23 décembre 2002. Détails. Découvrir que le détail contient le monde a été la révélation de ma vie. Cela m’a permis d’abandonner les « grandes théories » pour observer les « petites choses », toucher les idées et dépouiller les objets et les événements. Cette découverte date d’il y a bien longtemps mais je n’avais pas vu l’énorme piège qu’elle préparait : l’impulsion à théoriser sur tout. À tuer le détail dans l’œuf pour en faire une grande théorie, comme un bon intellectuel médiocre.

 

24 décembre 2002. L’âge. Il est facile pour une femme qui cabote le long du promontoire de la cinquantaine d’avoir un visage d’enfant. Il lui suffit d’être couchée et de ne pas y penser. Ce qui démontre, mais en avait-on encore besoin ? que l’âge est dans la tête — de celui qui se regarde.

 

25 décembre 2002. Beaubourg. C’est loin de l’arrogance du Guggenheim de Bilbao ou de la pureté de celui de New York. Loin même du kitsch majestueux de certains édifices de Disney. L’édifice est (était) trop de son temps et, comme à tout ce qui est trop de son temps, il manque le souffle de l’art. Un monument d’intellectuels où de bonnes idées sur papier se transforment en un bric-à-brac architectonique d’une extrême facilité — surtout, si au lieu de se cacher dans le quartier d’une ville futuriste, il est vissé parmi des édifices polis par une longue histoire de sang et de famine. L’architecte a su exploiter l’immédiateté du contraste pour faire passer les idées les plus fades des années soixante et pour mettre à nu la vérité qui, bien sûr ! ne pouvait que s’identifier à la structure. Dans quatre ou cinq cents ans, ce sera le principal témoignage parisien de la médiocrité d’une époque où un Pompidou quelconque se prenait pour de Gaule.

 

26 décembre 2002. Millot. Une promenade est un détour entre chez soi et chez soi où, seul, ou en compagnie, on flâne pour rêver. Freud antipédagogue de Catherine Millot[1] a été, pour moi, une longue promenade à travers les montagnes freudiennes où même les égratignures des ronces lacaniennes ont été agréables. Parti de la croyance que la pédagogie est un art qui se fourvoie quand elle prétend être une science, j’en suis revenu après un détour de quelques pages verdoyantes où, à l’aide d’une analyse serrée des textes de Freud, Catherine Millot montre que les tentatives de créer une pédagogie nouvelle fondée sur la psychanalyse sont destinées à la faillite — faillite non dans le sens que les pédagogues-analystes feraient plus de dégâts que les autres, mais parce que les espoirs naïfs qu’une « libération sexuelle » de l’enfance puisse libérer des névroses et faciliter ainsi l’apprentissage n’ont pas droit de cité dans un monde où l’inconscient est maître. Et l’inconscient est maître, dans le monde de Freud. La seule aide que la psychanalyse puisse donner à la pédagogie, c’est de lui inspirer une « éthique fondée sur la démystification de la fonction de l’idéal, comme fondamentalement mensonger [et de transformer] notre impuissance en la reconnaissance de l’impossible ».

Un message pessimiste ? Sans doute pour ceux qui croient que savoir implique pouvoir : pour ceux qui croient que le monde est un château de mots.

Et pour les autres ? Pour ceux qui croient que les mots habillent (et, parfois, déshabillent) le fond qui les fait naître ? Une belle fable, une fable dure avec une chute rouge-turbulent.

 

27 décembre 2002. Professions impossibles. Le sens de la formule de Freud est indépassable. Ses formules ont un relief aphoristique qui les protègent des dangers des clichés ; leur ossature, enveloppée d’une souple chair spirituelle, rudoie rarement l’esprit du lecteur ; leur rondeur, œuvre d’un temps sans pitié, gagne à Éros même les âmes les plus rétives. Et si Lacan semble parfois le dépasser, c’est seulement parce que les calembours relèvent même les idées les plus insipides. En voilà une tirée d’Analyse terminée, analyse interminable à propos de l’éducation et de l’analyse « ces professions impossibles, où l’on peut être sûr d’obtenir des résultats insatisfaisants ».

 

28 décembre 2002. Tourgueniev. Depuis quelques semaines je me retrouve toujours avec Tourgueniev entre les pattes. J’écris « entre les pattes » avec une certaine irritation parce que, depuis que j’ai lu la nouvelle Le Juif, je ne le vois plus comme le révolté que j’avais tant aimé. Je le trouve dans Ravelstein avec toutes ses histoires sur le nihilisme, dans La peur de Maupassant, et dans L’idiot de Dostoïevski. Dans L’idiot, il est cité en passant, sans trop de sympathie mais sans malveillance. Dans La peur, comme il fallait s’y attendre sous la plume du fils[2] de Flaubert, Tourgueniev est un héros peureux. Peureux et vantard, comme peut l’être un homme qui craint les femmes et qui se vante de sa peur dans un salon bourré d’écrivains éméchés.

 

29 décembre 2002. Télé. La télévision du pays des pâtes est une sauce rose à base d’images et de sons pour nouilles périmées. En une journée, il est impossible de trouver, parmi les dizaines d’émissions des sept chaînes principales, plus de deux ou trois minutes qui soient regardables ou écoutables. Sans doute est-ce le lot de toutes les télés du monde, mais les télés italiennes sont maîtresses en l’art de ridiculiser le corps des femmes. Des femmes mâles dévêtues remplissent les vides innombrables et vident les quelques pleins avec des trémoussements et des sourires qui ignorent le b.a.-ba de l’érotisme. Pourquoi ? Sans doute parce que pour maîtriser les images des corps des femmes il faut un regard autre que celui glaucomateux des quinquagénaires couchés dans les plis du pouvoir. Moralisme ? Non. Amour de la vie. De la beauté.

 

30 décembre 2002. Maternelle. On dit que dans une vie on a au maximum deux ou trois idées. Une exagération ? une coquetterie ? Je ne crois pas, surtout si on considère les plus grands penseurs que l’humanité a confectionnés. Ils ont tous eu une intuition qu’ils ont transformée en idée, ils l’ont mise sur papier et après ils ont brodé autour pendant des années. Ils ont brodé ? Même pas : ils ont été pris dans le filet du langage. Ils ont été espritpulés. C’est pour cela que dans la littérature (même dans celle de gare) il y a beaucoup plus d’idées que dans les textes les plus profonds de la philosophie scolaire (Hegel, Kant & Co.) : parce que le littérateur se contente de l’illusion de maîtriser le récit et non d’expliquer ce qui est derrière. Derrière qui est toujours le même. Ennuyeux et vide.

Et nous donc ? Nous qui, tous les jours, depuis presque mille jours ouvrons Microsoft Word pour qu’il nous aide à noircir l’écran ? Nous nous entraînons à nous laisser conduire par les mots d’une langue, qui, pour la majorité d’entre nous, n’est pas maternelle.

 

31 décembre 2002. Terrorisme. Je n’ai jamais aimé le terrorisme. Mais, en ce moment, j’aimerais être dans un groupe terroriste qui ne vise des tourelles new-yorkaises, des centres d’achats israéliens, ou des bureaux madrilènes. Un groupe qui ferait sauter les centres vitaux de notre civilisation, les centre mortifères de la vie. Un groupe qui fait sauter certains mots. Et je commencerais par « bonheur », qui est à l’origine des malheurs les plus grands.



[1] Catherine Millot, Freud antipédagogue, Flammarion, 1997.

[2] Aucune allusion malveillante à une filiation biologique.