25 février 2002. Madagascar. Il vient de passer un mois au Madagascar et il nous en parle sans prétendre de le connaître. Il nous parle :
Des routes qui, depuis le départ des français,
n’ont plus été entretenues… de l’impossibilité de conduire une voiture sans un
chauffeur indigène, car la police bloque tous les étrangers pour les taxer… de
maisons où on vit à dix et qui sont un tiers de mon salon … du déboisement
sauvage fait par les « sauvages » (et non par les Occidentaux)… de
l’eau potable qui n’est plus potable à cause des infiltrations de sel… de la pauvreté… de la pauvreté… et de
la pauvreté, encore.
L’empire est loin. Après le départ de mon copain, je
mets les trois mouvements de « Pétrouchka » dont « on n’a jamais
retrouvé l’immense palette de couleurs et le dynamisme inexorable[1] »
comme dans l’exécution de Pollini et je l’écoute en transe, à côté de mon
compagnon qui garde les yeux fermés pendant les quinze minutes et 19 secondes bouleversants
de l’exécution. Que l’empire est loin ! Pourquoi dis-je cela ?
L’empire se fout des conditions économiques de la multitude. C’est sa force.
Et sa faiblesse.
26 février 2002. L’âme à la plage. Pour connaître un
pays, il est inutile de lire des essais. Si l’essai a le moindre intérêt on
n’apercevra que la bourre des idées dont l’auteur a garni le
« réel ». On ne lit pas un chef d’œuvre littéraire non plus. L’émail[2]
de l’écrivain aura trop lissé la surface pour que les ongles du lecteur
puissent avoir prise. On ne fait pas du tourisme, surtout pas du tourisme
intelligent, où on cherche les événements hors des circuits normaux, loin des
« quartiers latins » pour japonais ou pour candides montagnards, dans
les « petits bleds » ou dans les banlieues « culturelles ».
Et le cinéma ? Un documentaire n’est qu’un essai plastifié et
qu’est-ce qu’une fiction sinon un roman aux rêves bandés ? Pour connaître, il ne faut surtout pas
interroger quelqu’un du pays. Le besoin de décrire quelque chose d’intéressant
ou d’inintéressant — dépendamment de ses rapports au pays — crée une situation
si artificielle qu’on ne connaîtra ni lui ni son pays. Il y a un moyen sûr pour
commencer à connaître un pays dans lequel on n’a pas passé son enfance : y vivre au moins 165 ans — ce qui,
avec l’espérance de vie actuelle, est donné à très peu de gens. Impossible donc
de connaître un autre pays ? Non. Il y a une manière simple et
gratuite : il
suffit d’observer la « même » publicité dans son pays et dans l’autre
pays et d’en étudier les différences. Pourquoi ce privilège pour la
publicité ? Parce qu’elle doit être efficace et aller toucher les cordes
les plus sensibles de gens : elle doit réveiller l’âme profonde, celle qui tient les cordons de la
bourse. Elle-même est l’âme du pays.
La semaine passée, dans L’Espresso[3]
et dans le magazine du New York Time, il y avait un très bon exemple de
la « même » publicité. Deux photos prises sur la même plage pour une
pub de Versace : dans
l’une deux hommes et deux femmes et dans l’autre les mêmes quatre personnes
plus quatre autres jeunes hommes.
Première publicité : un homme aux longs cheveux noirs, au
regard ténébreux, assis sur les talons avec le bassin vulgairement projeté en
avant, pantalons et maillot Versace, cache l’appareil génital d’un mec nu qui
regarde une fille, aux chevilles grosses comme ses cuisses, en train d’observer
le mini soutien-gorge qu’elle vient d’enlever (ou qu’elle veut mettre). Une
autre fille, en monokini, est couchée devant elle.
Deuxième publicité : en premier plan le pied et la jambe d’un homme qui semble vouloir enlever son slip ; couché à côté de la jambe le même jeune homme nu de la photo précédente tourne le dos au lecteur, les fesses cachées par un sac à main (Versace ?). La fille, qui dans la première photo était en train d’enlever son soutien-gorge, est maintenant assise en train de le désagrafer et laisse poindre le quart de sphère sous le mamelon. La fille en monokini de la première photo est toujours en monokini mais est assise et tourne le dos au lecteur.
Question. Laquelle des photos est apparue dans le magazine italien ? Celle avec les filles aux seins en l’air ou celle avec l’homme qu’on dirait prêt à se dénuder ? La réponse est bien trop facile. Mais que disent ces photos sur l’Italie et sur New York[4] ? De milliers de choses qu’aucun essai ne pourra jamais dire. La publicité est l’âme d’un pays, c’est connu.
27 février 2002. Hommes. Dans les premières trente
trois pages de l’Espresso de cette semaine (la publicité de Versace
n’est plus là), il y a 14 publicités dont 12 avec un homme, 2 avec une femme, 4
avec un couple (homme et femme) et 5 avec des objets inanimés. Que dire du fait
qu’il y a six fois plus d’hommes que de femmes ? Que les hommes italiens
n’ont plus besoin des femmes pour acheter une voiture ? Qu’ils sont
toujours plus narcissiques ? Que les homosexuels ont un poids économique
toujours plus grand ? Un peu de tout. Y a-t-il encore des rustres qui
osent dire que la publicité n’est pas l’âme d’un pays ?
28 février 2002. Femmes. Ce tercet de Dante est assez
connu :
Par elle on comprend aisément
Ce que le feu d’amour dure chez une
femme
Si l’œil ou le toucher ne l’allume
souvent.
Traduit dans le langage de l’opéra « la
donna è mobile qual piuma al vento[5] ».
Ce n’est pas de ce tercet que je veux parler, mais de ce qu’il est écrit dans
un commentaire très connu et très réputé de la Divine comédie[6].
Il y a écrit… rien. Ces trois vers sont pratiquement les seuls qui n’ont pas
été commentés. Pourquoi ? À vous la réponse, ardue. Pour ma part, je dirai
seulement que ce commentaire vide en dit plus sur l’Italie que toute la Divine
comédie. Comme quoi, ce qu’on ne dit pas en dit parfois bien plus que ce qu’on
dit, surtout si ce qu’on ne dit pas est non-dit dans un comment taire.
Premier mars 2002. 1944.
Le bruit léger de ses rêves,
le feu revigoré par l’écorce,
le café qui dissipe la dernière
brume
et une porte qui étouffe les cris
saouls de la nuit.
Il est quatre heures
et tout va bien.
Je prends un livre,
un petit livre
(il est important qu’il soit petit
parce que je n’ai pas de temps :
je suis en retard,
comme toujours,
et je ne sais pas pour...
pour… je ne sais pas pour… quoi).
Un petit livre.
Un livre de poésies de Miklos
Radnoti
Des échardes et des dates
qui s’enfoncent :
17 janvier 1944
29 février 1944
Ta main ne rêve plus sur la page.
27 mars 1944
La réalité comme un vase fêlé
N’a plus de forme.
19 mai 1944
Sur cette terre j’ai vécu à une
époque
où pour les enfants la mère était
une malédiction.
Juillet 1944
Je gis ici, sur une planche, bête
parmi les bêtes.
8 août 1944
J’étais fleur je suis racine,
lourde et noire la terre sur moi,
mon sort est ferré
une scie pleure sur ma tête.
17 août 1944
La nuit, où est-elle passée ?
Elle ne reviendra jamais cette nuit-là.
Septembre 1944
Der springt nach auf[7]
– on entendit sur moi,
Et déjà sang et boue sèchent dans
mes oreilles,
15 septembre 1944
31 octobre 1944
Et les bombes des avions la-haut
désirent pleuvoir.
Le gris chasse le noir,
le camelot lance Le Devoir,
le feu halète.
Il est six heures
et rien ne va plus.
Der springt nach auf. Et ils tirent.
C’était en 1944.
Il y en a un qui bouge. Et ils tirent.
C’était en 1953.
He’s still breathing. Et ils tirent.
C’était en 2002.
Dehors le temps avance
imperturbable :
l’argent se mue en or,
le feu, fatigué, ne lèche plus la
bûche.
En dedans,
(je dis en dedans parce que je ne
sais pas quoi dire pour dire ce dedans qui n’est pas tout à fait dedans)
en dedans résonne
Der springt nach auf
Et le temps caille
en 1944.
Miklos Radnoti, dans l’ordre, poète, antifasciste, Juif, Hongrois, est tué en 1944 à trente cinq ans.
2 mars 2002. Poésie et Espagne. Juan Ramón Jiménez,
dans le désordre, poète, espagnol, espagnol, poète, poète… se marie à New York
le 2 mars 1916, à trente cinq ans, avec Zenobia Camprubí Aymar. Pendant l’année
qui précède le mariage il compose les cent six poèmes qui seront publiés en
décembre 1916 sous le titre d’Estío. Je lis Estío, dans l’édition
bilingue publiée en 1997 par José Corti, et, même si je ne connais pas
l’espagnol, je ne consulte pratiquement pas la traduction : le lexique est
simple, la syntaxe est simple, les idées sont simples. Un idéal de poésie, je
présume. Mais, encore une fois, je trouve la poésie espagnole trop… trop
« poétique », trop facile, avec trop de sonorités et pas assez de
musique. Trop de mots couplés pour surprendre. Je devrais avoir honte de dire
de telles généralités, je le sais. Je devrais sans doute dire, simplement, que
j’ai des difficultés avec la poésie espagnole — une poésie que, je dois le
confesser, j’ai adorée dans mon adolescence. Que de plaisirs solitaires à
l’ombre de cuerpo, de fuego, de besos, de pechos juntos,
de corazón, de muerte, d’ojos, de noches, de soledad,
d’inmortalidad, de desnuda ! Que de rêves ! Que de whiskies, que de
mélancolie ! Que de rêves ! Les trois vers qui suivent qu’il y a
quarante ans m’auraient exalté, aujourd’hui me font penser à des chansons
d’Aznavour[8] :
Yo y tú somos ya tú y yo,
como el mar y come el cielo
ciel y mar, sin querer, son.
(moi et toi nous sommes toi et moi
comme la mer, comme le ciel,
ciel et mer, sans vouloir, sont.)
Peut être que ma difficulté actuelle s’abreuve
aux mêmes sources que l’exaltation de l’adolescence mais puisque, avec l’âge,
les plaisirs sont moins solitaires, les rêves moins diffus, l’estomac supporte
moins bien le whisky, et on copine avec la mélancolie, les effets sont très
différents. Mais, peut-être aussi, que cette poésie est trop proche de ce qui
jaillirait de mon clavier si je savais me laisser aller.
Peut-être.
Mais, pour finir avec une considération
politiquement correcte, peut-être aussi, que je connais très peu la poésie de
langue espagnole et que ce ne sont pas des trips sur Lorca, Alberti, Neruda ou
Jiménez qui peuvent m’autoriser à porter des jugements si lourds de légèreté.
3 mars 2002. N’importe quoi.
—
Ne me
dis pas que tu es contre toutes les formes de censure ! Accepterais-tu des
films hards à quatre heures de l’après-midi, quand les enfants regardent
la télé ?
—
Bien
sûr. Toute limitation de la liberté d’expression, en ce moment, porte vers le
fascisme des moralistes et des militaires, qui, soit dit en passant, ont
toujours avancé main dans la main.
—
Accepterais-tu
même qu’on montre des scènes de bestialité ?
—
Oui.
Une femme qui se fait lécher par un chien ou un homme qui pénètre une chèvre
est moins obscène que Bush, Sharon, Al-Qaida ou les Talibans.
—
Dégueulasse !
—
Dans
ce domaine les jugements sont particulièrement subjectifs…
—
Pour
moi c’est dégueulasse. J’imagine que tu laisserais passer même la propagande
haineuse ?
—
Même
la propagande haineuse. Aux mots on répond avec des mots et non avec la
violence de la censure.
—
Et la
violence des magazines et des films pornos ? Celle-là, tu l’oublies !
Celle que tu appelles la violence de la censure ne fait que s’opposer à la
violence des films pornos.
—
Je ne
vois pas pourquoi tu relies pornographie et violence. L’économie, la politique
ou la religion sont bien plus violentes que la porno.
—
N’importe
quoi !
—
Plus
porno que la porno.
—
N’importe
quoi ! Franchement !
Penthouse. Penthouse est un magazine porno
tout autre que politique (au moins au sens pauvre du mot) mais, quand il aborde
des thèmes politiques, il est moins réac que la majorité de magazines
« sérieux », « ouverts », « culturels ». Moins
réac que bien de mes amis. Dans le dernier numéro, par exemple, après avoir
décrit les réactions américaines au terrorisme, il donne le décalogue
suivant :
Ce que nous ne devons pas faire
·
Détenir
sans limite des suspects.
·
Nier
des avocats aux suspects.
·
Torturer
des suspects.
·
Détenir
pour des questions de race.
·
Limiter
les contestations ou les protestations.
·
Restreindre
l’immigration.
·
Créer
une base de données « universelle ».
·
Donner
des mandats illimités pour demander des identifications.
·
Punir
des amis ou des parents des terroristes,
Rien de transcendantal, mais difficile d’être contre. Rien de révolutionnaire, d’accord, mais rien de « dégueulasse » non plus. Exactement comme il n’y a rien de transcendantal ou de dégueulasse dans les photos gorgées de sexes béants ou bandants. On pourrait ajouter l’éternelle et facile considération que celles qui nous vendent des cons sont bien moins connes et dangereuses que ceux qui veulent nous habituer à la guerre, mais on ne le fera pas.
[1] Tiré de la présentation de David Fanning pour la reprise sur CD de Deutsche grammophon d’un enregistrement de 1972 de Maurizio Pollini.
[2] Émail et non e-mail !
[3] Hebdomadaire italien de gauche modérée qui ne lésine jamais sur les nudités féminines.
[4] New York et non États-Unis.
[5] La femme est instable comme une plume quand souffle le vent.
[6] Le commentaire scartazziniano refait par G. Vandelli.
[7] Celui-là bouge encore.
[8] Je n’ai rien contre Aznavour, ni contre Julien Clerc ou Dalida. Ch’u pas élitiste. Mais la poésie écrite je la préfère un peu plus travaillée.