29 avril 2002. Char, bicyclette et jupe. On pourrait dire que c’est une question de goût. Mais ce n’est pas une question de goût. Imaginer qu’Apollon abandonne son char, pour tirer le soleil à bicyclette est une idée rigolote, provocatrice, dada sans doute, facile, bien sûr, mais, surtout, de mauvais goût. Carrément vulgaire. Ce n’est pas la bicyclette en soi qui est vulgaire. C’est la pédalée. Ce sont les jambes des humains qui s’agitent sous un corps assis qui sont vulgaires. Imaginez donc les jambes d’un dieu ! Surtout d’un dieu comme Apollon, célèbre pour la beauté apollinienne de son visage et de son buste mais qui était aussi célèbre pour ses jambes en queue de sucette. « Sous une ample toge, le mouvement des jambes est moins disgracieux ! » direz-vous. Oui, je vous le concède. C’est un peu mieux. Tout est mieux sous une ample jupe.

 

30 avril 2002. Flâner. Parmi les intellectuels de ma contrée, ne pas flâner est un péché mortel, exactement comme il y a quarante ans c’était un péché mortel de ne pas être engagé. Mais, moi qui ai toujours été pour les péchés des mortels, je suis contre les flâneurs, contre les Benjamin, les Baudelaire, les Walser, contre tous ceux qui idéalisent l’absence de projets et de compétition et qui survolent la vie avec des ailes d’apollon[1]. Je suis contre aussi, mais pas surtout, parce que les flâneurs sont à la mode. Rabinette soutient que tous ceux qui parlent beaucoup ne peuvent pas être des flâneurs, même s’ils parlent de flânerie. Elle a certainement raison. Mes amis flâneurs, en effet, flânent surtout avec la langue : ils disent n’importe quoi quitte à ne plus flâner quand il s’agit de défendre leur n’importe quoi. Alors ils vont droit au but. J’aime un seul type de flâneurs, les vrais, les flâneurs silencieux, comme Rabinette.

 

Premier mai 2002. Sans fin. L’illusion de comprendre n’est que l’instant de la halte dans l’ascension de la montagne sans fin. On s’arrête, on s’appuie au rocher limé par les sueurs et on regarde dans le fond de la vallée : heureux, satisfaits par le sentier parcouru et insouciant, pendant un instant, de la route, infiniment longue, qui attend. Aimer la halte et vouloir recommencer, c’est accepter la vie — être sage. L’effort pour rejoindre le prochain point d’arrêt, foulé par des millions d’autres vies, est récompensé par le plaisir de la nouvelle halte où, l’illusion de comprendre un peu plus, nous donne envie de reprendre l’ascension sans fin.

 

2 mai 2002. Jeunesse et maternité. CEGEP de Montmorency. Une trentaine d’élèves entre dix-sept et dix-neuf ans. Un type dans la cinquantaine, moi, qui donne le seul cours de politique dans le cadre du cours de philo « Éthique et politique ». Après deux heures de cours, je demande à brûle-pourpoint : « Y a-t-il des filles en classe qui n’ont pas d’enfants ? » Elles me regardent étonnées, comme si je leur avais demandé si elles avaient déjà tué quelqu’un. J’insiste : « Que celles qui ont au moins un enfant lèvent leur main ». Pas une seul main qui bouge, mais tous les yeux s’ouvrent un peu plus. Je ne me laisse pas désarmer : « C’est impossible ! Ce n’est pas possible qu’il n’y ait pas de mères parmi vous ! Qu’y a-t-il de gênant à admettre d’avoir des enfants ? »

Une brunette, décidément la moins gênée de la classe, celle qui est intervenue souvent pour s’opposer à l’utopie de l’Empire de Hardt et Negri :

    Mais, monsieur, on est trop jeunes ! »

    Quel âge avez vous ?

    Au maximum dix neuf ans.

    Vous êtes vielles !

    Vielles ?

    Pas en absolu, bien sûr. Mais vous êtes vieilles… pour avoir des enfants.

Tous les visages passent de l’étonnement à une expression mélangée de compassion et de peur.

    Ne craignez rien. Je ne suis pas fou.

    Maintenant on doit étudier et ensuite…

    Et ensuite?

    Et ensuite on travaillera.

    Et ensuite ?

    Et ensuite, on aura, sans doute, des enfants… Les femmes aussi ont droit aux études, à une carrière…

    C’est bien parce que les femmes aussi veulent réussir dans le monde du travail, dans le monde en général, qu’il est préférable d’avoir des enfants pendant les études, comme ça quand elles sont dans la trentaine, elle ont des enfants déjà grands, autonomes et…

    Mais quand on est jeune on doit s’amuser, on aime jouer.

On aime toujours jouer. On devrait. Ce n’était pas là la question. Ce n’était pas la défense de mes idées non plus. La question était que ces jeunes pouvaient toucher, avec leurs têtes, à la différence entre éthique et politique. Se demander pourquoi est-il si étrange de penser que des filles de dix-neuf ans aient des enfants, aide à ouvrir les portes du politique que la majorité, surtout quand elle est écrasante, ferme à double tour. Faire noter qu’une majorité écrasante, écrase les pensées, pourrait aérer les couloirs moisis de l’éthique.

    Et la démocratie, alors ?

 

3 mai 2002. Maturité et maternité. On est six, tous d’idées plus ou moins ouvertes, assis à une table du Berlin. Je leur parle de ma discussion avec les étudiants du CEGEP à propos de la maternité. Ils sont unanimes : c’est de la provoc. Impossible de les convaincre que provoquer la réflexion, ce n’est pas de la provocation. Ils m’expliquent que dans notre société… c’est bien là le problème. Une société où on fait le premier enfant après trente ans est une société malade, politiquement malade : c’est-à-dire sans débats autour de ce qui va de soi. Où ce qui ne devrait pas aller de soi va de soi.

 

4 mai 2002. Science et éthique. Supposez qu’une personne de culture A aille habiter dans un pays dont la culture dominante est la culture B et qu’un des éléments de la culture B soit en contradiction avec un des éléments de A. Supposez aussi qu’on veuille vivre en paix et que, bien qu’on ne lésine pas sur les efforts, on ne puisse pas se mettre d’accord. Qui doit faire des concessions ? Peu importe la réponse, il est évident que la décision de renoncer à l’élément de B ou de A ne relève pas de l’éthique. Si elle relevait de l’éthique alors A et B seraient en opposition seulement en apparence et il y aurait un principe supérieur auquel on pourrait faire appel pour régler le conflit.

 

Tous les conflits, même les conflits éthiques — surtout les conflits éthiques — si on ne veut pas les régler avec les armées, doivent être arrangés par des échanges politiques : c’est donc la politique qui guide l’éthique et pas vice versa, comme aimeraient nous le faire croire ceux qui n’ont pas le courage de laisser les choix à l’arbitraire du politique — ce qui, souvent, n’est que le déterminisme des rapports de force. Mais si le politique détermine les choix, quels sont les principes qui rendent un choix politique bon ou mauvais ? Ce sont bien sûr des principes éthiques. C’est donc l’éthique qui guide le politique. Ce qui est en contradiction avec ce que nous venons d’écrire et qui nous ramène au politique, le lieu des contradictions. Éthique et politique sont tellement mélangés qu’il est complètement arbitraire, surtout quand on se fait guider par la raison, de dire qui pilote qui ou quoi c’est quoi. Un facteur qui permet de faire un peu de lumière — pas beaucoup, seulement un peu — c’est le temps. Les temps courts colorent le politique, les temps longs l’éthique. Probablement.

 

Voici un exemple pour rendre ces considérations moins abstraites. Soit A la culture d’un groupe musulman qui pratique l’excision et B la culture d’un village québécois, habité pratiquement seulement par des francophones d’origine catholique, où l’excision est considérée comme une mutilation monstrueuse. Supposez qu’une famille de culture A vienne habiter dans le village québécois et que, dans la famille, il y ait une fille de deux ans qui doit (doit, selon la culture B) être excisée. Des représentants du village essayent inutilement de convaincre la famille immigrée que ce qu’ils veulent faire est non seulement contraire à la loi québécoise, mais aussi contraire à toutes les valeurs de leur propre culture. Que faire, d’un côté et de l’autre de la barricade ? Je dis bien d’un côté et de l’autre car trop souvent dans les milieux « ouverts »[2] on oublie que si les Québécois doivent apprendre à accepter la culture des autres, les autres aussi doivent apprendre à accepter la culture québécoise. Que faire ? Chercher un principe plus général auquel faire appel. Impossible. On est déjà aux sources de l’éthique (individus, communauté, corps torture, enfance, etc.) à moins que, de manière hyper naïve, on ne croie qu’il existe un principe unique duquel tout provient. Essayons donc de voir « politiquement » comment on pourrait régler le conflit.

1)      Démocratiquement en comptant les gens pour et les gens contre l’excision. Cette solution n’est qu’un manière hypocrite de laisser gagner les villageois.

2)      En mettant en prison le père et la mère s’ils le font. Inutile de souligner les impacts d’un mal qui s’ajoute au mal sur la petite fille.

3)      En demandant aux villageois de faire un effort pour accepter la diversité. Mais, où s’arrêter dans cette acceptation ? Peut-on renoncer à tous les principes et maintenir celui de la « diversité » en maître incontesté ?

4)       Etc.

Il est clair qu’il est inutile de faire semblant de choisir rationnellement : le choix, comme tout choix qui n’est pas déterminé à l’avance, sera fondé sur les préjugés, les intérêts, les humeurs… sera arbitraire. Mais qu’est-ce qu’« arbitraire » sinon un synonyme de politique ? Je vais donner ma réponse, ma réponse personnelle, subjective, arbitraire, etc. :   il faut empêcher qu’on torture la fillette et, si les parents le font quand-même, on les renvoie dans leur pays d’origine où, probablement, pour la petite fille, la vie sera plus facile (je souhaite bien sûr que la vie des parents, par contre, soit plus dure). Si j’étais au village, il ne me resterai plus qu’à tâcher de convaincre les gens de la justesse de mon choix, chose certes plus facile que d’essayer de convaincre la famille d’exciseurs. Le principe derrière mon choix ? Je ne sais pas s’il y en a un ou des centaines mais, si je devais résumer, je dirais que, quand un nœud est trop dur, on s’en défait comme nous l’enseigna Alexandre.

 

5 mai 2002. Hasard. Est-ce un hasard si les personnes les plus propres que je connais sont des homosexuels ? Est-ce un hasard si elles ont été pratiquement élevées seulement par leur mère ? Est-ce un hasard si leur mère était engagée, de gauche ? Je ne le crois pas.



[1] Papillon diurne, du genre parnassien.

[2] Les milieux fascistes qui refusent en bloc les cultures venant d’ailleurs ne méritent pas d’être considérés.