10 septembre 2001. La langue et les chiens. Les chiens sont nombreux en ville, ils acceptent facilement de vivre une vie de chien. Ça fait tellement longtemps qu’ils nous côtoient ! Mais les chiens sont des chiens de compagnie ou de plaisir— d’agrément disait-on autrefois, quand on avait aussi les chiens de manchon. Maintenant on en fait nos psy et nos amants. Ils vivent à l’ombre de notre souffrance, nom d’un chien ! Mieux vaut se donner un mal de chien dans cette chienne de vie que de se faire baiser par une chienne qui a du chien. Ils vivent dans notre langage parce qu’ils vivaient jadis dans le monde avec les paysans et d’où voulez-vous que le langage naisse sinon de la vie en commun ? Pour des dizaines d’expressions avec les mots « vache », « âne », etc. qui disparaîtront suite à la disparition des vaches et des ânes[1], d’autres naîtront autour des machines, des chiens et des chats qui, comme nous, s’adaptent très bien à la ville. Chiens et chats nous permettront donc d’inventer de nouvelles expressions imagées[2] avant que les vieilles soient complètement incompréhensibles.

 

Comment pourra-t-il encore faire un temps à ne pas mettre un chien dehors, si les chiens sortent seulement pour leur petite promenade ? Pourquoi continuer à dire avoir un chien pour un homme ? Ne faudrait-il pas passer à avoir un homme pour chien ? Que dire d’entre chien et loup quand les lumières de la ville s’allument avant la tombée du jour ? Et, être amoureux comme un chien d’un bâton veut-il encore dire quelque chose quand les seuls bâtons que les chiens connaissent sont ceux que leurs maîtres leur lancent pour les faire se déguiser en cerf ? Et mourir comme un chien ? Cette expression n’a plus aucun sens : qui n’aimerait pas mourir comme un chien caressé par une maîtresse qui pleure comme une vache[3] ? Et qui comprend encore ce que veut dire ne pas valoir les quatre fers d'un chien, sinon ceux qui continuent à voir des chevaux dans les manèges proprets ?

 

Les expressions changeront non seulement parce qu’il y a des animaux qu’on ne connaîtra plus (sinon dans les livres et dans les documentaires animaliers. Mais les documentaires sur les lions, les ours, les tigres ou les gorilles sont tellement plus intéressants que ceux sur les ânes, les vaches et les chèvres, que les animaux qui ont partagé quelques milliers d’années avec les hommes recevront toujours moins d’attention et se réduiront à des « entrecôtes à la Bordelaise » ou des « canards à la bigarade ») mais aussi parce notre vie avec les animaux sera si différente que même en ayant un chien d’esprit on ne comprendra pas les expressions de nos ancêtres les bouseux. Prenons un proverbe comme « qui couche avec des chiens se lève avec des puces ». Pourra-t-il encore mettre en garde contre l’inconduite ou l’indignité[4] ? Certainement pas. L’expression avait un tel sens parce que c’était l’humain (le pauvre, en l’occurrence) qui couchait par terre avec le chien. Maintenant que le chien couche dans le lit de sa maîtresse… cette queue n’est pas de ce veau-là[5] à moins qu’on ne veuille brider son cheval par la queue.

 

Et ce « vachement » qui se généralise à partir des années 1960 pourquoi a-t-il eu un tel succès ? parce que le « vachement » qui signifiait « sournoisement » n’avait plus de sens ? Sand doute. Pour le citadin, la vache n’est plus qu’un animal paisible, mou… Le citadin, chanceux ! n’a jamais reçu un coup en vache en trayant ! Même avoir la vache et le veau, n’est pas tout à fait évident. Ce qui en dit beaucoup sur les vaches, le mariage, les enfants, le sexe et nous.

 

11 septembre 2001. TWC. Trop de morts et deux symboles qui s’écroulent, mais, surtout, dix-huit personnes qui se suicident sous le manteau religieux. Ces suicidaires qui préparent leur mort et leurs morts depuis des mois et qui « suicident » des dizaines de personnes en les transformant en simples projectiles sont la loupe, chère en maudit ! qu’on nous offre pour regarder les aspérités normalement invisibles de notre âme.

 

Pureté. Que le suicide — retrait douloureux de l’individu du monde — et l’attaque meurtrière contre un ennemi — prise de possession douloureuse du monde — puissent s’accoupler, relève de la pureté malade qui somnole dans tous les esprits religieux. Dans ceux qui, pour fuir la souffrance, diluent la vie dans l’amour « divin ».

 

Maladie. Terrorisme et fanatisme : maladies congénitales du monothéisme.

 

12 septembre 2001. Gènes. L’« amour » qui circule dans les trois Grands Livres est, paradoxalement, le ferment des gènes de la haine. Un gène dans chaque livre suffit pour détruire la vie — peu importent les centaines de mots « d’amour » qui les entourent. Un gène suffit quand on crève dans la misère et l’indifférence :

 

Nouveau testament : Qui n’est pas avec moi est contre moi. (De mémoire)

 

Ancien testament : C’est Yhwh le héros le plus fort / Yawh le héros de la guerre. (Psaume 24)

 

Coran : Nous avons exterminé ceux qui traitent nos Signes de mensonge et qui n’étaient pas croyants. (Sourate VII)

 

Citations hors contexte ? Des dizaines de siècles d’histoire en sont le contexte.

 

13 septembre 2001. Animaux poétiques. Il faut avoir agité une baratte et avoir entendu l’épaississement du lait pour comprendre l’expression aller au beurre[6]. Les barattes manuelles, ce n’est pas si loin que cela : cinquante ans ? Au maximum. Elles étaient dans toutes les maisons paysannes, riches d’au moins une vache, et elles permettaient aux jeunes adolescents de regarder les plus petits avec l’air de ceux qui n’ont chassé que de vieux loups et les plus vieux avec un sourire d’entente (on est amis comme des cochons, hein !). Et la grand-mère, en hochant la tête, d’un air de vouloir dire « plus ils vieillissent et plus ils deviennent ânes », dire aux petits, d’un ton quelque peu mystérieux : « à laver la tête d’un âne, on n’y perd que la lessive. » Et à nouveau le sourire niais des adolescents qui s’alternaient au baratton.

 

L’âne. Ah l’âne ! Il n’est pas âne pour rien.

 

Fini de baratter, ils couraient derrière l’étable où l’âne somnolait sous une couche de mouches. Ils lui caressaient le sexe avec des branches de hêtre et lentement l’énorme manche allait faire la cinquième patte pendant que les braiments réveillaient le grand-père : « je vais vous faire passer la fièvre de veau ! Ce qu’on vous enseigne à l’école ne vaut pas un pet de lapin ! » Et voilà que les plus grands disparaissaient laissant comme seule trace les deux petits qui n’y comprenaient rien, ni à l’âne ni aux hurlement de grand-papa.

 

Le taureau. Ah le taureau ! Il n’est pas taureau pour rien.

 

Il était noir et laid avec ses petites cornes et son museau trop large. Le grand-père ne voulait pas que les enfants l’accompagnent quand les vaches étaient en chaleur. « Elles deviennent folles. Elles ne savent plus ce qu’elle font. Elles sautent sur n’importe qui », disait-il. Le taureau aussi. Mais lui, il était toujours attaché. Et la vache on la coinçait entre deux poutres. Et elle gémissait. Un peu comme la tante quand l’oncle rentrait de la Suisse. Il arrivait qu’on voyait. Pas souvent. Beaucoup d’agitation, surtout Pieron, le patron du taureau. Pas beaucoup de plaisir, pour la vache. Le taureau, lui il avait l’air content. Ça doit être ça le plaisir des animaux. Certaines vaches y allaient plusieurs fois. Est-ce qu’elles aimaient ça ? Vaches taurelières qu’on les appelait. Après trois ou quatre tentatives on les tuait. Ça ne sert à rien une vache sans veau. On ne les garde pas pour leur plaisir !

 

La vache. Ah la vache ! Elle n’est pas vache pour rien.

 

Elle faisait la moue quand il entrait. Elle levait légèrement la queue, très peu. Un petit signe pour lui. Il la caressait. Longtemps. Elle allongeait le cou et ronronnait, comme un chat. Puis un peu plus fort. Elle geignait. Elle s’agitait toujours plus, elle cambrait les reins. Toujours plus. Elle se tournait et levait la tête, comme un loup, pour le remercier. Des hoquets, du derrière et puis elle se laissait glisser sur les feuilles. Son regard mélancolique le remerciait. Et le grand-père, le soir, autour du foyer où une pauvre braise, depuis au moins une heure, s’efforçait de ne pas s’éteindre : « Depuis quelques jours Delphine est étrange. C’est comme si elle était toujours contente, même quand on va dans l’herbe qu’elle n’aime pas ». Il commençait à comprendre quelque chose, le petit. Confusément. Que certaines parties du corps rendent heureux. Tous les animaux. Pas seulement les humains. Pas seulement les mâles.

 

Ni la vache, ni le taureau, ni l’âne non plus n’avaient besoin de parler. Leurs expressions et leurs gémissements disaient tout ce qu’il y avait à dire. Comme les humains, quand le plaisir les absorbe. Si une différence existe entre les animaux non humains et nous, elle n’est certainement pas dans les registres du plaisir. Ni dans celui de la communication du plaisir. Bien sûr elle est dans la parole.

 

Quelle parole ?

 

Probablement seulement celle vide des humains non animaux, des humains sans corps. Celle qui donne le langage conceptuel, le langage qui manque aux animaux et qui, heureusement, manque souvent aux humains aussi : quand ils souffrent quand ils jouissent, quand ils agissent.

 

L’autre parole, la poétique, n’est pas l’apanage des humains. Mais ceci nous amènerait vers des forêts où l’on tiendrait le loup par les oreilles.

 

14 septembre 2001. Quelle parole?

Celle, directe, partielle, engagée, personnelle, aphoristique, courte et facile. L’amie du cri et du silence. Les autres sont fanatiques ou vides. Toutes sont inutiles.

 

15 septembre 2001. Les chandelles. Un cierge pour les morts de New York ? Seulement si j’étais Arabe ou Musulman.

 

Le danger : transformer Ben Laden en Robin Hood.

 

La certitude : Bush n’est pas l’homme d’État qui pourra s’opposer à la bêtise des médias et des militaires.

 

Le soupçon. Les journalistes et un anti-américanisme primaire sont en train de créer les « Américains ».

 

16 septembre 2001. À tour de rôle. Une phrase chacun, c’est plus simple et ça cache moins.

 

 Je ne sais pas ce que les passagers des avions-projectiles lisaient dans les yeux de leurs voisins. (E. E.)

 

Il y a des gens qui baignent dans la mort « concrète » dès la naissance. Comme une grande partie des Afghans. Cela fait une grande différence. (O. B.).

 

Intégristes de toutes les religions, allez-vous faire foutre ! (Ik)

 

On fait appelle à la Justice avec un grand « J », comme si elle existait. Mais, si elle existe, elle est celle de « Dieu ». Du « Dieu » des Talibans et de Ben Laden aussi. (T. W.)

 

Je rêvais d’une disparition des Taliban, mais pas des Afghans. Surtout pas en ce moment.. (M. D.)

 

On traite les Américains de cow-boys, qu’avez-vous contre les cow-boys ? (J. B.)

 

Tout est bon pour cacher la lutte de classe. Tout est bon pour qu’elle se remette sous nos yeux. (U. A.)

 

Les paroles d’amour divisent. Le sexe unit. Les femmes pourraient nous libérer des Taliban et de Bush. (A. D.)

 

Si Ben Laden est mis dans les mains de la justice américaine, le procès ne pourra qu’être injuste et la condamnation à mort certaine. Et ça, non. Ça c’est trop. Le terrorisme est moins bestial que l’injection létale. (M.-A. R.)

 

Le fort n’a pas besoin de sa force. (B. V.)

 

Pas de compromis. Pas de limitations à la liberté, sur le dos du terrorisme. (I. M.)

 

Tu méprises ? On te haïra. (P. F.)

 

Il y a très peu de choses qui arrivent complètement par hasard. Si on s’est rendu là… le gouvernement américain y a contribué. Énormément. Trop. (A. P.)



[1] Le mots ont beaucoup plus d’inertie que les choses matérielles.

[2] Dans Le bouquet des expressions imagées de Claude Duneton (Seuil, 1990) j’ai compté : 124 expressions avec « chien » dont trois avec « chienne », 116 avec « vache » et annexes (bœufs, veaux et taureaux), 79 avec « cheval » et dérivés (jument, hongre), 65 cochons, 64 loups, 63 mouches, 59 ânes, 54 poules… Comme on le voit, le fidèle ami de l’homme est en tête (mais presque toujours dans des expressions péjoratives), mais il est suivi de très près par les animaux de la ferme ou qui mettent en danger la ferme (les loups). Et le chat, cet autre animal qui comme le chien semble bien s’adapter à la ville ? Le chat est en dix-huitième position (après les souris, les vers, les chèvres, les renards…). Rien d’étonnant : le chat n’est pas un animal social comme le chien, ni utile comme la vache ou le cheval, ni dangereux comme le loup. Il est un animal de luxe. Aristocratique.

[3] Un peu plus vulgaire : pousser des soupirs comme des pets de vache.

[4] Je ne crois pas que cette expression fasse référence aux puces travailleuses : gougnottes en posture de travail, et qui se donnent en spectacle aux clients d’un bordel. Mais, avec la langue, on ne sait jamais où on peut arriver.

[5] Pas de rap, comme on dit aujourd’hui.

[6] Le mot « beurre » apparaît dans 26 expressions dans Le bouquet des expressions imagées.