22 avril 2002 Spectacle. Ce serait étonnant et malheureux pour ceux qui voient les humains comme des être dotés de neurones si, après les élections françaises, il y avait encore des gens qui doutent qu’on vive dans une société du spectacle : spectacle de préparation des élections, spectacle des sondages, spectacle de la présentation des résultats, spectacle des commentaires, spectacle des manifestations de gauche.

 

Sondages. Les sondages nous donnent des chiffres, fruit d’échantillonnages, qui représentent les intentions de vote. L’aruspicine des nombres, pour fonctionner, a besoin d’une participation passive et sans état d’âme des répondants. Comment s’étonner que beaucoup de personnes qui votent pour Le Pen ne le disent pas, dans une société où la majorité pense que c’est honteux d’être raciste ? Ce serait un hara-kiri moral. Mais on ne peut pas prétendre que nos commentateurs qui s’intéressent seulement à leurs commentaires puissent faire le moindre travail neuronal pour lire les entrailles des nombres. Ce manque de travail en « temps réel » aura même des retombées spectaculaires dans les départements de science politique qui se pencheront sur l’analyse des sondages et donneront des explications utiles pour le spectacle du prochain congrès ou de la prochaine entrevue à la télé.

 

Séisme. Dans une société du spectacle, il faut toujours qu’il se passe quelque chose. Il faut surtout qu’on dise qu’il se passe quelque chose pour attirer l’attention qui autrement flânerait dans d’autres régions du politique : chaque aboyeur chante les caractéristiques exceptionnelles de ses femmes-canons, de ses mangeurs de feu, de son Albert tellement maigre qu’il passe par le chas d’une aiguille. Une fois qu’on est pris dans la logique du spectacle, on n’a pas d’autre choix que de choisir des termes toujours plus puissants, toujours plus percutants, toujours plus… spectaculaires. Séisme, par exemple. Séisme pour indiquer que les gens ne se sont pas comportés comme la police culturelle l’avait prévu. Un mec qui savait ce qu’est un spectacle aurait probablement dit : Much ado about nothing.

 

Honte. Première page d’un quotidien : un visage de pierrot, un masque, avec l’Inscription « j’ai honte d’être Français ». Du spectacle, encore. Du spectacle plus spectaculaire que celui de Le Pen. Honte d’être Français parce que le 20 % de ceux qui habitent en France votent Le Pen ? C’est du cirque, encore une fois. C’est le fait qu’existent des nations comme la France, le Canada, les États-Unis… qui engraissent les tendances racistes. Continuer à employer le mot « France », c’est la vraie honte (si honte a un sens par rapport à ce que les autres font. Mais, sans doute que la honte n’est que la spectacularisation de nos sentiments).

 

Représentation. Les élections sont un moyen de choisir, parmi ceux que les partis nous présentent, ceux qui iront nous représenter. Jouer un rôle. Être dans le spectacle. Il suffit donc d’avoir l’oreille un peu verbale pour savoir qu’il n’y a pas de démocratie élective sans spectacle.

 

Cinéma et politique. J’ai arrêté d’aller au cinéma quand trop de films parlaient de cinéma. Pourquoi ne devrais-je pas cesser de m’intéresser à la politique des partis quand ceux qui font la politique ne parlent que de politique.

 

23 avril 2002 Peaux, arbres, énergie. Saint Dominique vendit tous ses livres pour aider les pauvres en disant : Nolo studere super pellas mortuas, et homins moriantur fame (je ne veux pas étudier sur des peaux mortes pendant que des hommes meurent de faim) ? Est-ce que, aujourd’hui, saint Dominique dirait qu’il ne veut pas étudier sur des fibres végétales pendant que les arbres disparaissent de la terre? Et un saint Dominique encore dans les langes ? Qu’il ne veut pas étudier sur des écrans quand la production d’énergie détruit l’écosystème ?

 

24 avril 2002 Probabilité. Il semble que si vous vous promenez en France vous risquez de tomber sur un raciste toutes les cinq rencontres. Ayant parlé à beaucoup d’Arabes et de Noirs ayant vécu en France, je croyais que c’était pire. Mais, avez-vous déjà pensé que quand vous vous baladez au Québec, un adulte sur cinquante risque d’être un enseignant ? Quelle horreur !

 

25 avril 2002 Fin. J’ai toujours eu des difficultés avec le mot « fin ». Quand, ce matin, en lisant La monarchie de Dante, j’ai trouvé « Celui qui tend vers le bien de la communauté, tend vers la fin du droit », j’ai eu un instant de panique ; je me suis dit que je n’avais rien compris au poète de Béatrice. Un Dante anarchiste qui pensait que la mort du droit était quelque chose de bien pour la communauté me semblait, comme on dit ici, ne pas fitter avec le personnage. Tout ce désarroi n’a pas duré plus de quelques secondes car je me suis souvenu de la maudite ambiguïté de « fin »  dans la langue française : « fin » veut dire mort, point d’arrêt, mais aussi « objectif ». Pour être complètement sûr de ce que disait Dante, j’ai consulté la traduction de Pézard dans la Pléiade : « Quiconque met son entente au bien de la chose publique met son entente aux fins même du droit. » Le pluriel enlève ici toute ambiguïté au texte. Ma question personnelle réglée, une autre, d’intérêt bien plus général, me vint à l’esprit : « Quel est l’impact sur l’esprit des francophones du fait que mort et objectif puissent se dire avec le même mot ?[1] [2][1] » Qu’il suffise de préciser à ceux qui pensent que cette question est oiseuse qu’elle a le même statut que la question du manque de futur dans la langue des indiens Hopi qui a été l'objet de dizaines de colloques dans le monde entier. Et, ce n’est pas pour être raciste, mais je crois que la langue française a encore plus de poids que la langue hopi. Qu’un objectif soit la « mort » des actions, des désirs, de la volonté qui ont poussé à agir pour l’atteindre, c’est vrai. Mais avant de l’atteindre, quand on se démerde pour l’atteindre, la fin est le contraire de la mort, elle est la cause de la vie (causa finalis comme disaient les latins) : elle est la vie. Mais si cette « fin » on l’appelle « fin » comme la mort, où trouver l’enthousiasme vital qui permet d’atteindre la « fin » en tant qu’objectif ? Les questions ayant été placées, il faudrait trouver une jeune comparatiste qui veuille faire une carrière sur la fin et qui ait envie d’organiser son premier colloque dans le cadre de la semaine culturelle de Verchère, par exemple. Je pourrais même lui proposer un titre « La fin de la fin : mode d’être hapaxique ? ».

 

26 avril 2002 Théorie de la fraise. Suite au succès de Le Pen, on m’a demandé d’appliquer la théorie des fraises à la gauche. Pour ceux qui ne la connaissent pas, je dirai que la théorie de la fraise est fondée sur l’observation millénaire des fraises des bois et des myrtilles et que son  résultat le plus important est la loi de la proportionnalité inverse pour les couples de mots qui s’emploient souvent ensemble : le mot du couple qui a le plus d’entrées dans un dictionnaire est celui qui a le moins d’entrées (d’éléments physiques correspondants) dans le monde

 

Pour le phénomène Le Pen, on prend donc le couple gauche-droite. Dans le grand Robert, il y a une entrée pour « gauche » et trois entrées pour « droite », ce qui, en appliquant naïvement la théorie, impliquerait qu’il y a trois fois plus de gens de gauche que de droite, ce qui est clairement en contradiction avec la réalité des pays francophones. Mais, puisque nous ne sommes pas des poppériens naïfs, nous ne laisserons pas tomber notre théorie après un seul échec. Dans toutes les langues indo-européennes, comme l’a démontré Labatchewsky, si on l'applique la constante hamiltonienne (15,6 pour le français) aux mots dérivés, on les ramène au même rang que les entrées. Dans notre cas, on a six dérivés  pour gauche (gauchement, gaucher, gaucherie, gauchiser, gauchisme, gauchiste) et deux pour droite (droitement, droiture) ce qui donne 93,6 unités d’entrées pour gauche (15,6 fois 6) et 31,2 unités d’entrées pour droite (15,6 fois 2). Si, aux unités équivalentes qu’on vient de calculer, on ajoute 1 à gauche et 3 à droite (les entrées originelles) on obtient 99,6 pour gauche et 35,2 pour droite. Ce qui donne (si on oublie les décimales) deux personnes de droite pour chaque personne de gauche et confirme parfaitement la théorie de la fraise

 

Cette application de la théorie démontre aussi que les distinctions gauche-droite persistent, même si la distinction s’applique de manière plus subtile et peut être influencée par l’évolution de l’hamiltonienne

 

27 avril 2002 Chauvinisme. Il m’arrive de me demander si les Italiens parfois ne sont pas plus chauvins que les Français. Comme quand ils nous parlent de l’Empire. Ils se ruent sur l’Empire romain mais, mal pris, avec ls Populusque écrit sur les enseignes des armées, ils introduisent la multitude. Pourquoi ne pas opposer les hordes aux peuples. Pourquoi ne pas aller du côté de l’Empire mongol ?

 

28 avril 2002 Monarchia. J’ai entendu parler de Dante, pour la première fois, dans un night-club d’Ulan Bator par un Italien hourdé comme un Russe qui criait en anglais, avec un accent à couper au couteau, que vivre à Ulan Bator en 1992 c’était comme vivre en Italie au moyen âge : Iss italiaaan foorteen centchourry. Mes intérêts pour le douzième siècle m’incitèrent à lui adresser la parole et ce fut le début d’une amitié qui continue, sans nuages, depuis dix ans. Pendant les quinze jours qu’il resta en Mongolie nous nous vîmes tous les jours, eûmes de longues conversations sur la littérature, sur l’histoire et sur la politique. Et nous bûmes. Nous bûmes. Entre deux vodkas et deux autres, et deux autres encore, j’appris beaucoup sur les Italiens et, surtout, je m’enivrai de Dante.

 

Il aimait Gengis Khan et il me fit aimer Dante, « les deux géants du moyen âge ». Depuis, je me demande pourquoi le géant de la littérature n’a jamais parlé de celui qui fonda l’Empire mongol ? Et pourtant, vu son amour de l’empire, il aurait dû. Le pretexte que Gengis Khan n’était pas chrétien ne tient pas : il a bien admiré le Saladin, même s’il n’était pas confirmé ! Malheureusement, non seulement je n’ai pas de réponse, mais je n’ai même pas trouvé de textes qui abordent le sujet. C’est un mystère qu’un poète si engagé dans la vie politique, si conscient de l’importance de l’histoire n’ait pas ressenti le besoin de parler de l’empereur[3]dont les hordes, en 1241, prirent Pest, la capitale de la Hongrie, d’où venait la mère de Charles Martel que Dante aimait tant ; de ces hordes dont les chevaux, en 1242, avaient trempé les avant-bras dans la mer Adriatique, dont les ambassadeurs, en 1248, avaient été invités à Lyon par saint Louis, dont les armées avaient envahi l’Iraq en 1257, et la Syrie en 1258, etc., etc. Rien. Pas un seul mot. Est-ce parce que le César mongol n’avait pas encore eu son Lucain, ni Qaraqorum son Virgile ? Peut-être. Dante, comme bien d’autres, de nos jours encore, a un sacré besoin de sentir que les idées sont protégées par les livres, sacrés ou non.

 

Il me déconseilla de commencer par la Divine comédie et, « vu ton engouement pour la problématique des empires, ajouta-t-il, lis Monarchia[4] ». Ce que je fis et, maintenant, je connais presque aussi bien la Monarchie que l’Histoire secrète des Mongols. Depuis que je vis la moitié de mon temps en Occident, je suis étonné de voir comment Monarchia n’est pas connue parmi les Occidentaux cultivés. Non seulement très peu de personnes savent que Dante n’est pas l’auteur d’une seule œuvre, mais même ceux qui connaissent l’existence de Monarchia, ne l’ont jamais lue. Ils semblent sous-entendre : « Tout ce qu’il avait à dire sur l’Empire, il l’a dit dans la Divine Comédie, pourquoi donc lire un traité rempli de syllogismes ? »

 

Pourquoi ?

 

Parce qu’on peut découvrir comment un poète, à la concision légendaire, peut tomber dans des longueurs dignes d’un jeune prof de philo, anxieux de montrer qu’il maîtrise un sujet à la mode depuis seulement 36 heures. Parce qu’on peut voir que la raison, après la bonace intellectuelle qui a suivi la chute de l’Empire romain, n’a attendu ni Machiavel ni Spinoza ni Hobbes pour faire tourner le moulin de la réflexion politique. Parce qu’on peut toucher à un emploi de références historiques dont la naïveté est aussi grande que celle des experts immergés dans un lac d’érudition profonde comme un Saran Wrap. Parce qu’à une époque où même les plus goujats des gestionnaires se réclament d’une éthique, on peut découvrir que l’appel à l’Empire peut être fondé sur une autre vision de l’éthique. Parce qu’on découvre un poète-scientifico-politologue qui appuie des argumentations de pure rationalité sur des vers de poètes anciens.

 

Pourquoi ? Parce que.

 

La Monarchie, rédigée en latin dans les années dix du quatorzième siècle, est une œuvre, aristotélicienne de fond en comble, constituée de trois courts livre. Dans le premier, Dante se propose de démontrer que l’empire est nécessaire au bien-être du monde[5], dans le deuxième que le peuple romain s’est arrogé de droit la charge de Monarque et dans le troisième que l’autorité du Monarque dépend immédiatement de Dieu. Finalement il ne doute pas d’y avoir réussi : désormais il me semble avoir largement atteint le but que je m’étais fixé.

 

Mais qu’est-ce que l’empire pour Dante ? L’Empire est un principat unique sur tous les êtres qui vivent dans le temps ou bien parmi toutes choses et sur toutes choses qui mesurent le temps. Étant donné que La pluralité des principautés est un mal : il faut un seul prince. Que l’existence de plusieurs États indépendants soit à l’origine des guerres qui ravagent la terre, en ce siècle qui s’apprête à mettre le moyen âge sous clef, c’est évident même pour des observateurs moins engagés et moins lucides que Dante. C’est évident surtout pour les habitants de la péninsule italienne où, dès qu’une ville dépasse quelques milliers d’habitants, elle va chercher des titres de noblesse pour s’annexer la campagne que la ville voisine venait de « voler » à une autre qui à son tour l’avait arrachée à une ville qui... C’est parce que les États — qu’ils soient des États-villes, des États-nations, ou de n’importe quel autre type — sont, comme les hommes, poussés par le désir de s’enrichir, d’avoir toujours plus de biens terrestres qu’il est impossible de se libérer des guerres. À moins que… si seul l’océan met une frontière à la juridiction de l’empereur rien n’existe qui puisse être désiré et donc ce sera la paix universelle. Et la paix universelle n’est pas un bien parmi tant d’autres mais le meilleur des biens qui aient été ordonnés en vue de notre bonheur. Il n’y a pratiquement pas d’humains qui, depuis quelques milliers d’années, ne pensent pas que la paix soit une valeur suprême, une valeur universelle pour le dire en des termes qui feraient plaisir à ceux qui ont été atteints par le virus de l’éthique, mais il y a aussi très peu de gens qui ne pensent pas que pour vivre en paix il faut vivre selon ses idées et donc faire la guerre pour les imposer. Après ce sera le bonheur, qu’ils disent. Après. Toujours après. Quand nous ne serons plus là. Mais quand nous ne serons plus là, notre vrai nous, notre âme continuera à vivre en haut ou en bas selon… Comme quoi l’« après » des religions qui voient la vie après la mort et l’« après » de ceux qui veulent qu’on lutte aujourd’hui pour la justice de demain, ne sont pas si différents que ça.

 

Si sur terre il n’y avait qu’un Parti des égaux (ceux qui, en regardant un vieux rhinocéros sortir de la bourbe, voient une démarche humaine ou l’expression de leur meilleure amie…) et un Parti des divers (ceux qui, quand ils voient des jumeaux univitellins, ne peuvent pas s’empêcher de souligner l’énorme différence dans leur manière de se gratter le coude) il est clair que Dante serait pour le Parti des égaux : il est en effet insensé de penser qu’il existe une fin particulière pour telle et telle autre société, et qu’il n’existe pas de fin unique pour toutes les sociétés. Et si, avec une pointe d’ironie, on demandait à Dante : « et des différences culturelles, que fais-tu ? Es-tu sûr que ton Henri VII[6] n’imposera pas la choucroute et la bière dans tous les foyers italiens ? », il n’aurait pas de difficultés à nous clouer le bec car, même s’il n’y a qu’un seul souverain, les nations, les royaumes et les cités possèdent des caractères particuliers qu’il convient de régler par des lois différentes, en tenant compte des différences culturelles puisque c’est dans la plus grande liberté possible que le genre humain trouve sa condition la meilleure. Comme quoi Empire ne veut pas dire absence de liberté, comme les bébés romantiques qui ont glorifié les peuples depuis au moins deux cents ans crient à la moindre tentative d’élargir l’horizon. Il est clair que les chantres du vécu et Dante ont probablement une vision assez différente de la liberté. Pour les uns, c’est de suivre les impulsions du moment, ses propres désirs, tandis que pour Dante, la liberté est surtout une liberté de jugement : le jugement est libre s’il meut pleinement le désir sans en être d’aucune façon influencé.

 

Est-ce que vous croyez, comme Dante l’écrit, que ce qui peut être fait par un seul, il vaut mieux que cela soit fait par un seul que par plusieurs ? Si non, vous pouvez lire la démonstration qu’il en fait dans le chapitre XIV du premier livre. Si vous êtes allergiques aux syllogismes, je peux vous citer l’exemple d’un de mes amis qui travaille dans une grande institution canadienne où même l’achat des punaises se fait en comité et qui, pour que les choses se fassent « vite et bien », crée des comités composés d’une seule personne (lui, bien sûr). Dante, est convaincu qu’être un semble la racine d’être bon, et être plusieurs, la racine d’être mauvais. Et si les racines des humains sont dans la tête, alors Dante est très cohérent en terminant le premier livre avec une invocation au genre humain où il est question de plusieurs têtes : Ô genre humain, par combien de tempêtes et de catastrophes, par combien de naufrages dois-tu être ballotté, tandis que, transformé en un monstre à multiples têtes, tu déploies tes efforts stériles !

 

Le deuxième livre où il nous démontre, en s’appuyant sur Tite Live, Virgile et, surtout, le fait que Jésus soit né dans un pays réglé par le droit romain, que c’est la nature qui a ordonné le peuple romain en vue d’exercer l’empire est sans doute le moins intéressant pour le lecteur moderne qui n’aurait pas de difficultés à démontrer, de manière dantesque que l’empire pourrait être allemand, états-unien ou congolais… Par contre, si vous ne le lisez pas et que, comme moi, vous pensiez que ce sont les oies du Capitole qui ont sauvé Rome, détrompez-vous. Ce ne sont pas les oies, mais une oie : une oie qu’on n’avait jamais vue là auparavant. Envoyée par Dieu ? Certes. Mais ce qui importe surtout, c’est qu’on a une preuve de plus qu’agir seul est beaucoup plus efficace qu’agir en comité !

 

Le troisième livre, en cette époque où les théocraties reprennent du poil de la bête, revêt un intérêt pas seulement historique ou littéraire. Avec une argumentation serrée et en s’appuyant sur les mêmes textes que les défenseurs de la primauté du pouvoir religieux[7], il parvient à la conclusion que lorsque le pouvoir spirituel (le pape, dans son cas) contrôle le pouvoir politique (l’empereur), la loi humaine (le droit) qui est une règle pour la vie devient une simple suite de décrets (les décrétales des papes) pour réglementer la morale selon les caprices d’hommes qui s’arrogent le rôle d’interprètes exclusifs de la parole divine. Là où il démontre que l’Église n’a pas le pouvoir de conférer l’autorité à l’empereur, Dante nous montre comment les hommes du moyen âge, sous l’influence des textes des philosophes grecs, commençaient à ouvrir les portes à la démocratie. En fait, de qui l’Église tient-elle le pouvoir de nommer l’Empereur ? Ou bien de Dieu, ou bien d’elle-même, ou bien d’un Empereur ou bien du consensus universel des hommes ? Ce consensus universel a quelque chose d’étonnant sous la plume de Dante, surtout qu’il le met au même plan que Dieu, l’Empereur ou l’Église.

 

Il n’a pas de difficultés à montrer que ni Dieu[8] ni un Empereur ne lui ont donné l’autorité. D’elle même, alors ? Certainement pas : Il n’est rien qui puisse donner ce qu’il n’a pas. Plus clair que ça, on meurt. En ce qui concerne le consensus universel des hommes, il met un bémol que, dans nos sociétés, on ne peut plus mettre à cause du pouvoir du nombre : ou tout au moins des meilleurs entre eux. Les meilleurs qui ne se résument pas aux Européens : qui pourrait en douter [que l’Église n’a pas reçu ce pouvoir du consensus universel] dès lors que non seulement tous les Asiatiques, et les Africains, mais aussi la plupart des habitants de l’Europe exècrent cette idée ?

 

Est-ce que Dante, aujourd’hui, écrirait un lettre à Bush pour l’inviter à mettre de l’ordre dans le monde comme il le fit pour Henri VII ? Sans doute. Ce n’est pas parce qu’Henri VII est mort depuis sept cents ans et que Dante lui avait prévu un siège au paradis qu’il volait beaucoup plus haut que Bush.

 



[1] La langue italienne est moins ambiguë car, même si on emploie le terme « fine » dans les deux acceptions comme en français, quand « fine » signifie mort, la mort est féminin mais est masculin quand « fine » veut dire objectif. Ce qui soulève une autre question fort intéressante que les féministes et les lacaniens italiens ont certainement déjà abordée : pourquoi le féminin est-il associé à la mort ?

 

[3] Gengis Khan mourut en 1227, mais les hordes continuaient à être ses hordes.

[4] Qu’il prononçait monarkïa.

[5] Les citations sont tirées de  Dante, La Monarchie dans Œuvres complètes de Dante, la Pochothèque, 1996.

[6] L’empereur du Saint Empire romain germanique auquel il adresse une lettre afin qu’il vienne mettre fin à l’anarchie italienne.

[7] Comme quoi, aux livres, surtout s’ils ont été « dictés par Dieu », on peut faire dire ce qu’on veut.

[8] Dans son argumentation il reprend les mêmes passages des Évangiles qui sont à la base de la bulle Unam Sanctam émise en 1302 par le pape Boniface VIII, où il réitère la primauté du pouvoir spirituel et le droit du pape de « nommer » l’empereur.