16 décembre 2002. Juges et poètes. Le juge en chef de la Cour Suprême de la Pennsylvanie (Stephen J. Zappala) n’aime pas les juges qui rédigent leurs sentences en vers. Non pas pour la piètre qualité de leurs poèmes (si on ne demande pas à un poète d’être juge, on demande encore moins à un juge d’être poète) mais parce qu’« une opinion qui s’exprime (expresses itself) en vers ne donne pas une bonne image de la Cour Suprême de la Pennsylvanie ». Je trouve que l’expression « une opinion qui s’exprime en vers » est si poétique que monsieur Zappala écrit en vers sans le savoir. Quelques mots sur la cause — au sens juridique — qui a déclenché la prise de position du juge Zappala : un milliardaire fait cadeau d’une bague de 21 000 $ à sa fiancée qui a trente ans moins que lui ; ils se séparent — comme de juste — et elle s’aperçoit que la bague est sans valeur. Procès. La majorité donne raison à l’ex-mari. Le juge J. Michael Eakin n’est pas d’accord et écrit ce jugement :

 

A groom must expect

Matrimonial pandemonium

When his spouse finds he’s given

Her cubic zirconium.

Given their history and

Pygmalion relation

I find her reliance was with

Justification

Doit s’attendre un accordé

Un pandémonium de la mariée

Quand l’épouse s’aperçoit

Que la bague est du fatras

ayant joué le Pygmalion

Avec ce jeune tendron

J’accepte sa confiance

Sans aucune béance.

 

Bravo Eakin ! Enfin un juge qui a compris qu’on peut être léger, même avec la justice, surtout quand :

 

Des couples mal assortis

Après la perte du vernis

Dans une lutte sans merci

Comme le duc de Bercy

Vont chercher la justice

Dans le noir interstice

Qu’humains sans amours

Pour nous jouer un tour

Ont créé à l’aube des temps

Pour nous livrer au vent

Des hargneux de la terre

Qui aiment aller à la guerre

 

Bravo Mr Eakin !

 

17 décembre 2002. Inconscient. Je courais comme un débile sur le tapis roulant et je pensais que j’étais le cas idéal pour une psychanalyste désireuse de faire sortir la psychanalyse du ronron où elle gigote depuis un siècle, en la transformant en une vraie science, selon les vœux de son fondateur. Pourquoi ? Parce que je suis un des rares êtres dépourvus d’inconscient. J’aurais aimé être le seul mais… à moins d’être naïf comme une Ginette, on sait que l’on n’est jamais seul, surtout si on a le courage de regarder en arrière. Je regardai en arrière. La journée était assez brumeuse mais je distinguai clairement Œdipe et Aristote, Jules César et la Très Sainte Vierge, Goethe et Napoléon, Nietzsche et Picasso, et, un peu plus loin, Simone de Beauvoir et ma grand-mère. Je regardai à côté, et je ne vis que Paglia et Madonna. On me demandera : « Qu’est-ce qu’un individu sans inconscient ? » Simple. Un être simple, un être tout en superficie, un être à deux dimensions[1] ; un individu qui peut dire tout ce qui lui passe par la tête parce que sa tête n’est qu’un échangeur de surface ; un être sans honte, sans culpabilité ; une âme vide ; un corps qui déborde de paroles. Psychanalystes à la grande parole et aux petites mains, en avez-vous marre du trop plein des névrotiques ? Assez des malheurs opaques qui ombragent la vie de tous les jours ? Cherchez les êtres vides que la parole pénètre et laissez les individus pleins que la parole vide. Ceux qui laissent circuler sans entraves j’ai désiré que mon père se transforme en…,  j’aurais aimé mettre mon… dans… de ma mère… le chien de François me donne envie de… je voudrais tuer ma…

 

18 décembre 2002. Inconscientes. Hier je pensais tout ce baratin sur le manque d’inconscient et d’autres choses encore qu’il serait trop facile de dire et aujourd’hui je suis tombé dans un livre où on écrit que la femme « n’a même pas d’inconscient et que de n’en pas avoir la dote de quelque chose en plus »[2]. Je suis donc encore moins seul que je ne le pensais. Mais pourquoi ne vois-je pas toutes ces inconscientes ? Sans doute parce que je suis moins inconscient que je ne le pense.

 

19 décembre 2002. Naïfs. Il y a des gens tellement naïfs qu’ils croient que les États-Unis attaqueront l’Iraq. Ils ont tellement besoin de catastrophes qu’ils ne reconnaissent pas les danses rituelles des Texans qui se prennent pour des Peaux-rouges d’Hollywood.

 

20 décembre 2002. Pétrarque. Quand j’étais jeune je ne comprenais pas la grandeur de Pétrarque. Je le trouvais fade par rapport à Dante et ennuyeux quand je le comparais à Boccace — la Très Sainte Trinité de la littérature italienne : Dante, le père ; Boccace, le fils ; et Pétrarque le saint Esprit. De Pétrarque, on lisait seulement il Canzoniere le reste de ses œuvres étant considéré, par nos profs, comme des œuvres dépassées, érudites et sans intérêt.

Je viens de relire un certain nombre de poèmes dans l’édition bilingue de Bordas avec introduction et traduction de Pierre Blanc[3]. Maintenant je comprends son « succès » : c’est un poète de littérature de gare pour professeurs de littérature. Ses poèmes sont sans intérêt sinon en tant que documents sociologiques d’une époque qu’on dit de transition ou comme lecture psychologique d’un homme à papier. Si la version originale est sans intérêt imaginez-vous la traduction ! Voici le début du célèbre poème « Erano i capei d’oro… »

 

Erano i capei d’oro a l’aura sparsi

Che ‘n mille dolci nodi gli avolgea,

E il vago lume oltre misura ardea

Si quegli occhi, ch’or ne son si scarsi ;

 

Et il viso di pietoso color farsi

Non so se vero o falso, mi parea :

I che l’esca amorosa al petto avea,

Qual maraviglia se di subito arsi ?

 

Non era l’andar suo cosa mortale,

Ecc. Ecc.

Les cheveux d’or étaient à l’aure épars

Qui en mille doux nœuds les enroulait,

Et la belle lumière brillait outre mesure

Des beaux yeux qui en sont si jaloux aujourd’hui

 

Son visage aux couleurs de pitié se teinter

Me semblait, je ne sais si c’était vrai ou faux :

Moi qui avait au cœur l’amadou de l’amour,

Quoi d’étonnant qu’aussitôt j’ai brûlé ?

 

Sa démarche n’était pas chose de ce monde,

Etc. etc.

 

 

Traduire, dans le quatrième vers, « scarsi » (qui n’est pas assez) par « jaloux », il fallait le faire, mais ce n’est pas là l’intérêt. N’importe quel lecteur français, un fois qu’on lui a rappelé que la femme qui « n’était pas chose de ce monde », s’appelait Laure et que donc « à l’aure épars » du premier vers et patati et patata… Une fadeur irrésistible pour les professionnels de l’enseignement.

Que peut-on demander de plus à des homelettes qui passent leur vie à feuilleter des livres et qui, dans leur temps libre, feuillettent les marguerites ? Rien. Il faut les laisser s’enorgueillir de reconnaître les gargouillements de leur jeunesse dans les taches mystérieuses de l’écriture. Et aux autres ? aux érudits, aux morts vivants qui baissent tout ce qui bouge ? Rien. Vraiment rien, si on ne veut pas être inondés par la fonte des mots.

 

21 décembre 2002. La police, le voisin et nous. Que le sentiment d’insécurité soit plus fort que l’état d’insécurité est un des lieux communs de la gauche. Mais pourquoi comparer un « état d’insécurité », abstrait comme les chiffres qui le décrivent, avec le « sentiment d’insécurité » qu’on peut toucher dans les paroles du voisin ? Pour dire au voisin que l’on est moins à craindre que la police de quartier.

 

22 décembre 2002. Rogations. En trois jours la procession faisait le tour du village. On demandait, je ne sais pas si à Dieu, à Marie ou aux Saints, des riches récoltes. Ce n’était pas joyeux comme à la fin du printemps quand, sonnailles à la taille, on courait dans les prés pour « appeler mars », mais il y avait le mystère des mots et des chants incompréhensibles.

Comme les protestants du XVIe siècle, on peut voir dans la procession des rogations une des formes de l’idolâtrie catholique ou bien on peut les étudier scientifiquement comme un historien du XXe siècle et y trouver un moyen de rassurer le menu peuple ou, encore, on peut y lire les restes des mythes qui précédaient la chrétienté… personnellement je n’y vois que mes racines dans le moyen-âge. On pourrait m’objecter qu’il n’y a pas de racine dans le temps. Il est vrai. J’ai employé une métaphore facile. Mes racines sont dans le terreau de la paysannerie. Et la paysannerie, c’est le moyen-âge et la religion.

Je ne suis pas sûr, mais je crois que c’est le pape paysan Jean XXIII qui a fait disparaître les rogations. Pourquoi lui ? Sans doute parce qu’il voyait que l’église catholique devait se libérer des mythes paysans pour défendre ceux des travailleurs et devenir, enfin ! protestante.



[1] Les autres, dans leur quête de leur vrai moi, se retrouvent avec la profondeur comme seule dimension. Un philosophe qui fut déjà célèbre parla, si je me souviens bien, de l’homme à une dimension.

[2] Wladimir Granoff, François Perrier, Le désir et le féminin, Flammarion, 1991.

[3] Francesco Petrarca, Canzoniere – Le Chansonnier, Bordas, 1988.