17 septembre 2001. Carrefours. La liberté c’est toi —
résultat imprévisible de biologie, de langue et de société — mais tu n’es pas
libre. Ta trace est unique mais tu ne la traces point. À chaque carrefour tu
ralentis, regardes, penses et choisis le chemin qui t’avais choisi quand tu
ignorais l’existence des carrefours.
18 septembre 2001. Explication. Marx a écrit que « ce n’est
pas l’anatomie du singe qui explique celle de l’humain, mais le
contraire » et il avait sans doute raison. Surtout à son époque et,
surtout, du point de vue politique. Mais nous n’avons pas tort de croire que
les anatomies n’expliquent rien, surtout à notre époque et, surtout, du point
de vue politique. Les hommes n’ont pas besoin des singes, ni les singes des
hommes pour expliquer quoi que ce soit. La raison humaine, dans sa chasse
effrénée au semblable, trouve toujours des simplifications qu’elle appelle
explications et choisit l’une ou l’autre, en fonction des désirs du corps qui
la fait vivre. Mais le « corps qui la fait vivre » est encore une
simplification de la raison, car corps et raison, quand ils sont deux, ne sont
que des mots. Et désir aussi n’est qu’un mot. Mais les mots seuls nous
donnent l’illusion de choisir et donc de comprendre. Et « en fonction
de » ? « En fonction de » est ce qui nous fait observer les
mécanismes que nous avons inventés pour avoir l’illusion de comprendre et donc
de choisir. « En fonction de » est un outil de la raison. Mais là où
la raison bâtit des outils, là meurt la liberté.
19
septembre 2001. Ronces.
Les animaux et les hommes évitent les ronces avec les mêmes gestes immémoriaux.
20 septembre 2001. Compliqué l’orni ! Quand je lui demandai s’il connaissait le rapport
entre Montréal et l’ornithorynque, il resta comme une carpe qui perd l’eau. Je
crois que si je lui avais proposé, inopinément, de faire patte d’araignée il
aurait été moins surpris. Il essaya, en fronçant les sourcils, un :
« L’ornithorynque vit en Australie, un pays qui, comme la Canada, est une
ex-colonie du Royaume-Uni. » Je continuai avec une légère pointe de sadisme :
— Pas de rapport. Peccavi, ça ne te dit rien ?
— Peccavi, en latin veut dire : j’ai péché. Que veux-tu me faire dire ?
— Rien de spécial. Je t’aide à trouver le rapport entre Montréal et l’ornithorynque. Pense à un télégramme.
— Ça va. Tu m’as l’air d’être venue la queue levée. Crache le morceau.
Continuer à lui serrer les brodequins aurait été trop méchant, il était clair qu’il n’était pas un fan de S. J. Gould comme moi, autrement il aurait connu le chapitre de La foire aux dinosaures sur les ornithorynques : « Le plus célèbre télégramme de ma profession n’atteignit pas cet admirable minimum[1], mais on peut lui décerner la mention honorable […]. En 1884, W. H. Caldwell, un jeune biologiste de Cambridge, expédia, depuis l’Australie, son fameux télégramme, pour qu’il soit lu triomphalement dans le cadre de l’assemblée annuelle de la British Association à Montréal. Caldwell câbla : Monotrème, ovipare, ovule méroblastique. » Le triomphe était bien mérité. Cet étrange animal faisait souffrir les biologistes depuis la première description de Georges Shaw en 1799 : « Le mammifère le plus extraordinaire pour son anatomie […] il présente un bec ressemblant parfaitement à celui d’un canard, greffé sur une tête de quadrupède ». Un mammifère ? Un mammifère avec un seul trou, par-dessus le marché. Mais les mammifères ne mélangent pas le canal pour l’excrétion avec celui pour la reproduction ! Un mammifère avec un cul comme celui des reptiles ? Oui, le « monotrème » du télégramme signifiait bien cela : avec un seul trou. Mais ce n’est pas fini, il est aussi ovipare, c’est-à-dire qu’il pond des œufs. Drôle de mammifère, au moins du point de vue de la reproduction. Vous en voulez d’autres : il n’a pas d’utérus et comme chez les oiseaux, les ovules se forment seulement dans l’ovaire gauche. Assez pour donner des boutons à Linné s’il vivait encore — mais Linné, le biologiste suédois qui proposa la première classification moderne des être vivants, est né en 1707 et mort en 1778. Le définir ovipare ne fut pas une tâche facile, car on ne trouvait pas d’œufs. Mais Lamarck (le même qu’on oppose à Darwin parce que, contrairement à ce dernier, il croyait que les caractères acquis étaient transmis génétiquement), déjà en 1802, comme écrit S. J. Gould, « avait fait valoir que l’anatomie ne pouvait pas mentir et que l’ornithorynque était ovipare. » Si l’anatomie ne ment pas, alors l’ornithorynque est compliqué en tabarnac, comme on dirait de ce côté-ci de l’Atlantique. Même si vous n’êtes pas zoologues ou biologistes, vous savez certainement que les mammifères ont la particularité d’avoir des mamelles. Donc les zoologues auraient pu prendre le taureau par les cornes et se demander, tout bêtement : « A-t-il des mamelles ? » Croyez-vous qu’au moins sur cela la réponse serait claire ? Pas du tout. Notre orni a d’énormes glandes mammaires qui s’étendent des pattes postérieures aux pattes antérieures mais n’a pas… Devinez ce qu’il n’a pas. Et, oui, ça. Les conduits lactaires ne conduisent pas vers des mamelons comme chez les femelles de tous les mammifères « normaux » mais ils laissent couler le lait par des pores disséminés sur le ventre. Est-ce que vous y comprenez quelque chose à ce mammifère ? Non ? Vous n’êtes pas les seuls. Mais, c’est comme cela quand on veut classifier, il faut toujours forcer un peu ou beaucoup comme dans le cas de notre orni (voir Classification). J’étais en train d’oublier les ovules méroblastiques du télégramme. Une autre particularité : ses œufs sont riches en jaune comme ceux des reptiles et la division cellulaire commence par le pôle animal et non par le pôle végétatif comme chez les mammifères. C’est fini. C’est dans la boîte.
Cet espèce de mammifère est vraiment compliqué, pour nous, les humains. Mais lui aussi, s’il a eu l’occasion de regarder la télé le 11 septembre, risque de nous juger compliqués en sacrament.
21 septembre 2001. Nouveaux barbares. Avant le 11 septembre j’avais
décidé d’écrire quelques réflexions sur les nouveaux barbares. J’en
parlai à des amis qui avaient l’air d’être à peu près d’accord. Après le 11, le
plus engagé parmi eux me dit : « J’espère que tu n’écriras pas tes histoires sur les barbares. Ça
porterai de l’eau au moulin du racisme et on n’en a vraiment pas besoin, en ce
moment » Je l’ai écouté. Mais après avoir constaté un degré de dénégation
inimaginable parmi mes amis musulmans, je me suis senti autorisée, par le
tribunal de la rectitude politique, à dire, moi aussi, mes quatre vérités sur
l’invasion de l’empire américain. Pour ne pas déblatérer, je me limiterai à
parler de l’invasion du Québec, la province de l’empire où je vis.
Les nouveaux barbares — des barbares
psychologiques comme il se doit dans une société post-moderne —sont groupés en
tribus reliées par un réseau acéphale d’affinités. Les tribus principales sont
les Vandales[2] (Maroc), les
Ibérogoths[3]
(Espagne et Portugal), les Uns (Algérie), les Bructères et les Chattes
(France), les Italotunisigoths (Italie et Tunisie), les Suèves
(ex-Yougoslavie), les Grécogoths (Grèce) et les Alains (Moyen-Orient). Dans une
province comme le Québec, caractérisée par un très grand sens de l’hospitalité
et où la parole est rarement employée comme une arme, les nouveaux barbares
imposent facilement leurs points de vues (souvent sans intérêt mais toujours
bien aiguisés) à l’aide de discours-armes trempés dans la soif de pouvoir.
Leurs opérations de nettoyages psychologiques, d’une efficacité redoutable,
sont souvent appuyées par l’armée de réserve du mépris continuellement
alimentée par des intellectuels asséchés. Les difficultés de vie dans leurs
pays d’origine, donnent aux barbares une force que les Québécois ont canalisée
sur d’autres choses que les luttes de coqs. Même si on commence à voir une
certaine assimilation des Goths, il est clair que les Vandales, les Uns et les
Alains conduisent des opérations de terrorisme[4]
culturel qui amenuisent toujours plus les espaces de paix. Les nouveaux barbare
exploitent énormément le bluff (mais dans une guerre de paroles y a-t-il
d’autres manières de gagner ?). Je dirai même que leur arme est le bluff.
Mais si les barbares bluffent et les Québécois ne s’en aperçoivent pas c’est
qu’ils ne sont pas très malins, pourrait penser quelqu’un parmi vous. Si tel
est le cas ou bien vous êtes un barbare ou vous avez assimilé l’idéologie
barbare sans vous en rendre compte. Contre le bluff, pour une civilisation qui
ne veux pas retomber dans la barbarie psychologique, il n’y a que le choix du
silence. Position extrêmement difficile à atteindre et surtout à garder. C’est
pour cela qu’un partie des Québécois cède au bluff et se retranche dans des
positions puristes d’où elle riposte avec des armes racistologiques. Ces
Québécois sont malins, comme les barbares.
22 septembre 2001. Rilke. « Lorsqu'on s'aperçoit, un beau jour, que leurs occupations sont piètres, leur métier figé et qu'ils n'ont plus de lien avec la vie, pourquoi ne pas continuer, tel un enfant, à porter là-dessus le même regard que sur ce qui est étranger, d'observer tout cela à partir de la profondeur de notre propre monde, à partir de l'ampleur de notre solitude personnelle qui est elle-même travail, situation et métier ? »
Variation sur Rilke. Lorsqu'on
s'aperçoit, un beau jour, que nos occupations sont piètres, notre métier figé
et qu'on n'a plus de lien avec la vie, pourquoi ne pas continuer, tel un
enfant, à porter là-dessus le même regard que sur ce qui est étranger,
d'observer tout cela à partir de la profondeur de notre propre monde, à partir
de l'ampleur de notre solitude personnelle qui est elle-même travail, situation
et métier ?
23 septembre 2001. Télégraphe et guerre. Festival du style télégraphique
militaire de Cannes (en Apulie). César présente, hors concours, ses trois
« v » (veni, vidi, vici). Pour le noyau d’or de la concision,
l’Angleterre présente peccavi de Charles Napier et l’Italie obbedisco
de Garibaldi. Et les français ? Eux, ils ont Cambronne.
[1] Celui du télégramme
contenant un seul mot Peccavi, que Charles Napier envoya à Londres après
avoir soumis la province indienne du Sind.
[2] Pour ne pas trop alourdir le texte je n’écris pas les préfixe Néo, comme il se devrait.
[3] Les Ibérogoths de l’Amérique du sud et de l’Amérique centrale, tout en ayant des spécificités intéressantes, je préfère les considère comme des simples variantes de la tribu européenne.
[4] C’est cette position sur le terrorisme intellectuel des barbares en provenance de pays musulmans que mes amis anti-américains trouve très dangereuse.