26 août 2002. Le triangle, la parole et Dieu.
Spinoza : si un triangle pouvait parler, il dirait que Dieu est éminemment triangulaire.
Rosenzweig : s’il pouvait parler,
dirait de Dieu qu’il est éminemment parlant.
Un homme sans foi : s’il pouvait parler, il n’y
aurait ni triangle, ni homme, ni Dieu : rien que la parole, rien que rien.
27 août 2002. New York. Il est neuf heures et
quart et j’attends l’ouverture de Strands à l’intersection de la 12e
rue et Broadway. Avec moi attendent : un vieux hippy dans la cinquantaine,
en short et sandales, qui fait des flexions en sifflotant ; un type dans
la trentaine, cravate orange et chemise verte, lunette à la Arthur Miller,
regard immobile ; une femme mûre, habillée comme une femme dans la
cinquantaine nostalgique de la vingtaine, les coudes appuyés à son chariot
rempli de livres (47, j’ai les est contés. Les quatre du dessus sont de grosses
briques féministes) ; un Noir avec des ressorts dans les pieds (le
stéréotype du jeune Noir new-yorkais) qui décrit des ovales au rythme de son
walkman ; deux adolescents, appuyés à la cabine téléphonique, qui ont
l’air de régler des problèmes de cœur (quand une touriste, accent français,
leur demande si elle peut téléphoner, ils se déplacent de cinquante centimètres
sans répondre et sans la voir) ; une grosse Noire souriante (le stéréotype
de la jeune mère noire new-yorkaise) avec des enfants qui jouent à se voler les
casquettes. À neuf heures et vingt cinq, quatre employés sortent de la porte de
service avec quatre bibliothèques sur roue, qu’ils placent devant les vitrines.
À neuf heures, j’entre dans la librairie la plus poussiéreuse que je n’ai
jamais vue.
Pour arriver à la librairie j’ai traversé 42 rues. Assez de temps pour m’émouvoir.
J’aime New York.
J’aime la casbah de l’Occident.
J’aime sa foule, ses gratte-ciel, ses magasins, sa publicité, ses taxis, ses restaurants.
J’aime ses librairies, ses musées, son métro (et ses bouches), son trafic (de voitures).
J’aime ses vendeurs de châtaignes (quand c’est
le temps des châtaignes).
J’aime ses autres vendeurs de rue (quand ce
n’est pas le temps des châtaignes).
J’aime son rythme, ses odeurs, sa musique, ses
couleurs.
J’aime sa tronche.
J’aime les touristes. Même les touristes,
j’aime à New York.
J’aime New York parce que je suis en même temps à Athènes en -399, à Rome en -45, à Constantinople en 527, à Aix-la-Chapelle en 813, à Malte en 869, à Pékin en 1030, à Damas en 1170, à Oulan-Bator en 1206, à Florence et 1492, à Xaquixaguane en 1548, à Londres en 1658, à Paris en 1788, à Moscou en 1916, à New York en 1952 et à New York en 2001.
J’aime ses Noirs.
J’aime ses Portoricains, ses Italiens, ses
Chinois, ses Scandinaves, ses Brésiliens, ses Cambodgiens, ses Russes, ses
Vietnamiens, ses Bulgares, ses Zimbabwéens, ses Portugais, ses Espagnols, ses
Colombiens, ses Thaïlandais, ses Algériens, ses Polonais, ses Mauritaniens, ses
Mongols, ses Israéliens, ses Argentins, ses Palestiniens, ses Zambiens, ses
Yougoslaves, ses Indiens (de l’Inde), ses Indiens (d’Amérique, que je n’ai
jamais vus), ses Français (fort peu nombreux), ses Allemands (indétectables),
ses Anglais, ses Nigériens, ses Marocains, ses Botswanais, ses Suisses, ses
Chiliens, ses Autrichiens, ses Afghans, ses Iraniens, ses Malgaches, ses
Égyptiens, ses Mexicains, ses Cubains (même ses Cubains), ses Libanais, ses
Congolais, ses Sénégalais, ses Canadiens (même ses Canadiens) et ses Namibiens.
J’aime New York.
J’aime ses prêtres et ses rabbins, ses mollahs et ses moines (bouddhistes).
J’aime ses églises, ses mosquées et ses
synagogues.
J’aime New York.
J’aime ses temples (chrétiens, du sexe, indous,
de la mode, juifs, du sport, musulmans et des chaussettes).
J’aime ses auto-ambulances, ses hôpitaux, ses
centres (du cancer, de l’AIDS, de la ménopause, des os, des cheveux et des
yeux).
J’aime ses parcs (son parc central aussi).
J’aime son espoir, sa vitalité et sa dureté.
J’aime sa pizza, sa choucroute, ses tagines,
son poulet général Thao, sa tarte aux poires, sa glace (celle qui nous
rafraîchit la langue), ses T-bones (et aussi ses T-shirts, ses T-cables, ses
T-books et ses T-cars).
J’aime New York parce qu’il y a Harlem et le Bronx d’où partira ce qui fera pâlir 89 et 17.
J’aime ses filles (décontractées, coincées,
dévêtues, sportives, femmes d’affaires, blondes, brunes, noires, blanches,
délavées, maigres et grosses)
J’aime ses gars (décontractés, coincés,
dévêtus, sportifs, hommes d’affaires, blonds, bruns, noirs, blancs, délavés,
maigres et gros)
J’aime New York.
J’aime son sang, ses idées, ses ponts, ses
trottoirs, ses artistes, ses expositions, ses bars (sombres, éclairés,
malfamés, à la mode, grands et pas grands)
J’aime ses pompiers. Même les pompiers, j’aime
à New York (je n’aime pas ses policiers, ça non. Même à New York, je n’aime pas
les policiers)
J’aime ses journaux, ses jardins, ses villas,
ses charcuteries, ses bijouteries, ses magasins (de vêtements, d’ordinateurs,
d’alimentation naturelle, d’alimentation non naturelle, de cahiers, de condoms,
de tournevis, de voitures, de pain, de fruits et légumes, de fruits sans
légumes, de pilules et de légumes sans fruits).
J’aime sa saleté, ses instituts de beauté, sa
merde (de chiens, d’humains, de chats, de serpents et de lapins.)
J’aime New York.
Je ne sais pas très bien pourquoi, mais j’aime New York (probablement j’aime New York parce que toutes les autres villes sont plates et pleines de soi).
28 août 2002. Mauriac. « Dis-moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es, il est vrai, mais je te connaîtrai mieux si tu me dis ce que tu relis. » C’est une phrase de François Mauriac que j’ai lue sur les poches en plastique d’Indigo. J’aime tellement le Mauriac essayiste et polémiste que je n’avais pas encore fini de lire « relis », que je me réjouissais déjà de la profondeur de la réflexion. J’étais encore dans le bonheur ouaté que donne la rencontre avec des pensées qu’on partage quand, un diable ou un ange, je ne sais pas, me chuchota quelques mots à l’oreille que je ne compris pas. Je n’ai rien compris. Dès que je me dis cela, l’incantation se fêla. Un léger malaise m’envahit les orteils et monta lentement à bride abattue (comme l’ascenseur de l’Empire State Building) jusqu’au cortex dorso-latéral préfrontal. Oui, c’est quand même étonnant qu’on mette une phrase profonde sur des poches publicitaires. « … si tu me dis ce que tu relis. » Donc… ce que tu relis… je te connaîtrai mieux si tu me dis ce que tu relis… parce que je sais ce que tu lis et en plus… L’ange avait raison. C’est une grande banalité, qu’écrit Mauriac. Une phrase à effet. Une phrase pour la publicité.
29 août 2002.Le cadavre du travail. J’ai toujours eu une assez grande sympathie pour les idées de Robert Kurz et de son groupe de travail, Krisis ; surtout pour leur conception du travail : « L’objectif du socialisme ne peut être la " libération du travail ", mais seulement et exclusivement " se libérer du travail " [On vit dans une société où règne] cette absurdité par laquelle le travail ne produit rien d’autre que du travail dans une forme différente[1] ». Malgré le style assez rébarbatif, j’ai toujours préféré les positions « anti-travail » de Krisis, à celles plus connues de Rifkin ou de Gorz, à cause d’une plus grande solidité théorique. Dès la parution en France du Manifeste contre le travail[2], je me suis donc empressée de me le faire envoyer. J’ai été déçue. Pourquoi ? Primo, parce que, depuis, j’ai fréquenté des textes d’auteurs de la « pensée forte » italienne[3] qui, tout en étant inspirés par le même désir de dépassement et d’émancipation, sont moins constipés du point de vue du style, politiquement moins plaignards, moins unidimensionnels dans l’approche et plus solides dans l’échafaudage théorique. Certes, on ne peut pas en vouloir à un auteur parce qu’on en préfère un autre, mais, lorsque deux « écoles » partent de la même base théorique, sont mues par le même désir et abordent les mêmes thèmes, il serait complètement idiot de ne pas les comparer et de ne pas les employer pour un éclaircissement réciproque. Deuzio, parce que la forme « manifeste » rend trop belliqueux un discours qui aurait besoin d’une plus grande diffusion pour ne pas courir le risque de faire l’effet opposé à celui voulu par les auteurs, surtout à une époque où, sous l’influence de la publicité, tout est « manifeste ». Ceci dit, le livre est tout autre qu’inintéressant — ma déception relève de mon parcours intellectuel des dernières années plutôt que du contenu objectif du livre.
Le manifeste
Même si les auteurs se déclarent au-delà de Marx et du marxisme, ils restent des arrière- petits-fils de Marx et ils ne peuvent donc pas écrire un manifeste sans rendre hommage au Manifeste Communiste. Voici le début des deux manifestes :
Un cadavre domine la société, le cadavre du travail. Toutes les puissances du monde se sont liguées pour défendre cette domination : le pape et la Banque Mondiale, Tony Blair et Jörg Haider, les syndicats et les patrons, les écologistes d’Allemagne et les socialistes de France. Tous n’ont qu’un mot à la bouche : travail, travail, travail ! |
Un spectre hante l’Europe : c’est le spectre du
communisme. Pour le traquer, toutes les puissances de la vieille Europe se
sont liguées dans une sainte chasse à courre : Le Pape et le Tsar,
Metternich et Guizot, des radicaux français et des policiers allemands |
Krisis, ayant choisi le manifeste, ne s’adresse pas à ceux qui discutent sur la pointe d’une aiguille mais à ceux qui, déjà convaincus du cul de sac dans lequel nous nous trouvons, ont besoin de se retrouver autour d’une parole qui n’isole pas l’individu dans une particularité n’ayant rien de particulier, comme le font les différentes écoles psy ; qui ne prêche pas un retour à l’asthénie du religieux qui, depuis quelques lustres, pénètre et dévitalise même les esprits les plus rétifs ; qui ne s’égosille pas dans une violence fasciste ou écologiste ; qui ne fait pas appel aux forces « positives » d’une technique qui occupe tous les espaces disponibles sans respect aucun pour les restes d’un monde qui ne fut pas seul supplice.
Pour ceux qui ne sont pas habitués aux textes de filiation marxiste, il est peut-être utile de préciser que pour Krisis le travail qui est mort « n’a rien à voir avec le fait que les hommes transforment la nature et sont en relation les uns avec les autres de manière active. Aussi longtemps qu’il y aura des hommes, ils construiront des maisons, confectionneront des vêtements […] élèveront des enfants, écriront des livres, discuteront […] Ce fait est banal et va de soi. Ce qui ne va pas de soi, c’est que l’activité humaine tout court, la simple " dépense de force de travail ", sans aucun souci de son contenu, tout à fait indépendante des besoins et de la volonté des intéressés, soit érigée en principe abstrait régissant les rapports sociaux. » C’est le travail comme abstraction pour créer et évaluer la richesse, pour guider et rendre injuste le partage des ressources qui n’est plus d’aucune utilité et qu’on s’efforce de garder en vie, avec d’énormes dépenses d’énergie qui pourraient être employées à d’autres fins. Que la fin du travail soit arrivée ne fait pas de doutes pour Krisis, mais, alors, pourquoi la majorité des gens ne s’en aperçoit-elle pas? Parce que tous se sont ligués ; tous les puissants, sans distinction de classe, de race, de sexe, de profession… Mais si on continue à nous cacher sa mort, comment en prendre conscience ? Comment doit-il agir celui « qui n’a pas désappris à penser » ? En deux mots : que faire ? La réponse est claire : il faut rompre avec la société du travail, mais cette rupture ne peut pas naître « d’un nouveau principe abstraitement universel mais seulement [du] dégoût qu’éprouve l’individu face à sa propre existence en tant que sujet de travail […] Le programme contre le travail ne se nourrit pas d’un corpus de principes positifs, mais de la force de la négation […] le mot d’ordre de l’émancipation sociale ne peut être que : Prenons ce dont nous avons besoin ! » Les ennemis du travail ne peuvent pas se transformer en un parti politique ou en n’importe quoi d’autre pour « s’emparer des commandes du pouvoir. Leur lutte n’est pas politique, elle est antipolitique ».
Ce sont les connaissances scientifiques et techniques qui ont tué le travail : « Par suite de la révolution micro-informatique, la production de richesse s’est toujours davantage découplée de la force de travail humaine ». C’est à cause de la technique que « la vente de la marchandise-force de travail est assurée d’avoir autant de succès qu’en a eu la vente des diligences au XXe siècle ». Même s’il est clair que pour les membres du groupe Krisis, l’évolution de la technique est ce qui a tué le travail, ils ne peuvent pas être accusés de « naïveté technicienne » car il est également clair, pour eux, qu’afin que la société se libère de son cadavre « la majeure partie des structures techniques doivent être complètement transformées, car elles ont été élaborées d’après les normes bornées de la rentabilité abstraite ».
Mais même si le travail est mort, la société n’est pas prête à s’organiser autour d’autres éléments « vivants » ou en train de le devenir. Le mot d’ordre « un poste de travail pour tous », par exemple, est absurde autant du point de vue du capitalisme le plus borné que de la social-démocratie la plus éclairée. La seule conséquence, de ce mot d’ordre, c’est de demander « n’importe quel travail » : dans l’industrie militaire, en psychologie, dans les boîtes de nuit, dans les écoles, dans les bordels, à la télé… pourvu qu’ils travaillent. « Que ce qu’ils doivent faire n’ait que très peu de sens, voire aucun, peu importe, pourvu qu’ils restent perpétuellement en mouvement afin de ne jamais oublier la loi selon laquelle doit se dérouler leur existence ». La gauche politique est, bien sûr, « coupable » autant que la droite car « non seulement elle a élevé le travail en l’essence de l’homme, mais elle l’a mythifié et […] pour elle, ce n’était pas le travail qui était scandaleux, mais seulement son exploitation par le capital ». Même pour le mouvement ouvrier et les syndicats « le malheur du travail s’est mué en fausse fierté du travail, qui redéfinit la domestication de l’individu […] Tous les membres de la société, sans exception, devaient être enrôlés de force dans les " armées du travail " ». La longue ombre de E. Jünger et de son Travailleur n’est pas loin.
La centralité du travail et sa mort impliquent, selon Krisis, la fin de la politique car « la fin en soi de la société du travail est le postulat de la démocratie politique » ; la politique est liée à l’État et « l’État moderne doit son rôle au fait que le système de production marchande a besoin d’une instance supérieure [pour] les fondements juridiques généraux et les conditions nécessaires à la valorisation ». C’est parce qu’elle est au service de l’économie marchande que, quand les finances de l’État se tarissent, « l’éducation devient le privilège des gagnants. La culture intellectuelle et artistique se voit ramenée au critère de sa valeur marchande et dépérit. Le secteur de la santé devient infinançable et se désintègre dans un système à deux vitesses. » Inutile d’essayer, comme le font la majorité des intellectuels engagés, de trouver les moyens pour rendre les conditions de vie plus acceptables. On ne fait que changer le mal de place. Des solutions comme la taxe Tobin ne font qu’empirer le mal, en donnant au travail un soutient inattendu. Le travail étant le « lieu » idéal de la « rationalité » de l’homme blanc, il a « chassé de lui tous les besoins émotionnels et tous les états d’âme dans lesquels le règne du travail ne voit que des facteurs de trouble », notre société, fondée sur « l’extermination par le travail » (fondation des États nations et colonialisme en particulier) a créé « un universalisme de la société de travail [qui] est, à la racine, profondément raciste. L’abstraction universelle du travail ne peut jamais se définir qu’en se démarquant de tout ce que ne s’intègre pas à elle. »
Sur une chose, pendant des siècles, la Bible a eu raison : le travail est la malédiction de Dieu mais, aujourd’hui, la malédiction s’est transformée en « Tu ne mangeras pas parce que ta sueur est superflue et invendable ». On se prépare, on s’entraîne, on se pomponne, on donne tout pour le travail — même notre temps — parce que hors du travail il n’y a rien. Rien d’objectif. On ne peu plus se retirer en famille : « La sphère de la " vie privée " et de la famille se dégrade et se vide toujours davantage de sa substance parce que, dans sa toute-puissance, la société du travail exige l’individu entier, son sacrifice complet, sa mobilité dans l’espace et sa flexibilité dans le temps ». Notre corps et notre temps sont dans et pour le travail. Et les méchants financiers dans tout cela ? Aux méchants financiers, Krisis ne croit pas ; Kurz et ses amis ne croient pas que la spéculation financière soit une des causes de la crise actuelle mais, bien au contraire, ils pensent que « l’expansion spéculative des marchés financiers ajourne provisoirement la crise » et permet ainsi à la société de traîner un peu plus longtemps le cadavre du travail. C’est facile et dangereux d’opposer les « bons » industriels aux « mauvais » financiers souvent juifs et internationalistes, dangereux car les mots de la « Droite de l’Emploi » — par nature raciste, antisémite et anti-américaine — risquent de se retrouver sur les lèvres de la « Gauche de l’Emploi » qui semble oublier qu’une de ses dernières trouvailles, « le salaire social », est un concept du « maître à penser du néo-libéralisme, Milton Friedman ». Les tentatives d’améliorer les conditions de vie des exclus sont vouées à l’échec sur le long terme et à court terme permettent « de nourrir chez soi quelques millions de bouches " inutiles " (au sens capitaliste du terme) — à l’exclusion de ceux qui n’ont pas le bon passeport ».
Deux mots avant la fin
Plusieurs fois pendant la lecture du manifeste, j’ai eu l’impression, que le groupe Krisis reste trop attaché à une vision fordiste du travail ; que leur type de travailleur idéal est l’ouvrier spécialisé des usines Ford ou Siemens des années 60. Quand ils écrivent que la production dans les sociétés pré-capitalistes « loin d’être densifiée comme dans la société du travail, était entremêlée d’une culture sophistiquée de loisir et de lenteur relative », ils semblent oublier que dans l’organisation post-fordiste, la lenteur aussi a acquis un statut productif. Mais surtout, ils oublient que, comme le fermier troussait les jupes de la fillette qui ratissait le foin, ainsi le chef de service de Siemens ou d’Hydro-Québec trousse celles de la secrétaire. Les deux hommes continuent à trouver leur loisir, même au travail, tandis que[4]…
Le tableau que Krisis brosse de la société actuelle est tellement sombre que le lecteur ne peut pas ne pas y lire une idéalisation du passé. Et même quand il est dit que les conditions de vie « Dans les anciennes sociétés agraires étaient tout sauf paradisiaques. […] De fait, les hommes avaient encore quelque chose à perdre malgré l’étroitesse de leurs conditions », ce n’est pas tout à fait convaincant. Pour Krisis il est clair que les anciennes sociétés n’étaient peut-être pas paradisiaques mais que les conditions de vie y étaient meilleures que les conditions actuelles. Sur cela, sans doute parce que j’ai vu les conditions de vie des paysannes africaines ou québécoises qui vivaient encore selon des modes de vie pré, je suis en désaccord complet. Je pense exactement le contraire : les femmes paysannes n’avaient rien à perdre sinon leurs chaînes, tandis que les Québécoises actuelles ont beaucoup de choses qu’elles ne veulent pas perdre et qui permettent une vie meilleure que celle que les membres de Krisis décrivent (ce qui a pour effet de rendre le changement encore plus difficile). Je ne suis pas convaincue non plus que dans le monde du travail « où motivation et créativité sont les maîtres mots, on peut être sûr qu’il n’en reste rien — ou alors seulement en tant qu’illusion ». Je crois que la « créativité », dans beaucoup de travaux, est effectivement quelque chose de très important, de satisfaisant même. C’est à cause du plaisir que l’individu trouve au travail (plaisir qui ne peut pas être nié mais qui, éventuellement, peut être troqué pour un autre) que « La chose est indécise : le déclin du travail peut conduire soit à la victoire sur la folie du travail, soit à la fin de la civilisation ». Quelle civilisation ?
Coda
Le manifeste de 1848 se refermait sur le fameux « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », celui de Krisis par « Prolétaires de tous les pays, finissez-en ! ». Cet appel aux prolétaires me laisse un peu songeuse. C’est peut-être l’influence des « Italiens », mais je commence à m’habituer à « Multitude ».
30 août 2002. L’Idiot de Benjamin. J’ai lu une
critique idiote de l’Idiot de Dostoïevski (Walter Benjamin, Œuvres I,
Folio Gallimard 2000).
Pédant. Tout ce qui est pédant est idiot. Tout ce qui est idiot n’est pas pédant.
31 août 2002. Carrière. La dernière fois que je l’ai
vu, ça doit être au début des années 70, quand il avait commencé comme
programmeur dans une petite banque du coin. Je lui ai parlé hier pour lui
demander une faveur. On était des amis, au lycée. Tous les deux d’origine
super-populaire. Tous les deux très bons à l’école. Tous les deux grands
travailleurs. Lui sans lubies, moi… moi, j’en avais pas mal. Tous les deux dans
des collèges universitaires d’élite (il resta quatre ans et moi un mois). Il
avait toujours une tête sur les épaules, Parfois, j’avais ma tête dans mes
mains (sans savoir quoi en faire).
Il rêve. Je rêve. (Tu rêves, nous rêvons, vous
rêvez, ils rêvent. Tu es déçu(e), nous sommes déçu(e)s, vous êtes déçu(e)s, ils
sont déçu(e)s)
Il n’a pas un, mais des postes importants. Une
fille et un fils qui réussissent très bien. Il y a vingt ans, je le trouvais
trop sérieux. Maintenant il me permet de constater que ceux qui veulent
« arriver », le peuvent (indépendamment des conditions
sociales) : il suffit d’être intelligents et travailleur. Et moi qui ne suis
pas arrivé ? Je dois avoir fait d’autres choix qui ne me donnent pas le
droit de mépriser (comme il y a vingt ans), les bons pères de famille qui ont
fait carrière. Je pourrais même ajouter que ma voie a été beaucoup plus facile
que la sienne. Facile comme celle de tous ceux qui ont un penchant pour la
critique, pour le jeu et pour le je.
Premier septembre 2002. Moilogie. La moilogie est la science qui a le moi — le moi et non l’ego — comme objet d’étude, le roman comme outil et le manque de méthode comme méthode.. Des moilogues ont toujours existé même si, n’étant pas des romanciers, on ne peut pas les définir des moilogues au sens strict du terme — Catulle, par exemple, fut un des plus grands moilogues latins. La majorité des moilogue sont égocentriques, mais un égocentrique n’est pas nécessairement un moilogue. Les moilogues envahirent la littérature avec le romantisme mais, grâce à l’acharnement d’anti-moilogues comme Rimbaud, Mallarmé, Valéry ou Joyce, pour n’en nommer que quatre, elle ne se noya pas dans un verre d’absinthe. La science de la moilogie est d’accès très facile, il suffit :
a) De s’écouter et de se regarder.
b) De ne pas écouter et ne pas regarder.
c) De ne pas agir et de regarder ceux qui agissent avec un léger mépris
La moilogie permet une très grande productivité (jusqu’à 200 pages par mois) : il suffit de brancher directement l’ordinateur à la surface de son âme et… hop. Il faudrait conseiller la moilogie à tous les enfants qui n’aiment pas étudier et aux adultes qui veulent retourner aux études pour ne pas étudier. La moilogie a des sous-domaines bien établis : la moilogie comparée, la moilogie de l’autre, la moilogie analytique, la moilogie de la faiblesse, la moilogie de la mélasse. Selon Le Monde C. Angot est l’une des plus grandes moilogues de ce début de millénaire.
[1] Robert Kurz, « L’honneur perdu du travail », Conjoncture 25, Printemps 1997.
[2] R. Kurz, E. Lohoff, N. Trenkle, Manifeste contre le travail, Éditions Léo Scheer, 2002.
[3]Surtout Paolo Virno et Antonio Negri.
[4] Si la condition des hommes, du point de vue du loisir volé au travail, n’a pas tellement changé, pour les femmes il y a eu une amélioration certaine. Le fait qu’il y ait plus de consentement de la part de la secrétaire de vingt-cinq ans que de la petite paysanne de treize n’est pas sans importance. On dira que le manager pour tripoter la fillette peut toujours aller en Thaïlande, c’est vrai, mais ce n’est pas la même chose, du point de vue social.