5 août 2002 Journalisme. Les intellectuels plus ou moins debordistes, les réacs qui considèrent le journalisme comme une écriture de deuxième catégorie, les nietzschéens qui crachent sur les quotidiens sans savoir pourquoi, devraient, tous, lire l’article de Rachel I. Swarns paru dans The New York Times du 4 août. Ils apprendraient que les journalistes qui connaissent leur métier peuvent non seulement rallumer l’espoir d’un monde meilleur, mais aussi donner accès à la vérité, sans la lourdeur des philosophes enfantés par le livre et sans la monotonie des lacaniens aux dogmes enfantins.
Un début d’article virgilien, sans le bucolique des mauvais écrivains du week-end : c’est la saison du froment, le moment où le luxuriant et vert semis voile la terre. Dans ce pays idyllique, technique et nature avaient trouvé un accord harmonieux et même le chant obstiné des tracteurs avait sa place parmi celui des cigales. Il avait sa place.. Mais, ces jours-ci, les brondants tracteurs sont réduits au silence et les fermes fertiles sont oisives. Ce n’est pas le silence paisible d’un monde joyeux et retenu, mais un silence de mort : Ici, dans une terre affamée, où les Nations Unies ont dit que six millions de personnes sont menacées par la famine… Les tracteurs se taisent pour que six millions de personne crèvent. Six millions, ont dit les Nations Unies et six millions n’est pas innocent, surtout dans un journal juif… Vous avez beau ne pas y penser, vous y pensez. Mais, qui a réduit au silence les tracteurs ? Qui les emploie comme four ? Le gouvernement de Mugabe[1] qui a ordonné à des milliers d’agriculteurs, aux plus productifs, d’arrêter de cultiver. Qui sont ces agriculteurs ? Pourquoi les plus productifs ? Les agriculteurs blancs, qui sont parmi les plus gros producteurs de blé et de farine de maïs, aident à alimenter la nation et alimentent l’économie. Même si la journaliste ne le suggère pas, on a l’impression qu’ils alimentent surtout leurs économies ; mais, ce n’est pas parce qu’ils font leurs intérêts qu’ils ne peuvent pas aider à alimenter la nation. Et alors, qui peut les avoir condamnés comme racistes et ennemis de l’État ? Notez que si le six millions nous renvoie à une des pires tragédies de l’histoire, ce ennemis de l’État nous mets devant les yeux le spectre des dictatures communistes et fascistes. Mais pourquoi sont-ils ennemis de l’État ? parce qu’ils ont refusé de remettre les terres dans les mains du gouvernement. À ce point l’auteur, à l’aide d’un un tiret cadratin, introduit un aparté pour souligner qu’il n’est pas dupe et que certains Blancs sont sans doute noirs (d’âme) : Terre qui avait été prise aux Noirs de l’époque de la colonisation britannique. Une contextualisation parfaite : le temps de l’année, un dictateur avec des tendances hitlériennes, les blancs qui ont volé…
Et maintenant, les fonctionnaires disent que le jour de la reddition est arrivé… La reddition des comptes a été fixée pour le 8 août, un jour avant le cinquante-septième anniversaire de Nagasaki, comme la propagande de l’opposition à Mugabe a souligné dans ses pourparlers avec les escogriffes de Blair. La menace d’expulsion de 2 900 fermiers Blancs a ébranlé un pays chancelant après la sécheresse… Inutile d’observer que la loi n’a que statut de menace quand elle est émise par un gouvernement autoritaire. L’auteur de l’article veut-il souligner une analogie entre les menaces de Mugabe et les menaces de Bush à l’Irak ? Probablement. Le cadre est donc complet : Mugabe comme Hitler ou Stalin ou Bush — au supermarché des horreurs, t’as le choix, paisible lecteur.
Ce n’est pas juste. Il ne devrait pas évincer les fermiers ! « Il », car personne d’autre que Mugabe ne veut cela. Tout le pays, toutes les couleurs confondues, est derrière Blair, en souvenance des années sereines de la colonisation où les tracteurs vrombissaient paisibles dans ce pays riche, juste et sans racisme. Il ne devrait pas, mais… mais… Même les fonctionnaires de la Banque Mondiale et les gouvernements occidentaux pensent que la terre doit être redistribuée au Zimbabwe, où le colonialisme a laissé plus que la moitié des terres fertiles dans les mains d’une petite minorité Blanche. Quelle classe cet écrivain qui, pour ne pas attiser le feu, transforme « 95 % » en « plus que 50% » ! Une délicatesse exquise, Et les fermiers blancs refusent de participer au programme (même s’il est suggéré par la Banque Mondiale), et non pas parce qu’ils ne veulent pas perdre les terres — ce serait indigne de Blancs appuyés par Blair — mais parce que tout est fait pour augmenter la popularité de Mugabe. Est-ce que cette spécialiste du Zimbabwe est en train de nous suggérer que, comme pour Lady D., la mort de Mugabe serait un moyen pour augmenter sa popularité bien plus efficace que le fait de chasser les pauvres fermiers blancs qui se sont sacrifiés pour l’économie de la nation ? Sans doute, tout le texte est tellement plein d’analogies subtilement suggérées !
Si cette étude détaillée du début de l’article ne vous a pas donné envie de le lire, je vais essayer ma dernière chance avec le final. C’est un jeune Noir de 18 ans qui parle : On se réveille au matin sans nourriture. Nous avons besoin d’aide. Ceux qui sont bons dans l’agriculture doivent continuer. Les fermiers Blancs, doivent rester. Même les jeunes Noirs, ceux qui sont censés être le plus enragés, sont en faveur des fermiers Blancs. A-t-on besoin d’autres démonstrations de la folie meurtrière de Mugabe ?
6 août 2002 Je ne suis pas Saul Bellow. Je me suis aperçu que je ne suis pas Saul Bellow — et Juif non plus — quand j’ai lu le passage dans Ravelstein où le héros boit du Coca à la bouteille devant T. S. Eliot, dans la maison d’une riche bourgeoise. J’eusse décrit cette scène que l’antisémitisme d’Eliot aurait fait une entrée en grande pompe.
7 août 2002 E-mail. Même si je le sais très bien, je tombe toujours dans le même piège : après deux ou trois mois de vie solitaire à Pond, j’oublie tout ce qui me fait vomir à Montréal et les défauts de mes connaissances se transforment en qualités : la médiocrité en humilité, la prétention en un juste orgueil, la pédanterie en culture… Hier, par exemple, j’ai eu la malencontreuse idée d’envoyer mon adresse e-mail (mon courriel comme dit mon ami G.[2]) à N. et G. Après trente minutes, j’avais déjà un e-mail de G. : un panégyrique de Simone Weil qui m’a foutu en l’air toute ma soirée. J’étais tellement en colère, qu’en allant au centre du tourisme, j’ai pissé sur la meute d’Asjourdak et j’ai engueulé un couple de Québécois qui, croyant que je ne connaissais pas le français, se plaignait que les « petits esquimaux, si jolis » demandent de l’argent pour se faire photographier ; « il n’y a plus de plaisir gratuit », disait la conasse aux seins énormes à son connard à la face de rat qui acquiesçait, vil, pour ne pas se faire bouffer. Embasourdiak ! Est-ce que les putes de la rue Saint-Catherine me donnent mon plaisir gratuitement ? Et quand je baise la femme de G., ne dois-je pas la porter au restaurant ou au théâtre ?
Comment peut-on aimer les fadaises qu’écrit cette Weil catholique ! Les platitudes qu’elle a écrites sur Hector et l’héroïsme me donne le mal des phoques. Ça s’peut pas : G, même s’il est hypocrite comme une orangeade, n’est pas complètement débile ! ça doit être son paternalisme et sa misogynie congénitaux qui justifient tout ce que S. Weil dit, parce qu’elle est une femme. G. sait qu’elle m’a toujours donné l’impression de quelqu’un qui se baigne dans une piscine pour se vanter d’être mouillé et en faire toute une théorie : « Vous voyez, ces gouttes-ci proviennent de la piscine ; on pourrait croire qu’elles sont envoyées par notre Seigneur, mais non : notre Seigneur a créé l’eau et seulement après dans un mouvement de sincère… » Le Monde diplomatique devrait nommer cette traîtresse de la juiverie SPP (sainte protectrice des pamplemousses). Il suffirait d’officialiser le fait qu’I. Ramonet s’agenouille, tous les matins, sur le prie-Dieu de sa salle à manger pour demander à Simone de l’aider à ne pas dire des choses trop intelligentes.
J’étais tellement en colère qu’au lieu de porter la conasse derrière le cimetière et lui remplir la bouche de sperme inuit, comme elle aurait bien voulu[3], je suis rentré et j’ai envoyé deux mots à G. : « T’es plus perdu que je ne le pensais. P.S. Selon l’arrêté de 1976, j’aurais pu écrire que je le pensais ».
8 août 2002 Trop. « Nos sens n'aperçoivent rien d'extrême,
trop de bruit nous assourdit, trop de lumière éblouit, trop de distance et trop
de proximité empêche la vue, trop de longueur et trop de brièveté de discours
l'obscurcit, trop de vérité nous étonne », écrivait Pascal. Ce qui
m’étonne, c’est qu’il fut un temps où je trouvais ses pensées intelligentes. À
leur contact, j’avais l’impression de me libérer d’une vision simple et sans
finesse de la vie et de toucher le fond des choses. Maintenant que je ne vois
que des banalités comme celle-ci sur « trop », je me demande si la
profondeur n’est pas un effet pervers des jeux de miroir des banalités.
Heureusement que Montaigne existe ; il ne me déçoit jamais, même quand il
dit qu’il y a plus de distance de tel à tel homme qu'il n'y a de tel homme à
telle bête
9 août 2002 Distances.
Distance 1. Pascal parlait de la « distance infinie
entre le corps et l’esprit » parce qu’il ne connaissait pas le corps et
n’avait pas d’esprit. J’exagère : il avait l’esprit borné des enfants
brillants.
Distance II. La distance infinitésimale entre Achille et
la tortue continue à méduser les philosophes qui refusent les béquilles des
mathématiques.
Distance III. Il y a des distances raisonnables comme celle entre le soleil et la terre ; il y en a d’autres inconcevables comme celle entre toi et moi.
Distance IV. Calculer la distance zoologique en gènes est équivalent à calculer la distance théorique en mots.
Distance V. La distance métaphysique n’est pas une
distance mais une dis-tance, une distence ou, éventuellement, une distanse.
Distance VI. La distance parcourue par un individu dans sa
vie est de longueur 0 : de soi à soi.
Distance VII. L’invention de Dieu crée une distance infinie
entre la créature de l’homme et l’homme. C’est pour cela que les Chrétiens ont
inventé le Christ et les athées la science.
Distance VIII. La distance entre la raison
et l’inconscient à besoin d’un médiateur : l’argent.
Distance IX. La distance critique mets dans le deuxième
degré et rend incapable de voir le premier.
Distance X. Prendre des distances du sacré veut dire le
tuer. Le sacré est là où il n’y a pas de distance ou une distance fictive, ce
qui revient au même.
Distance XI. Pour garder le charme, on se garde à distance.
Distance XI. Stendhal écrivit qu’il y a une grande
distance entre l'infidélité chez les hommes et chez les femmes.
Stendhal commence à être distant !
Distance XII. La courtoisie tient à la bonne distance.
Distance XIII. La distance entre premier, deuxième et
troisième monde n’est ni géographique ni politique
10 août 2002 Possibilité.
Mes amis nostalgiques du sens d’antan ne lâchent pas prise. Hier encore, le
seul qui ne s’est pas réfugié à la campagne pour fuir ces températures
insensées : nous sommes projetés dans un vide éthique et normatif où la
simple possibilité technique déclenche les processus pour rendre les
possibilités des réalités. On peut faire des poules sans tête ? On
les fait. Mes amis nostalgiques ignorent que les possibilités ne sont pas
dans le vide, qu’elles deviennent réelles parce qu’elles le sont déjà. Mes
vieux amis nostalgiques ont beaucoup d’élèves qui sont nostalgiques d’un monde
qu’ils n’ont jamais connu. Des mondes, pour eux, fictifs. Bien plus vides que
ceux à venir.
11 août 2002 Mécanique. Ce qui m’agace chez les bons
étudiants, surtout chez les très bons, c’est leur capacité de répéter
mécaniquement tout ce que le livre dit. Mais, faut-il demander autres
choses ?
P'têt'ben qu'oui, p'têt'ben qu'non.
P'têt'ben qu'non: peut-être que tout apprentissage n’est que répétition mécanique et que les répétitions non mécaniques ne sont que des manières hypocrites et irrespectueuses de répéter.
P'têt'ben qu'oui: peut-être que les bons
étudiants, surtout les très bons, ne sont pas bons et que la répétition
mécanique est un indice de leur incapacité à lire dans le monde plutôt que dans
le livre.
Peut-être aussi que seul le changement de ton
compte, que ce qui compte est musique.
[1] Il est important de souligner que la journaliste, même au risque de sa vie, écrit le gouvernement du président Mugabe, le dictateur noir qui hante les rêves des Blancs, et non le gouvernement du pays, comme aurait fait un journaliste moins courageux.
[2] G. est tellement stické sur les vieilleries de la langue françaises que quand je lui avais parlé de l’arrêté ministériel du 28 décembre 1976, qui ouvre la porte à des possibilités d’écriture enrichissantes pour écrivains et lecteurs, il s’était égosillé en pérorant sur la décadence, sur les nouvelles générations qui ne veulent plus faire d’efforts, sur la pureté de la langue de Valéry… À un certain moment, au comble de l’excitation, il me cria : « Tu sais, maintenant on est libre d’écrire " La joie, le bonheur porta… " Comprends-tu ? Deux sujets et le verbe au singulier ! N’importe quoi pour ne pas faire des efforts. » Je ne lui ai rien répondu parce qu’il n’aurait pas compris. Pour lui un monde sans police est inconcevable ; il faut la police pour la paix, pour la grammaire, pour les viols… Il n’aurait jamais compris que dans le cas qu’il citait, le singulier donnait une toute autre tonalité à la phrase. On n’aime pas la police impunément.
[3] Ma colère a été aidée aussi par l’intuition qu’elle voulait se faire baiser par un Inuit pour avoir une histoire piquante à conter à ses copines. Et puis ce pauvre rat ! il aurait trop souffert ; il aurait risqué d’aller se noyer et, ça non ! Ça c’est trop ; même pour un insensible comme moi.