ne soit accompagnée d’un sourire) ; lorsqu’elles s’ouvrent pour manger ils disent qu’elles tuent-ce-qui-ne-sourit-pas (tout ce qui n’est pas humain). Les Irkouts c’est cette peuplade qui scandalisa les anthropologues américains de la fin du XIXe siècle avec leur théorie sur les différences entre les hommes et les femmes : les hommes ont une seule âme tandis que les femmes en ont deux :  une comme les hommes et l’autre « ce qui est derrière les lèvres du bas »  aala-aci-baraq-sat.

 

PS.

Je veux laisser mes trois lecteurs sur leur faim, j’expliquerai donc la différence des âmes la semaine prochaine.