Premier janvier 2002 La jeune fille. J’ai passé à Ik Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille[1]. Un commentaire lapidaire : « qui, sinon des vieux pédés pisse-foi et à l’esprit en bec-de-corbin peut dégoiser des discours aigris et sans tête ni cul ? Des vielles Jeunes-Filles qui écrivent sur les jeunes filles ». Je le connais mon Ik. Il y a quelque chose qui l’a dérangé, qui lui a plu. Je dois le lire.

 

2 janvier 2002 Féodalité. Le monde de la féodalité est fascinant, comme tous les mondes que l’on ne connaît pas. Le livre de F.-L. Ganshof[2] sur la féodalité sûr et vivant est érudit sans être pédant. Amusant aussi, avec ses longues citations en un latin qui a l’attrait de la décadence se promenant dans la verdure des siècles nouveaux. C’est à cause de ses qualités que je me permets une flèche arrondie et essoufflée. Pour souligner l’importance des gestes dans la cérémonie de l’investiture il écrit : « La faible capacité d’abstraction de gens du temps […] on comprend qu’à leurs yeux devenir vassal, c’était avant tout un geste des mains. » Horripilant. Mais a-t-il lu Saint Anselme ou Saint Thomas ? Bien sûr que oui. Il en a lu bien d’autres. Et si Ganshof avait raison ? Impossible. Impossible, selon ma capacité d’abstraction si je la laisse suivre le sillage de celle du Grand moustachu. Ce genre de capacité ou d’incapacité — la capacité d’abstraction se transforme facilement en incapacité de sentir les détails — a besoin de centaines de milliers d’années pour se faire ou se défaire. Ce ne sont donc pas quelques siècles plus ou moins obscurs qui peuvent provoquer un changement quelconque. Qu’il suffise de considérer notre cousin le singe doté d’une capacité d’abstraction légèrement inférieure à la nôtre. Depuis combien d’années nous a-t-il abandonnés a notre destin bêtement rationnel ? Des centaines de milliers d’années.

 

De l’intelligence à la morale. La fidélité était au fondement de la féodalité (si j’étais Heidegger je trouverai l’étymologie commune) en cette longue période où la traîtrise était à l’ordre du jour. « L’obligation d’être fidèle est avant tout une obligation de non facere. » Mais la fidélité et sa copine la traîtrise ont la vie dure et même si la féodalité a disparu dans l’abstraction des états-nations et de leurs lois, elle a trouvé protection dans les familles où les femmes fieffaient[3] au moins une partie de leur corps. Et souvent non seulement leur cul. Mais, comme la possibilité d’être vassal de plus qu’un seigneur a contribué à la fin du vassalage, les fieffées coquines qui faisaient acte de vassallage à plusieurs hommes ont contribué à la fin de la famille.

 

De la morale à des considérations plus ou moins cocasses. Numéro 1 : « Le service militaire a quelques fois été remplacé […] par l’écuage. » Pour se sauver du cocuage ? Numéro 2 : le vassal était appelé « homme de bouche et de mains ». Quels hommes ! Numéro 3 : Le seigneur avec son fieffé pouvait faire des « Fiefs en l’air. » Quand ça lui chatouillait le zizi ?

 

3 janvier 2002 Dîme. Hier, quand j’ai lu que la dîme avait était introduite par un Pépin plus ou moins long (je crois qu’il était bref) pour dédommager l’église après lui avoir pris les terres pour les donner en fief à ses vassaux, je me suis dit que j’étais bien con quand, lycéen anticlérical, je jugeais la dîme comme une monstruosité que les vautours de l’église avaient introduite pour vivre sans travailler (sacré travail, pourquoi t’ai-je toujours tenu l’étrier ?). Aujourd’hui, journée noire comme le bran après les myrtilles, pour enlever cette tache de jeunesse de mon âme pure, je voulais approfondir l’histoire de la dîme et, pour le faire, comme toute personne moindrement cultivée, je me suis mis à écouter les détonations du canon 54 du concile du Latran IV tenu du 11 au 30 novembre 1215 : « Puisque le Seigneur, comme signe de Sa domination universelle, a, en premier, réservé la dîme pour Lui-même avec un droit extraordinaire, nous, pour sauvegarder les églises contre des pertes et les âmes contre le danger, décrétons que… » Non seulement des vautours, mais des fieffés hypocrites. Et ma connerie ? (C’est surtout ça qui m’intéresse). Elle est double, parce que j’avais cru pendant un jour que les hommes d’église pouvaient être assez honnêtes pour ne pas Le faire intervenir pour le moindre bibus. Double ? Comme je viens de relire la dernière phrase force m’est de constater qu’elle est triple : comment ai-je pu penser que l’argent, pour les hommes qui ont la foi comme profession, pouvait être sans importance ? Après ce triple saut périlleux en avant avec double vrille à droite dans la connerie, optimiste invétéré comme tous les cons, je souris à la chance de vivre à une époque où il n’y a pas de dîme sur la connerie.

 

Question, simple. Pourquoi un fieffé con est-il heureux ?

 

Deja, por un instante

Que tus manos de rosas

Sonrían a mi alma

Mañana

Me iré a Córdoba

Vestido de su perfume

Mañana

Pondrè mi sueño

Sobre el inquieto naranajo

Mañana

Cavaré un cielo

Plaza de la Victoria

Mañana

Tu manos no estarán ya

En mis viejos sueños

Sin rosas

Laisse, encore un instant

Te mains de roses

Sourire à mon âme

Demain

J’irais à Séville

Habillé de leur parfum

Demain

Je mettrai mon rêve

Sur l’oranger inquiet

Demain

Je creuserai un ciel

Place de la Victoire

Demain

Il n’y aura plus tes mains

Dans mes vieux rêves

Sans roses

 

Sueños de rosas (Ernesto Macellado, Cordoue 1927-2001, traduction de Pablo Fuentes.)

 

Ah ! ah ! je vous ai eu. Avec la queue des yeux vous avez cherché la réponse, mais moi, qui ne suis pas plus con que la moyenne, je l’ai placée derrière une barricade de mots du grand poète Ernesto Macellado. Voilà la réponse : parce qu’il a reçu un con en fief. Ah ! Ah !

 

Innocence III, le moderne. Une fois que tu as entendu la voix des canons tu ne peux plus t’arrêter. C’est une drogue. Voici le 16 : « Nous interdisons la chasse à tout le clergé[4] ; pour cette raison, ils ne doivent pas se permettre de garder des chiens et des oiseaux pour ces buts. » Par contre ils pouvaient garder des brandons pour allumer des bûchers. Comme quoi les contradiction des écologistes ne datent pas d’hier. Et la médecine alternative ou la psychologie du profond ? Elles étaient tenues en haute estime par l’armée des évêques d’Innocent III : « Nous commandons que quand un médecin du corps est appelé au chevet d’un malade, avant tout il demande qu’on appelle un médecin de l’âme parce qu’après que la santé spirituelle sera rétablie, la médecine du corps sera bénéfique, car une fois la cause enlevée les effets s’en iront ». À titre d’information, sans aucun visée polémique, ce pape écolo et psychologue qui défendait la médecine douce est le Grand pape des croisades. Rien d’étonnant, n’est-ce pas ? Dogmatique ce pape ? Écoutez-le sans préjugés, regardez sa modernité, son historicisme, son relativisme libéral : « Il ne faut pas juger répréhensible si le statut des hommes change avec le changement des temps, surtout quand une nécessité urgente ou l’intérêt commun le demande ». Pour suivre l’air du temps il rend donc possible des mariages entre des enfants de deuxième mariage et les parents du premier mari. Est-il possible qu’il y ait une histoire économique derrière tout cela. Il est possible. Qui doute encore que c’est l’économie qui fait que les temps changent ? Qui fait.

 

4 janvier 2002 Sans détours. Voilà un exemple de début de livre que j’aime : « Aucune objectivité dans cette histoire. Je suis juif et de déteste Martin Heidegger. » (Max Dorra, Heidegger, Primo Levi et le séquoia, Gallimard, 2001). Je ne suis pas juif, j’écris toujours des choses très objectives, j’aime Heidegger, Levi et les sapins et j’ai hâte de lire ce livre

 

5 janvier 2002 Cool. Agressive et sûre d’elle comme il se doit pour une fille qui a pris trop de bains d’amertume dans son enfance, elle vit avec un mec qui semble sortir d’un pot de mélasse. On soupe — l’enragée, la mélasse, une amie et moi — et on parle de mondialisation et d’empire. La mélasse ne lâche jamais le crachoir et nous emmerde avec des banalités qui se veulent engagées. Pour ne pas le chasser de la maison, je passe ma soirée à tripatouiller des pelures d’oranges. À deux heures de la nuit, elle enjambe la porte avec la mélasse collée aux fesses. « Ne pars pas tout de suite », je dis à l’amie qui ne semble pas affectée par cette soirée remplie de vide. J’ai peur que si je reste seul je vais me noyer dans l’atrabile.

    Qu’en penses-tu de la soirée ?

    Correcte. Comme toujours avec eux.

    Comment trouves-tu le mec de ta copine ?

    Il est cool. Il est sympa.

    Moi je le trouve con.

    Tu y va fort. Tu l’as vu pendant cinq ou six heures seulement.

    C’est plus que suffisant ! « Con » n’est peut-être pas le bon mot, il est plus que…

    Elle est trop intelligente pour se tenir avec un con.

    Non. Il est trop con pour paraître con à une personne intelligente.

    Si tu continues, je m’en vais.

    Je ne peux pas ne pas continuer. Va-t-en.

Et elle s’en alla avant que j’ajoute que pour ne pas être aveuglé par la connerie au carré il faut quelque chose en plus de l’intelligence. Il faut de la sensibilité et du respect envers nous-même. C’est bien que je n’aie pas ajouté cela. C’est trop moralisant. Trop amer. Trop vrai. C’est toujours bien quand on n’en rajoute pas. Au moins c’est cela que me dit M. depuis des années et, vu que M. me le dit, je me donne un mal de chien pour apprendre. Je devrais couper mes dernières phrases, mais j’y réussis très rarement, pratiquement jamais : j’aime les phrases finales retentissantes, celles qui bouillonnent et se transforment en hurlement de l’âme. Probablement il faudrait que j’apprenne à couper le début de manière à ce qu’il n’y ait plus ni de milieu ni de fin. Plus de mots.

 

6 janvier 2002 Parole. La parole à Heidegger : « Parce qu’elle est la contrée de la parole, qui est seule à répondre d’elle même. » L’autonomie de la parole. On dirait une nécessité, si on la laisse faire. Depuis qu’elle a compris sa valeur elle est indomptable. Indomptable parce qu’elle se dit omnipotente et immortelle — dans sa contrée. Mais une contrée a des frontières et la parole en a une de plusieurs milliers de kilomètre avec l’action. Une frontière floue, insaisissable — mobile aux dire de la parole — car, comme la parole parle de sa frontière, elle en prend automatiquement possession et l’action se retire. Le chat et la souris… le chat et le rat… le chaton et le surmulot… elle ne devrait pas exagérer. L’action aussi a besoin d’espace, d’un espace minimal de mouvement et, quand la parole lui enlève les derniers mètres carrés, l’action réagit sauvagement. Sans faire appel à la parole même pour crier gare. Comme aux temps de Heidegger. En ces temps-là, dans sa contrée bucolique, la parole philosophique, se trémoussait sous des voiles pudiques, pendant que, dans le tartare, les actions impudiques des SS, abolissait action et paroles des Musulmans, ne laissant que cendres et fumée.

 

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[1] Tiqqun, Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille, Mille et une nuits 2001.

[2] F.-L. Ganshof, Qu’est-ce que la féodalité ? Tallandier, 1982

[3] J’emploie l’imparfait parce que je me limite aux familles occidentales.

[4] Au clergé de chasser, bien sûr !