4 février 2002. Inutile.

Inutile l’effort de comprendre

Inutile celui d’aider

Inutile la demande

Comme inutile est le sourire

Quand les racines flottent sur une terre aride.

 

Inutiles les études, les amours,

Les amitiés et la haine

Inutiles les promenades

Comme inutile est le baiser

Quand les mots assèchent la langue.

 

Foie gras ? Tagines ?

Magrets et canards ?

Inutiles,

Inutiles comme le champagne,

le Château Lafitte, les gitanes,

Les gorgerins et les gentianes.

 

Inutiles les cris,

Le travail, l’oisiveté,

La musique et la méchanceté,

La guerres, la nation,

La morale, l’érection,

Le lave-vaisselle et la télévision.

 

Les collants

Inutiles

Comme les pleurs

Et les peurs et la métadone

Et toutes les cochonneries

Inutiles.

Tout est inutile.

 

Frères humains, qui avec nous vivez

Abolissez l’utile.

 

5 février 2002. Enfer. « La langue est à rechercher parmi les villes […], nous dirions aussi parmi les auteurs (dans ces villes des villes que sont les bibliothèques et qui ont curieusement leurs enfers). » [1] Quand Sollers se laisse emporter par le fleuve de la rhétorique, il dépose, comme tous ceux qui se laissent emporter, des cailloux polis par la facilité sur les berges asséchées des lecteurs. Normal. Ce qui est un peu moins normal, c’est que, dans le passage cité, il ne voit pas que le torrent de la langue se repose dans le lac pour reprendre ses forces et laisser la chance au scripteur, tel un saumon, de commencer la montaison. Ce n’est pas normal pour quelqu’un comme Sollers qui, depuis cinquante ans, à coup de romans, se fraye un chemin très personnel parmi la foule monotone des littérateurs français. Les bibliothèques n’ont pas d’enfer — si elles en avaient un, il serait tellement rabougri qu’il n’éveillerait même pas le désir d’adolescents boutonneux. Elles sont l’enfer. Elles sont le lieu ou le dieu de la vie punit ceux qui n’on pas su la respecter, l’honorer, la vivre dans la vie et non dans sa pâle copie de la pensée ou de l’écriture — copie de copie.

 

6 février 2002. Au coin de Duluth.

Le clochard. Un peu de chance s’il vous plaît !

Premier passant (Il tourne la tête vers la vitrine de Laoun).

Le clochard. Un peu de chance s’il vous plaît !

Deuxième passant (Il tourne la tête vers la vitrine de Laoun).

Le clochard. Un peu de chance s’il vous plaît !

Troisième passant (Il tourne la tête vers la vitrine de Laoun).

Le clochard. Un peu de chance s’il vous plaît !

Quatrième passant (Il tourne la tête vers la vitrine de Laoun).

Le clochard. Un peu de chance s’il vous plaît !

Cinquième passant (Il tourne la tête vers la vitrine de Laoun).

Le clochard. Un peu de chance s’il vous plaît !

Sixième passant (Il tourne la tête vers la vitrine de Laoun).

Qu’y a-t-il de si intéressant dans la vitrine de Laoun ? Rien.

Pourquoi les six passants ont-ils tourné la tête à côté du clochard ? Parce que.

 

7 février 2002. Fraye. Quelle frayeur que de se frayer une voie dans la frayère remplie de saumons effrayés après avoir défrayé les frais effrayants d’un psy au prise avec le frayage !

 

8 février 2002. Là ? L’excès de subjectivité donne continuité au sens partagé — le seul sens qui ait un sens — permettant ainsi aux sens de s’ouvrir et à l’engagement de sourdre : engagement de l’esprit dans les choses du corps et engagement du corps dans celles de l’esprit : conditions nécessaires pour toute assimilation (partielle, bien sûr ! partielle, très partielle…) du « hors de soi » pour se nourrir ainsi du cœur de la cité. L’engagement, pour ne pas s’effilocher entre les ronces de la vie, engage la raison qui tricotera des justifications jusqu’à ce que mort s’en suive. Une fois qu’Elle est là, Elle est là. Elle est là avec sa tendance à boucher les oreilles, tout en faisant croire qu’elle les ouvre. Elle est là pour appeler pensée tout alibi qui a le moindre succès. Elle est là pour nous faire analyser le pour et le contre qu’elle-même invente pour justifier sa présence. Elle est là pour nous enseigner la voie de la sagesse, comme Elle dit.. Elle est là pour satisfaire ses tendances monadiques, pour nous faire marcher dans les rails de l’ordre que famille et société ont tracé dans notre enfance — bien avant qu’Elle ne soit là. Elle est là, l’ennemie du hasard, Celle qui ne peut pas admettre que seul le hasard, seul le hasard des rencontres, des silences, des paroles, des amours, de la haine, seul le hasard dans lequel on croit nager nous permet d’écouter autrui, autre chose, autrement. Elle est là, Elle qui ne peut comprend que ce qu’Elle voit comme hasard n’est que Nécessité et que ce qu’Elle voit comme nécessité n’est que Hasard.

Là, où ? Là.

Nous, qui ? Nous.

 

9 février 2002. Rêve. Après un repas avec dix-sept couverts j’ai rêvé d’être un lave-aisselles.

 

10 février 2002. Mémoire. Pourquoi les vieux perdent-ils la mémoire ? Pour ne pas se faire écraser par le poids de la vie.

 



[1] Philippe Sollers, Dante et la traversée de l’écriture, Gallimard 1965.