7 janvier 2002 Entre femmes. Ceci est la transcription d’une conversation entre les quatre femmes du Trempet et une des leurs amies, suite à une polémique, déclenchée par les positions « trop féministes » de certains hommes, qui, après quelques verres de champagne, se prennent pour des femmes.

 

Marie-Andrée. T’as pas l’air en forme.

Ursula. J’ai deux dents de sagesse qui me font chier et ça fait deux semaines que je me couche très tard. J’en ai marre des fêtes, de Noël surtout : du réveillon en famille avec cette putain de manie de tirer les cadeaux au sort.

Marguerite. Je te comprends.

Alice. Moi non plus je ne supporte ces réunions de famille où on saute au cou de la cousine qu’on a ignoré pendant les autres 364 jours et où on sourit à l’oncle qui fout ses mains partout. C’est pour ça qu’avec Laurence, depuis quatre ou cinq ans, on organise une fête entre copines. On mange, on boit. Cette année on avait décidé de boire seulement du bon rouge. On a eclusé sept Pauillac, des grands crus de 93. On chante, certaines ont fumé…

Marguerite. Pas besoin que tu dises qui…

Alice. C’était vraiment agréable. Même si j’ai beaucoup bu, pas mal à la tête, le lendemain.

Marguerite. Nous, on a essayé de finir en musique. Malheureusement sans le Pauillac. Vers la fin je me suis un peu ennuyée, un peu beaucoup. Cédric insistait  pour qu’on chante du Brassens… pas moyen de lui faire comprendre que c’est trop difficile…

Alice. Et ennuyeux…

Marguerite. Écoute…

Marie-Andrée. Ne commencez pas votre éternelle polémique sur Brassens. On avait décidé de se rencontrer pour discuter et d’éviter les discussions à la con. Ce serait chouette si pour une fois…

Marguerite. T’as raison.

Alice. Vu que c’est moi qui vous ai demandé…

Ursula. Excuse-moi, Alice, mais avant de commencer, il faudrait expliquer le but de cette rencontre à C., car je n’ai pas eu le temps de lui en glisser un mot.

Amie. Je ne savais pas que c’était une rencontre sérieuse… une discussion…

Marguerite. T’en fais pas. Nos discussions ne sont jamais très sérieuses…

Ursula. Baah !

Marie-Andrée. Si on réussit à contrôler Alice…

Alice. Ne commencez pas à m’emmerder...

Marguerite. Ne fais pas le nez. On rigole…

Alice. Il y a dix jours, au dîner de Noël du Trempet, on s’est mis à discuter de l’Afghanistan et de cette merde de guerre et I. est monté sur ses grands chevaux pour défendre les femmes afghanes. À un certain moment, il s’est mis à crier comme un putois : il disait qu’il ne comprenait pas comment, nous, les femmes, nous ne nous indignions pas comme lui sur la condition des femmes afghanes. On aurait pratiquement dû s’armer et partir le soir même, si on l’avait écouté.

Marguerite. Si on était des vraies femmes…

Alice. Son baratin habituel…

Marguerite. Je crois que quelque fois il croit être la seule « vraie femme ». De la folie à l’état pur…

Marie-Andrée. L’autre jour, il n’était pas le seul à jouer le grand féministe… T. est plus hypocrite, mais c’est du pareil au même.

Marguerite. Hypocrite ? Je ne suis pas sûre. Je dirais plutôt réservé…

Alice. Peu importe. On n’est pas ici pour faire de la caractérologie.

Ursula. J’espère surtout qu’on n’est pas ici pour faire des procès… ça ne m’intéresse pas…

Alice. Il ne s’agit pas de procès. Faut pas mélanger critique et procès, mais voir si on peut préparer un texte pour le Trempet sur les femmes afghanes.

Marguerite. On n’a jamais parlé de rédiger quoi que ce soit. On discute et s’il y a quelque chose d’intéressant…

Marie-Andrée. Et puis, je crois qu’on devrait se limiter à la burqa…

Marguerite. Je suis d’accord. On pourrait même se limiter à voir pourquoi on cache le visage d’une personne et si c’est vraiment si terrible que ça.

Alice. Non. Je ne veux pas entrer dans ces considérations d’enculeurs de mouches sur le caché et le non-caché qui est le vrai caché. Je laisse ça à Marie, Lyne et leur gourou. Pour moi deux choses sont claires : primo, je ne veux pas que les hommes m’emmerdent avec leurs analyses sur les femmes…

Ursula. Moi je veux que ni les hommes ni les femmes ne m’emmerdent avec leurs analyses sur les femmes…

Alice. Je te vois venir avec tes gros sabots et la lutte des classes. Écoute, on ne peut pas tout ramener à ça, surtout en ce moment où les luttes sont des luttes transversales…

Ursula. Purée ! C’est quoi cette histoire de transversale ? Ça ne te suffit pas Negri et ses luttes verticales…

Marguerite. Ce n’est pas que les classes ne soient pas importantes mais en ce moment…

Ursula. Putain ! Mais c’est toujours « en ce moment ».

Marguerite. T’exagères. On en a parlé souvent.

Ursula. Quand ?

Marguerite. Je ne sais pas te dire quand, mais on en a parlé souvent… Je suis d’accord avec Alice sur le fait qu’on est des femmes et qu’on a plus le droit que les mecs, je ne dis pas beaucoup plus, mais un peu plus, de discuter de la condition des femmes.

Amie. Excusez-moi de vous interrompre mais, personnellement, je pense qu’on peut partir du détail de la burqa et chacune dira ce qu’elle pense. Pas besoin de régler le sort du monde ce soir ! Donc pourquoi ne partons-nous pas du détail de la burqa ?

Marguerite. C’est quand-même plus qu’un détail…

Amie. Oui, je disais détail pour dire… dans le sens de concret. Donc partir de quelque chose de concret et après on verra…

Marguerite. Bonne idée. Mettons-nous autour de la cheminée. Ursula, peux-tu monter prendre la chaise de mon bureau ?

Ursula. Pas besoin. Je me mets par terre, sur le tapis…

Amie. Moi aussi…

Marguerite. Quand vous aurez mal aux fesses…

Ursula. On te le dira, maman…

Alice. Bon, je recommence.

Marie-Andrée. Attends, je vais chercher un cendrier.

Alice. T’en as un devant toi…

Marie-Andrée. C’est à Marguerite.

Alice. D’habitude tu fumes à tous les râteliers…

Marie-Andrée. Très drôle !

[…]

Alice. Comme je disais tantôt, je ne supporte pas que les hommes se mettent à nous dire ce que nous, les femmes, devons faire. Y en a marre. Je regrette, Ursula, mais c’est important de le dire et de le redire. Pendant des années encore. Même à la fille de la fille de ta fille. Et puis, pourquoi oublier qu’il y a des femmes au Québec, comme partout dans le monde, qui ont la vie plus dure qu’en Afghanistan…

Ursula. Ça dépend de leur classe…

Marguerite. Ah ! non. Je ne suis absolument pas d’accord. En Afghanistan en plus de la pauvreté, de l’exploitation et de tout ce que vous voulez, il y a cette histoire de burqa qui est très importante. Symboliquement.

AMIE. Si c’est symbolique, de quel droit pouvons-nous critiquer les symboles — mais pour les mœurs c’est la même chose — de peuples si éloignés de notre culture… Qu’est-ce qu’on a en plus… Les Taliban diraient la même chose de nos habitudes…

Marguerite. Je me fous de ce que disent les Taliban. Symbolique, c’est peut-être pas le bon mot. C’est sans doute plus que symbolique. De ces discours de non-intervention, de ces espèces de nationalismes culturels avec les frontières gardées par des policiers des idées, je n’ai rien à cirer. On peut être contre la mondialisation d’une certaine économie..

Ursula. De l’exploitation…

Marguerite. De l’exploitation… mais pas contre une libéralisation des frontières culturelles. Ce n’est pas parce que les Occidentaux sont plus forts militairement que sur le plan culturel tout est nul dans leur monde. L’Occident a un avantage : il est critique de lui-même.

Alice. Mais le problème n’est pas là. Ce n’est ni un problème de mondialisation ni un problème de culture. Au moins en ce moment, pour nous. Pour nous quatre, je veux dire.

Ursula. Nous cinq.

Alice. Si tu me laissais finir. Je parlais des quatre du Trempet. Le problème, c’est que dans nos rencontres il y a des hommes qui prennent la parole pour nous… non, plus que ça. Ils nous critiquent parce qu’on n’est pas assez critiques ou indignées par rapport au traitement réservé à d’autres femmes. Attention, je dis d’autres femmes, mais eux ils parlent de l’Afghanistan. Il n’y en a que pour l’Afghanistan en ce moment…

Ursula. C’est vrai. En plus, comment se fier aux journalistes qui, pour la plupart, ne sont que les esclaves de leurs éditeurs. Même les femmes journalistes. Si on veut parler de cacher les femmes, on cache aussi les droguées, les laides, les pauvres…

Marguerite. D’une autre manière. Moins affichée.

Marie-Andrée. Je suis d’accord avec Marguerite. Le fait d’afficher, de défendre, presque d’exalter une condition de soumission, c’est très différent que de connaître des conditions de vie, je pourrais dire inhumaines, mais dont on a honte. Personne chez nous va dire « C’est très bien que les familles mono-maternelles vivent dans la pauvreté… »

Ursula. Personne le dit, mais dans la vraie vie…

Marie-Andrée. Le fait de le refuser culturellement c’est déjà un pas en avant…

Ursula. Bien petit !

Marie-Andrée. Pas sûr. Culture et économie sont plus entrelacées que tu ne le penses.

Ursula. Bien dit, entrelacées. Si elles sont entrelacées, comme tu dis, alors l’économie est l’arbre auquel la vigne de la culture s’enlace.

Alice. On tourne en rond !

Marie-Andrée. On discute !

Alice. Oui, mais on peut discuter de manière plus efficace, en laissant, par exemple, les autres finir de parler avant de critiquer.

Ursula. Purée ! Je me tais.

Amie. Il me semble que vous vous énervez pour rien. Personnellement, je trouve la discussion intéressante et, en même temps, je trouve qu’Alice à raison.

Marguerite. Je vais préparer de la fleur d’oranger. Qui en veut ?

Amie. Volontiers.

Alice. Pour moi aussi.

Marie-Andrée. Moi, je reste au vin.

Ursula. Je peux me faire un espresso ?

Marguerite. Je le prépare en même temps que la fleur d’oranger.

 

[…]

 

Alice. Je vais essayer de suivre le conseil de Marie-Andrée et de discuter en partant de la burqa. Je dis bien en partant. Je crois qu’en tant que femme, oui, petite Ursula, en tant que femme…

Marguerite. Laisse-là continuer…[probablement elle s’adresse à Ursula]

Alice. En tant que femme je préfère considérer la burqa comme un signe de quelque chose qui est présent aussi dans nos sociétés, de manière différente seulement en apparence. Il faut situer la burqa dans le contexte culturel afghan. Imaginons que les femmes afghanes ne portaient pas la burqa mais ne pouvaient ni travailler ni étudier. Est-ce que leur vie serait très différente ?

Marguerite. Très différente.

Alice. En quoi ?

Marguerite. Elles pourraient montrer leur visage, se faire regarder, sourire…

Alice. Elles le font dans leurs maisons…

Marie-Andrée. Alice, tu déconnes ! Ce n’est pas parce que dans la maison…

Alice. Ce n’est pas cela que je veux dire. Merde, vous me connaissez. J’ai lutté plus que vous toutes contre la famille et tout le bazar…

Marguerite. Youpi ! Hier j’avais parié avec Ursula que tu aurais dis « tout le bazar » avant de se mettre à table et j’ai gagné !

Marie-Andrée. Qu’est-ce que t’as gagné ?

Marguerite. Ah, ça c’est un secret. Entre Ursula et moi ? N’est-ce pas ?

Alice. Personnellement je m’en fous comme de l’an quarante…

Ursula. À propos de quarante, dimanche c’est l’anniversaire de Napoléon…

Amie. Dimanche, t’est sûre ? C’est le vingt janvier.

Ursula. Oui, il est né le vingt janvier.

Alice. Le même jour que Fellini. On ne peut pas parler de l’anniversaire à table après la discussion ?

Ursula. Je l’ai dit comme ça. Je ne me rappelle même plus pourquoi.

Amie. Parce qu’Alice avait dit qu’elle s’en foutait comme de l’an quarante.

Alice. Oui, je m’en fous comme de l’an quarante. Pas de l’anniversaire de Nap, mais de vos petits secrets. Je voulais dire que l’indépendance économique est bien plus importante que la liberté de montrer son sourire.

Ursula. Complètement d’accord.

Marguerite. Moi non. Vraiment pas. Le manque de liberté et la dépendance économique sont éventuellement un signe de quelque chose de plus profond. D’ancestral. Amie. Oui. D’une peur. D’une peur des femmes dont on ne sait l’origine.

Alice. Peur des femmes ! C’est quoi cette connerie ? Moi je n’ai pas peur.

Amie. Non. Je ne voulais pas dire la peur que les femmes ont, mais la peur que les femmes inspirent.

Marguerite. Réduire tout ça à la peur… Non, décidément ça sent trop la psychanalyse pour mon goût.

Ursula. C’est quoi ton « ancestral » alors ?

Marguerite. J’ai dit « ancestral » ?

Ursula. Oui tu as dit « ancestral ».

Marguerite. Si je l’ai dit, je ne voulais pas faire de références à des phénomènes inconscients, au moins pas dans le sens de la psychanalyse.

Marie-Andrée. L’inconscient a tellement de significations différentes dans la psychanalyse. Et on sait…

Alice. Avant le caractère de nos copains, maintenant la psychanalyse. Vous êtes tombées dans la potion magique de la psy.

Marguerite. Ça c’est la meilleure, tu m’as déjà entendu défendre la psychanalyse ?

Alice. Tu en parles tellement que même si tu es contre… Mais je m’en fous.

Ursula C’est ta soirée de foutre.

Alice. Non ragioniam di lor ma guarda e passa[1]. Prenons les talons hauts. Personnellement, je ne trouve pas que la burqa soit pire.

Marie-Andrée. Tu déconnes…

Alice. Tu sais très bien les effets sur la colonne vertébrale…

Marguerite. C’est quand même pas comparable. Cacher le visage…

Alice. Ou marcher comme des débiles pour montrer la pureté de la démarche ! Je dirais que, quelque part, les talons hauts — j’ai pris ça comme exemple mais j’en aurais plein d’autres — c’est pire que la burqa. C’est plus sournois. Talons hauts et mini-jupes ensemble, c’est certainement pire. C’est l’autre facette de la même médaille. Dans les deux cas, ça nous met au service des hommes.

Marguerite. Il y a quand même une différence. On est d’accord que les hommes s’en servent comme… comme… pour leurs fantasmes mais… moi je peux très bien m’imaginer en talons hauts tandis qu’en burqa… Oui une soirée en burqa ce serait amusant… Mais, Alice, je suis sûre que tu ne crois pas à ce que tu dis.

Alice. Je le crois.

Marie-Andrée. Je trouve qu’Alice a raison de parler de deux facettes de la même médaille, mais ça ne veut pas dire que les deux facettes soient aussi laides.

Ursula. On s’en fout…

Marie-Andrée. Attention ! tu voles la place d’honneur du je-m’en-foutisme à Alice !

Marguerite. Surtout que, parmi nous, ce sont celles qui s’en foutent le moins…

Marie-Andrée. Et qui foutent le moins…

Ursula. T’es vraiment conne. Je me fous des deux facettes. L’important, si j’emploie vos images à la con, c’est de connaître la médaille ? Pour moi, c’est l’exploitation. Dans un monde juste…

Marie-Andrée. Anarchiste ?

Ursula. Dans un monde où les idées libertaires auront gagné, il y aurait sans doute des femmes en burqa et des femmes en mini-jupes et il n’y aurait rien de mal à ça.

Amie. Pour moi, la médaille c’est… la peur.

Ursula. Mais la peur a une origine !

Amie. Sans doute.

Alice. Et allons-y pour les explications psychanalytiques !

Marie-Andrée. Pas forcément. Je crois qu’on peut les trouver dans la sexualité. Je pense que les hommes ont peur des femmes à cause de la plus grande capacité de jouissance de la femme.

Ursula. N’importe quoi !

Marguerite. Exactement. Pour les hommes comme pour les femmes, on ne peut pas généraliser le rapport à la sexualité.

Marie-Andrée. À moins que tu n’aies une double vie, la double vie de Marguerite, je crois que tu n’as pas de grandes expériences avec les femmes. Moi, j’ai vécu avec les deux et je peux te dire qu’il y a une différence. Énorme.

Amie. On n’a pas besoin de vivre avec une femme pour connaître la sexualité des femmes…

Marie-Andrée. Oui. Tu vois d’autres choses... Je veux être très crue même si je sais que Marguerite n’aime pas ça. Personnellement, avec les hommes, j’ai toujours eu des orgasmes, disons, généralement zéro ou un orgasme et des orgasmes plats, avec les femmes, je peux en avoir même vingt dans un après midi et tous…

Marguerite. Tu as vraiment l’air de me faire jouer la sainte nitouche ! Mais si ça t’arrange. Ceci dit, je continue à penser que faire de telles généralités c’est absurde. Mais ça fait chic de parler de cul… Je ne vois pas l’intérêt.

Marie-Andrée. Moi oui.

Ursula. J’espère. Tu nous en parles à chaque bout de champ.

Marie-Andrée. J’en parle souvent, et, j’espère, souvent avec de l’à-propos, parce que vous êtes bouchées. C’est comme si vous aviez…. Vous avez….

Marguerite. Dis-le : « peur ». Il ne s’agit pas de peur. T’as rien compris. Les discours sur le sexe sont ennuyeux. Baisons, certes, mais pas la peine d’en parler. C’est tout.

Marie-Andrée. C’est quoi cette histoire de choses qu’on ne peut pas aborder. Surtout quand il s’agit des choses à la base du bonheur.

Alice. Je pourrais être d’accord avec toi sur les histoires de jouissance mais quand tu réduis tout à cela. Je trou…

Marie-Andrée. C’est la réaction de Marguerite et Ursula qui me pousse à cela. On parle de « ancestral », de « peur », d’une « médaille » et quand je propose une explication, sans doute pas la seule, mais quand même une explication, on censure…

Ursula. Purée ! C’est vraiment n’importe quoi. Tu sors tes manies et tu veux en faire le fondement de la condition des femmes. Quel culot !

Marie-Andrée. Mais calme-toi. Tes explications on les a déjà essayées. À échelle mondiale avec le communisme et…

Ursula. Je ne parle pas de communisme…

Marguerite. Je propose que…

 

[Là la cassette est finie sans qu’elles ne s’en aperçoivent.]

 

Marguerite Je crois qu’on n’a pas perdu plus qu’un quart d’heure. En plus, c’était toute la polémique avec Marie-Andrée. C’est mieux comme ça.

Ursula. Moi, je n’aurais rien enregistré.

Marguerite. Alice, t’as pas l’air contente.

Alice. Ouais… Je m’attendais à un autre genre de discussion. Nous sommes allées dans toutes les directions. Parfois on a vraiment dit n’importe quoi.

Marie-Andrée. Tu dis toujours ça. On ne parle pas comme on écrit des livres…

Marguerite. Aujourd’hui, je trouve que tu exagères vraiment. On n’a pas dit que des conneries, on a bien commencé la soirée. Les boulettes juives nous attendent. Que veux-tu de plus ?

Alice. Le problème, ce n’est pas d’en vouloir plus ou moins. C’est qu’il n’y pas de… chacune reste sur ses positions…

Ursula. Toi, tu aimerais qu’on pense toutes comme toi. Moi aussi j’aimerais ça. Qu’on pense comme moi mais…

Alice. Cette réaction d’Ursula…

Marie-Andrée. Est une réaction un peu de ton style. Mais c’est bien. C’est bien si chacune reste sur ses positions. Ça veut dire qu’on y croit. On changera peut-être dans un jour ou un mois… quand les temps seront mûrs.

Marguerite. Je suis d’accord avec Marie-Andrée. Je trouve que l’ensemble de nos positions ce tient.

Alice. T’es optimiste. Moi je ne vois qu’un ensemble de confusion…

Marguerite. Si t’as voulu faire un jeu de mots ce n’est pas réussi. T’as beaucoup de qualités, sans doute trop, mais les jeux de mots, non. Laisse-les faire à Nap.

Alice. Merdi. Réussirais-tu, toi la reine des chapeaux…

Marguerite. Des chapeaux ?

Alice. Des chapeaux d’articles. Peux-tu en quelques mots dire ce que tu appelles l’ensemble des positions.

Marguerite. C’est facile. Ce ne sera pas un chapeau mais une coda. Sur un fond commun qui est de considérer la condition des femmes afghanes atroce, je vois des variations toutes profondément influencées par notre vie et, surtout, par nos origines. Je ne mets pas de nom sur les positions, mais les voilà mes chères.

Marie-Andrée. Lève-toi pour nous annoncer les résultats officiels de notre compétition.

Amie. Débout ! Débout !

Ursula. Sur la table !

Marguerite. Je ne me fais pas prier. Après la sainte nitouche, me voici clown… je préfère… Tes mains ! Marie-Andrée…

Marie-Andrée. Je voulais t’aider.

Marguerite. Aider… mon cul… Me voilà. Mesdames présentes, messieurs absents, moi Marguerite Deville, clown officiel, de l’assemblée souveraine des femelles du Trempet, je vais vous lire les positions officielles de l’assemblée du 7 janvier 2001.

 

·        Position 1 : la condition d’exploitation capitaliste seule compte. Le reste n’est qu’exercice académique.

·        Position 2 : la femme a toujours été exploitée et peu considérée, indépendamment des conditions économiques et culturelles.

·        Position 3 : La soumission d’ordre culturel et psychologique a un impact beaucoup plus grand sur la condition des femmes que l’économie.

·        Position 4 : c’est la peur des femmes, la peur que les hommes ont des femmes qui..

·        Position 5 : mettons-nous à tables. Assises.

 

[Toutes ensemble] Brava ! Brava !

 

8 janvier 2002 Sacs. Je ne sais pas pourquoi et je n’ai aucune théorie là-dessus mais j’aime beaucoup les sacs à main. Par contre, je ne supporte pas les sacs à dos : je les trouve très laids : les sac à dos « design » en particulier. Il faut dire que j’aime avoir le dos dégagé et les mains occupées. Il faut surtout dire que j’aime toucher les sacs. Je me vois donc mal marcher, les bras tordus en arrière, pour caresser mon sac : j’aurais l’air d’une mouette qui clopine avec les ailes inutiles levées. J’aime tellement toucher le cuir qu’en voiture je peux même oublier ma cigarette et peloter le sac pendant des heures. Je les aime mous, délicats, moelleux, duvetés. J’aime quand ils imposent aux doigts la légèreté des rêves

 

9 janvier 2002 Décrochage. Je m’accroche au « décrochage », comme d’autres s’accrochent à la bouteille de bière, au Parti québécois, ou aux machines à sous et j’espère toujours que, un jour ou l’autre, je lirai un article qui m’apporte le gros lot. Mais non. Même les articles qui semblent bien commencer se gâtent assez vite et s’enfoncent dans des lieux communs dignes de la grande crétine du Devoir. Bien des bien-pensants pensent que le décrochage est le symptôme d’un gros problème social. Ils parlent donc de la violence, du manque de valeurs, du royaume de la consommation, des familles déchirées… ils font des analyses des maux de la société d’une si grande finesse qu’on se demande comment il est possible que leurs conclusions n’aient ni fond ni rives et, surtout, qu’elles soient toutes identiques. Toutes. Toutes. Vraiment toutes. Et pourtant, il ne faut pas beaucoup de force pour déchirer le voile (il faut sans doute trop d’imagination pour le voir !). Il suffit de dire quelques mots magiques : le décrochage est le symptôme du mal de savoir. Notre société s’accroche à l’école comme dans les périodes les plus noires on se pendait à Dieu. L’école est devenue un réseau d’abbayes de perversions où les nonnes se masturbent à longueur de journée avec la vibragogie et les moines se sodomisent en criant « Haï Haï des guerres ». Il faudrait un saint François qui ne craigne pas la richesse du sexe, un Guy Débord moins cryptique, un Marx sans barbe, un Illich moins easy going… il faudrait qu’on observe ce qui nous crève le cerveau. Qu’on imagine ! Qu’on arrête de crachouiller contre le vent des vérités flasques ! Un, cent, mille Frédéric II ! Envoyons chier tous les clercs de l’instruction. Abolissons l’école.

 

10 janvier 2002 Lucidité. Rien qu’un puis d’ignorance ?

 

11 janvier 2002. Johnny Cash. Je ne supporte pas le mépris en général et celui envers les Américains en particulier. Surtout quand il s’agit de chansons. En écoutant I walk the line de Johnny Cash, je me suis demandé si les Français et les francophiles qui encensent Brassens et Ferré parce qu’ils ont mis en musique Rutebeuf, Apollinaire, Aragon ou je ne sais pas quel autre poétastre pour lycéens acnéiques, savent que Johnny Cash a retravaillé über die Linie[2] d’Ernst Jünger et la réponse à ce texte formidable de Heidegger (Zur Seinsfrage). Sans doute que non.

 

12 janvier 2002 Mère jeune. Si je faisais un recueil de mes considérations sur les bienfaits d’une maternité en bas âge, je pourrais remplir au moins deux cent étagères de la bibliothèque de Pond Inlet. Mais, parmi les milliers de bon motifs, il y a un auquel je n’avais jamais pensé et qui est, sans aucun doute, celui qui devrait convaincre même les débiles mentales qui confondent le sabot-de-Venus et le sabot d’Hélène. Alqalqat[3]. Sans détours, pour une fois : la mère jeune n’a pas encore sa place réservée où elle peut s’installer avec la chair de sa chair. Une partie de sa tête, de sa conscience, de son bas ventre, n’a pas encore atteint le moule que la société-usine lui a préparé dans un coin reculé de son âme (de l’âme de la jeune fille, ça va de soi !). Elle s’en va à grand pas, il est vrai, mais elle en a encore pour quelques kilomètres. Quelques kilomètres d’ignorance, de stupidité, de velléité, de dogmatisme, d’aveuglement, de peur… de vie à l’état de vie. Quelques virages, deux ou trois lignes droites, une côte à descendre avant de devenir une femme consciente, cultivée, mûre, engagée, raisonnable, judicieuse, sage ; avant de penser de ne pas avoir besoin d’enfants pour régler ses problèmes ; avant qu’elle pense à l’avenir des autres n’ayant plus d’avenir à elle. Dans ce laps de temps, cinq ? dix ans ? L’enfant peut se nourrir de vie, sauver sa peau et celle de sa mère. Il l’accompagne dans le moule qui ne la moulera jamais complètement et elle n’assaisonnera jamais la chair de sa chair pour la conserver dans les boîtes stérilisées du supermarché de la maturité.

 

13 janvier 2002 Étymologie gothique. J’aurais aimé que J.E. Cabarrouy ait raison[4], mais je doute que « bigot » veuille dire « deux fois Goth », avec référence à « la grande dévotion » de ces barbares. Que « cagot » vienne des « canis Goth », ça va encore mais... qu’Angot vienne de Goth à cause de leur sexualité débridée ? argot pour la langue malséante ? ergot pour une certaine agressivité ? fagot pour leur manque de classe dans l’habillement ? mégot pour leur saleté ? ragot pour leurs chevaux ? Et escargot ? Je ne vois pas de lien entre escargot et Goth. Je n’en vois vraiment pas. Et, comme dirait un Popperien naïf, un exemple négatif suffit à falsifier une théorie. C’est dommage cher Cabarrouy, mais j’abandonne ton livregot avec tous ses cagots.



[1] « Ne parlons pas d’eux, me regarde et passe. » (Dante, l’Enfer, Chant III, vers 51). C’est Virgile qui dit cette phrase à Dante qui lui a posé des questions sur ceux qui « vécurent sans infamie et sans louange. » Je trouve assez hors de propos cette citation d’Alice.

[2] Je ne traduis pas les titres des livres pour ne pas offenser mes lecteurs français qui sont loin d’être des Cornes d’Auroch.

[3] Mieux vaut tard que jamais.

[4] J.E. Caberrouy, Les cagots en Béarn, ????, 1994.