3 septembre 2001. Nombril. Je me plains de notre culture qui valorise les vieux murs de villes lointaines et nous éloigne du nombril de notre voisin et elle, avec un bon sens de la formule (qu’elle doit tenir de son père chimiste) : « Ils voyagent pour se regarder le nombril ».

 

4 septembre 2001. Moi aussi.

    Je voudrais que les gens cessent de mourir.

    Moi aussi.

    Je voudrais qu’on ne vieillisse pas.

    Moi aussi.

    J’aimerais pouvoir parler différemment avec ma mère.

    Moi aussi.

    J’aimerais que mon père soit ici.

    Moi aussi.

    J’aimerais que nos amis…

    Moi aussi.

    Je trouve les journées très longues

    Moi aussi.

    Je me sens seule.

    Moi aussi.

    J’ai envie que tu sois ici.

    Moi aussi.

    J’aimerais que tu dises autre chose que « moi aussi ».

    Moi aussi.

 

5 septembre 2001. Classification. Même si vous n’avez pas lu Penser/Classer de Perec vous savez que la tâche de classer les livres dans une bibliothèque est interminable ; pas besoin d’avoir lu La raison classificatoire de Patrick Tort pour imaginer que la classification n’est pas une tâche comme les autres, ni Kant et l’ornithorynque d’Umberto Eco pour subodorer que la sémiotique ne vit pas sans classer. Dès qu’on parle on classifie, on catalogue. Dès qu’on vit on met de l’ordre et quoiqu’en disent certains réactionnaires, il est impossible pour les humains de ne pas mettre en ordre et il n’est pas besoin de connaître mouche en lait pour savoir que tout désordre n’est qu’un nouvel ordre. Si la vie est classification, quoi de plus logique que de classifier les êtres vivants ? Mais avant de classer les vivants il faut séparer les organismes vivants de la matière non vivante (tous ceux qui se sont déjà confrontés à la difficulté des classifications, tous donc, savent que un classement se réduit tôt ou tard à un choix binaire : blanc ou noir, tôt ou tard, matière ou esprit, bon ou méchant, avec moi ou contre moi, vrai ou faux, jusqu’aux 0 et 1 des ordinateurs). Mais pourquoi séparer la matière vivante de l’inerte ? Probablement parce que ce qui nous frappe en premier c’est le mouvement et on est donc facilement porté à identifier mouvement et vie, avec, bien sûr, les difficultés d’expliquer pourquoi une roche qui roule ou l’eau de la mer ne sont pas vivants. Mais je ne veux pas faire de voltige philosophique, c’est une tâche trop facile pour l’Homo sapiens  qui semble né pour cela.

 

L’Homo sapiens (disons les êtres vivants qui parlent et donc cataloguent) fait partie du règne des animaux qui, avec les végétaux, constitue les deux règnes des vivants comme on apprend à la petite école. Dans cette première division j’ai déjà des difficultés : pourquoi les éponges (animaux pratiquement immobiles) sont-elles mises avec les guépards (qui peuvent courir à plus de 100 Km/h) plutôt qu’avec les rhododendrons ? Pas facile à savoir. On a décidé comme ça et après on a trouvé bien des justifications pour dire que c’était la meilleure façon de faire (et de défaire, parce que quand on fait des classifications on défait toujours quelque chose d’autre : on choisit d’oublier une ressemblance pour en favoriser une autre ou on considère qu’un détail est important et que l’ensemble ne l’est pas. Personnellement, je connais des personnes qui sont plus proches des panthères que des gorilles et d’autres qui ont plus l’allure de mollusques que d’orangs-outangs et pourtant elles sont classées comme nous dans les primates avec les singes et non dans d’autres ordres ou, à la limite dans d’autres phylia aux noms plus ou moins impossibles à écrire comme les Platyhelminthes constitués de 20 000 espèces, toutes sans anus (je n’avais jamais pensé que le cul pouvait être un élément si important dans la classification). Le règne animal a donc été divisé en 25 phylia et nous faisons partie du phylum des Chordata avec 50 000 autres espèces. Si 50 000 vous semble beaucoup, pensez que le phylum des Arthropoda (celui des insectes) contient au moins un million d’espèces. Notre phylum, le seul ! Wow ! contient des Subphylia (trois) dont le nôtre qui contient 47 000 espèces qui s’appelle Vertebrata. Quand donc vous dites à votre ami « espèce d’invertébré », au point de vue zoologique vous prenez martre pour renard. Dans les vertebrata on se retrouve un peu plus : il y a la classe des oiseaux, celle des reptiles, celle des amphibies, celle des poissons… bien non. Les poissons c’est plus compliqué : ils ont besoin de plusieurs classes. Est-ce parce qu’ils sont les premiers ou parce qu’ils sont les plus ignorants ? Par contre on a réservé aux mammifères une classe (on ? d’autres mammifères, bien sûr). Les mammifères sont divisés en deux sous-classes Prototheria (glandes mammaires sans mamelons) et Theria (glandes mammaires avec mamelons). Je laisse au lecteur la tâche de nous classer dans une des deux sous-classes (pour faciliter la tâche de classification je vous dirai que les vaches sont dans les Theria). Une des deux sous-classes, je ne vous dis pas laquelle, est divisée en 35 ordres et parmi ceux-là il y a l’ordre des ordres, l’ordre qui met de l’ordre (ou au moins c’est ce qu’il prétend), notre ordre : les Primata qui, contrairement à ce que pensent des primates ignorants, ne contient pas seulement des hommes, des gorilles, des singes en général, mais aussi des lémuriens et des tarses et surtout les Daubentoniidae qui ont la caractéristique d’avoir les deux mamelons autour du sexe (ce qui explique l’appellation de aye-aye en langue « vulgaire »). Nous qui appartenons à l’espèce Homo sapiens, nous avons une famille complètement à nous (wow ! une autre fois) : les Hominidae. Pour terminer il me semble important de se demander si c’est un hasard qu’on ait une famille pour nous seuls au lieu de la partager avec, qui sais-je ? les gorilles et si, en admettant que c’était les gorilles qui faisaient la classification ils n’auraient pas réservé une famille pour eux et il n’auraient pas mis l’Homo sapiens avec les orangs-outangs. Employer les dimensions physiques pour classer n’est pas plus bête que d’employer le langage. Mais probablement que ma question est une fausse question, probablement que les gorilles s’en foutent des classifications. Oui, probablement l’Homo sapiens et le seul animal classificatoriensis.

 

6 septembre 2001. Les vrais motifs. Ça faisait sept ans qu’on ne se voyait pas. On se dit, avec un soupçon de tricherie, qu’on n’a pas changé. Ni l’un, ni l’autre. Ce dont je ne doutais pas, c’était que moi je n’avais pas changé.

 

Nous nous sentîmes obligés de partager quelques minutes avec sa fille qui, affalée sur un futon, les cuisses sans gêne, ruminait de la gomme à mâcher en regardant Music+ où trois femmes, au début de la vingtaine, présentaient une chanson relevée comme une patate bouillie. Elles étaient belles. Très belles. Extrêmement belles. Botticéllienne la chanteuse, racée la percussionniste, torturée la violoniste. Je vainquis un début de mélancolie Dom Juanesque.

                Nous sortons pour un verre. Ne te couche pas trop tard. Demain t’as ton examen.

                Oui mam. Arrête de me traiter comme une petite fille. Ciao

                Ciao.

                Ciao.

 

Et c’est à l’Express devant un verre de Brouilly qu’elle me dit : « Je comprends les hommes qui préfèrent les jeunes femmes » et elle ajouta, après avoir fixé, un peu trop longtemps, son visage splendide dans la vie : « Je ne suis pas sûre que tu comprennes les vrais motifs. »

 

7 septembre 2001. Pourcentages. Il est Béninois. Il a été un de mes meilleurs étudiants, un des seuls qui pouvait parler d’informatique comme de littérature, de politique comme de philosophie. Oiseau rare, en informatique. On n’a guère parlé d’esclavage. L’autre jour il m’a écrit : « Tu t’es certainement demandé pourquoi, toutes les fois que tu abordais le problème de l’esclavage, je me défilais. C’est terriblement simple : je descends d’une grande famille d’esclavagistes du Bénin. » J’avais toujours su qu’il y avait eu des Noirs qui avaient participé à ce commerce de chair humaine, mais le fait qu’un Noir que je connaissais me le dise, ça m’a pratiquement mis mal à l’aise. Mal à l’aise, sans savoir pourquoi. Maintenant je le sais. Parce que je me suis aperçu, qu’en suivant la mode malgré moi, il y a des années, j’avais jeté, avec le 10 % de faux, le 90 % de vrai. 10 % et 90 % de quoi ? Des idées de Marx sur l’économie, sur le racisme, sur le sexisme, sur la mondialisation, etc.

 

8 septembre 2001. La Pléiade. Ça va mal. Ça va très mal. Dès ma plus tendre enfance les livres ont été mes compagnons de solitude. Surtout les fins de semaine. Tantôt je buvais leurs mots avec la goinfrerie d’un ornithorynque, tantôt je m’enivrais lentement pour prolonger le plaisir des dernières pages. Il m’arrivait de les peloter comme j’imaginais que les hommes pelotaient leurs femmes, de les changer de place pour qu’ils ne s’ennuient pas. Je les montrais aux amis avec l’orgueil d’une mère. Je les ouvrais en fermant les yeux, pour retrouver, en croquant au hasard, une saveur connue. Un jour, lors d’un voyage à Paris, je découvris le livre des livres : la Pléiade (tout à fait normal, pour quelqu’un qui avait passé son enfance plus dans les prés, dans les églises et dans les étables que dans les bibliothèques, et qui avait vu plein de livres de prières). J’achetai Rimbaud (tout à fait normal, pour quelqu’un qui n’avait que dix-sept ans). Depuis ce jour-là les missels de Gallimard se sont installés dans ma vie (j’en ai plus de trois cent que je continue à peloter, à ouvrir au hasard… comme dans mon enfance). Quand je commençai à y découvrir des erreurs d’impression (en moyenne une dizaine par volume) je m’y attachai encore plus : ces imperfections les rendaient humains. Jusqu’à hier j’étais sûr que la Pléiade ne me décevrait jamais. Jusqu’à hier. Hier, vers vingt heures, à l’heure où la mélancolie lève la herse et donne l’âme aux plus offrants, j’ai su que la Pléiade m’avait trahi. D’une manière si brutale et vulgaire que je ne pourrai plus l’aimer comme avant. Sans doute que je ne cesserai pas de la peloter, mais ce sera mécanique ; je ne cesserai pas de m’enivrer, mais je sais que le lendemain je serai malade comme un chien ; je continuerai à changer les volumes de place mais ce sera parce que c’est moi qui m’ennuie. Elle m’a trop déçu. Trop profondément : Zoologie IV (tétrapodes, domaines faunistiques, zoogéographie), famille des Hominidae, page 980 de l’édition de 1974 : « Chez le chimpanzé [la] promiscuité sexuelle atteint son maximum. […] la troupe ressemble plus à une communauté hippie qu’à toute autre structure sociale connue chez les humains. » Non, ce n’est pas le mépris, léger, envers les hippies qui m’a déçu : François Bourlière (responsable du chapitre sur les mammifères) a probablement écrit le texte en pleine effervescence hippie et il avait certainement de bonnes raisons pour les comparer à des chimpanzés. Non. La déception ne naît pas non plus de la fausseté de ce qu’il dit : ce n’est pas du tout chez les chimpanzés que « la promiscuité sexuelle atteint son maximum » mais chez les bonobos[1]. Encore une fois ce sont des choses qui concernent monsieur Bourlière et son manque de sérieux et de connaissances. Ce qui est inacceptable c’est que dans toute l’encyclopédie on ne dit pas un traître mot sur les bonobos (primates découverts en 1929 et dont les mœurs étaient déjà bien connues dans les années soixante-dix). Faut-il dire, comme Frans de Waals, que les bonobos sont « refoulés » parce que tout, dans leur vie, donne des exemples qui contrastent avec la morale macho-chrétienne-bourgeoise[2] ? Je ne le sais pas. Ce que je sais c’est que je ne m’attendais pas à cela de la part de la plus belle collection du pays qui a toujours tiré ses idées les plus profondes du libertinage.

 

9 septembre 2001. Efficacité. Que font les « philosophes » qui bâtissent des édifices théoriques pour s’opposer à l’efficacité qu’ils appelle mère de la technique (ce monstre que nous avons créé de nos propres mains et qui, tous les jours, nous emmène un peu plus près de la catastrophe, comme il ne se fatiguent pas de nous le répéter) ? Ils créent avec leur raison des agencements d’idées efficaces pour comprendre et, éventuellement, lutter contrer l’efficacité. Comme quoi ils n’ont pas de choix : ils doivent être efficaces pour penser contre l’efficacité, ce qui devrait les faire réfléchir.

 



[1] Au zoo de San Diego les adultes bonobos se livrent à des activités sexuelles à tous les soixante-cinq minutes  et les chimpanzés à toutes les six heures (en moyenne) selon les statistiques du  zoologue Frans de Waals.

[2] 1) les mâles sont soumis aux femelles. 2) la sexualité est « déchaînée » 3) la bisexualité généralisée et surtout 4) tous les conflits entre les membres d’une communauté sont réglés sexuellement (faites l’amour et non la guerre, pour eux, n’est pas un slogan creux). À cela il faut ajouter que, physiquement, ils ressemblent plus aux humains que les chimpanzés, les orangs-outangs et les gorilles.