2 décembre 2002. Paysan s’endormant devant un feu avec une écuelle sur les genoux.

Comme disait son grand-père, il ne sera jamais vacher.

Sa mère le travaillait avec tant d’amour et d’acharnement que son visage devenait pointu, comme un rat de bibliothèque ; ses mains se refusaient de se transformer en pelles ; sa peau vibrait trop pour un toucher ferme.

Sa mère le travaillait pour qu’il ne soit pas vacher et il ne le sera pas.

Mais il ne sera jamais professeur ou ingénieur ou bûcheron ou camionneur non plus.

Il sera toujours paysan.

Il suffit que V. s’absente pour que les dieux anciens s’occupent de la maison.

Les rites qui ont rythmé la vie des paysans depuis que la terre est terre, s’installent.

Le temps disparaît et l’espace se réduit à quelques mètres autour de son corps et du foyer.

Les gens disparaissent.

Dans la brume de la solitude, les gens disparaissent et seul le souvenir de ceux qui pétrirent son corps enfantin reste.

 

Quand il fait noir, son écuelle sur les genoux, la petite à « rouge » sur la marche, devant le feu, il lit son passé sans histoire dans les rouges changeants de la braise.

Il lit des histoires, comme il y a cinquante ans, dans la hutte de sa grand-mère.

Il mange ses patates

Jamais assis à table.

Seuls compagnons la lumière et le bruit du feu.

 

Chaque soir une idée l’enveloppe et pénètre jusqu’au vide de l’estomac. Une idée seule. Une seule, comme les animaux, les plantes ou les pierres. Lente, lourde, immobile comme le tronc d’un marronnier centenaire, elle s’installe.

Une idée fixe, si « fixe » ne vibrait pas.

Une idée fixe, mélancolique et douce comme seulement une idée seule peut l’être.

Une idée par soir.

Toujours la même, que le feu habille. Une idée ? Sans doute, mais une idée qu’il ne peut regarder, ni manipuler, ni même penser, comme quand il se feint citadin.

Lui et son idée.

L’idée et son lui.

Seuls.

Seuls, comme les paysans qui n’ont que la terre — même quand ils ne la possèdent pas.

Seuls, comme les paysans qui ne connaissent pas le monde, qui n’ont pas de monde, qui n’ont que la terre — même quand ils ne la possèdent pas. Que la terre, avec ses animaux (pas très nombreux : des vaches, des cochons, des ânes, des poules et quelques chats), avec ses arbres (pas très nombreux : des hêtres, des sapins, des marronniers), et quelques autres être que la fatigue asseule.

 

Le feu l’endort dans son idée. L’idée se charge de son corps. Le temps passe — en arrière.

De longues années en arrière.

 

La flamme réchauffe son ventre.

 

Il dort. L’air est lourd, plein. Plein de corps de femelles. Il n’y a plus d’air. Que des corps. Sa mère, sa tante, V. et C. et des millions d’autres. Alice aussi. Alice qui depuis 1939…

Elles sont sa peau.

Seul avec sa nombreuse peau.

Il dort mais sans rêver. Les rêves sont pour les autres. Pour les artistes détrempés et les pansus dos au feu et ventre à table. Les rêves sont trop précis pour lui qui précède les mammifères.

Peut-être que il ne dort même pas.

Peut-être que, simplement, il vit

 

3 décembre 2002. 2 décembre 1968. Hier, jour de mon retour au monde des paysans (dans les Annales), était l’anniversaire de ma première sortie de la terre de mes ancêtres. Le 2 décembre 1968 j’entrais à l’académie militaire. Mon grand père aurait aimé que je devienne général. Il n’avait pas vu que je ne serais jamais général parce que ma tête, ne pouvant pas être vachère, brasillait trop pour porter un uniforme. À l’académie j’étais étranger, mais les règles me donnaient un chez moi. À Montréal je suis un étranger sans règles — comme je le serais à Milan ou à Paris ou dans n’importe quelle ville. Il faudrait que je devienne anthropologue et que j’étudie les citadins du haut de mes dix mille ans. Les étudier à la loupe, sans hargne, ouvert — comme un Freud de l’inconscient des villes.

 

4 décembre 2002. Proverbes pansus. Il y a des proverbes insipides et réactionnaires, d’autres chargés d’une sagesse démodées, d’autres encore brillants comme s’ils venaient de sortir de l’usine de la parole. Il y a en de tous les types pour tous les goûts. Même de vulgaires et de pansus pour des gens sans goûts : Avoir le dos au feu, le ventre à table.

 

5 décembre 2002. Vraiment. Dans cent ans on se rappellera de Lacan seulement pour ses jeux de mots. Surtout pour un, pour celui qui lui a assuré une place dans l’Olympe des philosophes.

    Es-tu sérieux ?

    Oui.

    Vraiment ?

    Vrai ment.

 

6 décembre 2002. Les Grecs et nous. On se connaît depuis bientôt vingt ans et je crois que je ne t’ai jamais écrit. Les lettres ont toujours été très lourdes pour moi, il m’a toujours semblé qu’elles ont quelque chose d’impudique. C’est pour cela que j’aime les lettres ouvertes. Celles que le vent balaie.  Voici ma lettre ouverte pour toi, rédigée après ton entrevue parue dans le journal de l’UQAM. Ouverte, c’est un bien grand mot : il y aura deux ou trois lecteurs en plus, mais c’est seulement après le deux qu’il y a ouverture, n’est-ce pas ? le « un » n’étant qu’un reste du deux — sans paroles. Tu peux très bien imaginer que si j’ai décidé d’écrire « ouvertement » c’est parce que nous aurons peut-être un échange qui peut intéresser plus que nous deux (qui sait ? Conjonctures?).

Il y a trois affirmations avec lesquelles je ne suis pas d’accord. Plus encore. Je suis en désaccord.

Voilà la première des trois.

« Pour les Grecs la science n’est pas un outils de maîtrise du monde mais une découverte de sa beauté. Nous ne sommes absolument pas là-dedans. » Indépendamment de ce qui se passe dans notre société, est-ce vrai ce que tu dis des Grecs ? Oui, je crois qu’on pourrait le dire, mais… ça dépend de quels Grecs. En te connaissant je suis sûr que tu mets parmi ces Grecs un certain Platon. Mais, même sans te connaître, il serait difficile de ne pas voir dans ton affirmation une touche « platonicienne ». Tu me diras : « Qui n’est pas platonicien ? » ou « Platonicien ? Terme usé. Inutile. » Je le sais, et tu sais que je ne suis pas le roi de la nuance et surtout que je crois que les assertions apodictiques ont ceci d’intéressant : elles peuvent engendrer une vraie ambiguïté, car elles forcent celui qui écoute (s’il écoute) à jouer sur la réverbération du trop plein.

Mais je suis en train de perdre mes fils.

Donc, à l’époque des Grecs, il y avait des Grecs, comme Platon qui… Ce que je prétends, c’est qu’à notre époque il y a des contemporains qui, comme à l’époque des Grecs… Ce qui me semble évident, c’est que le nombre des « Platons » de notre époque est tellement grand ! Faut-il dire que nous (les Occidentaux) sommes tous une peu beaucoup platoniciens ? La majorité des individus, indépendamment de leur profession (j’insiste : « indépendamment »), sont à la recherche du beau et non de la « maîtrise » (parfois ils transitent par la recherche du maître ou du temps, il est vrai, mais ce n’est qu’une balade, plus ou moins longue, plus ou moins agréable. Ce qui est intéressant, c’est que le détour leur permet de raconter et de se raconter des histoires). Et, je crois, que ce sont surtout les hommes de science et même — même si cela peut te sembler absurde —  les « techniciens » et les ingénieurs, qui sont à la recherche du beau et qui n’ont rien à glander de la maîtrise. Quand tu travailles autour d’un théorème, quand tu écris un programme, même quand tu fais le plan marketing de ton entreprise, la maîtrise passe souvent bien après la recherche du beau (c’est là le hic). Ce n’est pas parce que la recherche du « beau » de l’individu est employée socialement pour « maîtriser » qu’au niveau de l’individu et de ses œuvres on tombe, comme trop de réactionnaires nous le disent, dans l’efficacité technico-économique. Même à l’époque de Platon, il y avait ceux qui « exploitaient » sa « recherche » pour « maîtriser ». Je ne dis pas qu’il n’y a aucune différence, mais j’ai l’impression que les différences sont amplifiées parce que ceux qui réfléchissent sur les « fondements » de notre agir, à la différence de Platon, n’ont plus de contacts avec ceux qui, selon « eux » sont dans la « maîtrise ». C’est pour cela que je suis assez critique de certaines positions de notre ami F. et de ses élèves : ils ont un regard de sociologues sur notre société et un regard de philosophes sur la Grèce ancienne (je simplifie je le sais, mais une lettre c’est une lettre, surtout quand elle est ouverte !) Je dirais même, si cela n’avait pas l’air d’une provocation, que Platon est celui qui a le plus contribué à cette maîtrise (sans doute plus que la bonne âme d’Aristote et au moins autant que celui qui naquit être l’âne et le bœuf).

Découvrir la beauté du monde. Et le bien. Et le vrai.

C’est ce que presque tous les individus font quotidiennement. Trois pour un (c’est comme cela qu’un expert en marketing caractériserait la philosophie de Platon, comme la philosophie chrétienne, comme celle de notre époque). Mais alors pourquoi a-t-on l’impression que seule la maîtrise compte ? Je ne le sais pas. Il faudrait que des gens comme toi creusent cet aspect pour s’opposer à la « masse des penseurs », qu'ils se transforment toujours plus en « laudatores temporis acti ». Mais peut-être que le propre de la pensée, c’est de regarder en arrière pour mettre de l’ordre dans le sens créé par ceux qui agissaient sans savoir qu’ils pensaient aussi.

 

Deuxième affirmation. « Quand on raconte ce n’est pas tant faire un récit que réfléchir à ce qui nous arrive. La vraie vie, dit Proust, c’est la littérature. Que faut-il entendre par là ? Que la vie authentique est celle qui a été passée au prisme de la réflexion et reconstruite par elle. En d’autres mots, qu’est-ce qu’une vie qui arrive à son terme sans jamais avoir été réfléchie ? » Je ne suis pas convaincu qu’on raconte pour réfléchir, mais cela n’a pas tellement d’importance (personnellement je préfère penser qu’on réfléchit pour raconter, ça fait plus bon enfant). Je ne suis pas d’accord non plus avec Proust (et toi) sur la littérature (mais ici le terme désaccord est un peu trop fort, peut-on parler de désaccord à propos de deux amis dont l’un préfère le gruyère et l’autre le gorgonzola ?) : personnellement, je pencherais plutôt vers Faulkner qui disait qu’il écrivait parce qu’il ne savait faire rien d’autre. Mon vrai désaccord est à propos de la vie authentique. J’imagine que par « authentique » tu entends authentique, dans le sens heideggérien (Eigentlichkeit), sens qui, si je comprends bien, est ce qui est le « propre » d’une existence « mienne » et donc d’un être pour la mort[1]. Je ne suis pas sûr que la catégorie de l’authentique et donc du non authentique soit d’une quelconque utilité pour la réflexion et pour la vie (elles sont, bien sûr, très utiles pour raconter, pour se raconter, comme Heidegger savait si bien le faire. En passant : si je suis convaincu que Proust est un philosophe au sens classique du terme, je commence à penser que Heidegger, par contre, est un nouvelliste — au sens classique, son grand roman sur le temps n’étant qu’un accident de parcours).

J’ai encore perdu les fils.

Ah, oui. Si tu entends authentique en termes moins philosophiques, alors je crois que le contraire a beaucoup plus de chances d’être vrai (vrai dans le sens d’un peu moins faux, dans le sens courant). Imagine quelqu’un qui affirme qu’une vie authentique est celle qui arrive à son terme sans jamais « avoir été réfléchie ». Celle de l’individu qui meurt après avoir ajouté au monde des actions et des paroles « irréfléchies » mais qui a permis à d’autres (pas moins, mais aussi pas plus authentiques) de réfléchir sur leur vie en partant de la vie irréfléchie d’autrui. Est-ce qu’il serait très loin du vrai et du beau ?

 

Passons à la troisième réflexion, celle qui a l’air moins philosophique mais qui est pour moi la plus importante. Celle qui me touche le plus. Celle qui me fait mal, parce que… parce que je l’ai tellement caressée, aimée, que ses souvenirs me font flirter avec le désespoir[2]. « Nous sommes peut-être arrivés à un point où ces grands récits ne sont plus possibles, de ce qu’il n’y a plus rien d’autre à transmettre que cette incessante amplification économique, scientifique et technique chargée d’assurer notre salut… ». Je crois que quoiqu’en disent bien des post-modernes, il y a encore des grands récits (ce n’est pas parce que la mode est aux autobiographies plus ou moins explicites qu’il n’y a pas de récits hors mode). La liste des récits après Proust est tellement longue… Même si Proust est né seulement onze ans avant Joyce, ils ont au moins un siècle de décalage (ce qui en soi n’est pas important, mais qui le devient si on met des lunettes historiques). Mais, Joyce est loin — au moins par rapport au temps du calendrier. Plus proche de nous (ce qui empêche de voir clair par excès de lumière, mais on peut quand même risquer des projections), que dis-tu de Marquez, Ginsberg, Gadda, Foucault, Spielberg, Godard… n’ont-ils pas écrit des grands récits, des récits qui nous mettent face à face avec la mort des autres et, parfois, dos à dos avec notre vie… Et ce jeune de 19 ans new-yorkais qui, en partant d’un fait divers comme les événements du 11 septembre, a commencé à bâtir un récit qu’un critique en 3430 jugera comme « l’œuvre qui, tout étant profondément ancrée dans la post-modernité, contenait déjà tous les éléments de ce qui sera le propre du troisième millénaire : … »

 

Ciao

Per aspera ad astra

 

P.S.

Comme tu vois, je prêche pro domo mea. Comme d’habitude. Comme tous ceux qui n’ont pas de maison où s’abriter du déchaînement du langage.

 

7 décembre 2002. Rond. Le cercle est une figure intrigante depuis que le rond est rond.

 

Ronde encore. Le cercle est une figure féminine depuis que le rond est rond.

 

Monde maintenant. Le féminin est intrigant depuis que le monde est monde.

 

8 décembre 2002. Tremper. À l’ombre de Winnicot on parle du féminin comme d’une espèce de soupe sexuelle archaïque où trempent hommes et femmes. Image très loin d’être innocente et très marquée par son origine mâle. Pourquoi ne dit-on pas que le féminin est la soupe sexuelle archaïque qui trempe les hommes et les femmes ? Parce que le féminin est l’archétype de la passivité ? Ou parce qu’on n’ose pas dire que les hommes et les femmes sont trempés par la soupe du féminin ? Trempé dans le même sens que l’acier, pour qu’il soit plus dur et plus élastique.

 



[1] Je joue l’érudit mais, comme tu sais très bien, je ne connais pas la langue de la philosophie. Je le cite pour m’assurer que j’ai bien compris ce que tu entends par authentique. J’aurais pu dire tout simplement « vrai »,  mais cela m’aurait projeté dans le cercle vicieux du beau (le seul cercle vicieux que je connaisse).

[2] Si j’étais moins hypocrite, je te dirais aussi que je n’ai pas perdu l’espoir d’écrire un récit comme celui, pourquoi pas ? du Florentin.