14 janvier 2002 Vierge, vide, vague. « Je conseille l’auditeur de ne pas se décourager, mais d’écouter l’œuvre à plusieurs reprises, de préférence avec une partition, jusqu’à ce que s’impose à lui la force et l’effet de ce grand chef-d’œuvre du vingtième siècle.[1] » Je lis les partitions comme l’âne de l’abbé de Cluny lisait les heures. Par contre elle a trois ans de conservatoire dans les oreilles. Je me décourage facilement et il suffit que j’entende Landry pour foutre en l’air le repas du midi. Elle ne lâche jamais et elle passe des après-midi entiers à regarder les débats à la chambre. Je ne suis pas constant : tout ce qui dure plus que dix minutes me vide. Elle peut travailler pendant des mois sur une babiole. Je ne trouve jamais un œuvre qui mérite le préfixe chef (à moins qu’elle n’ait quelques siècles de moisissure). Elle voit des chefs-d’œuvre dans tous les chefs-d’œuvre, même dans celui d’hier matin. Quand, après seulement 32 secondes, Masura termine de chanter : « Meine Zung ist ungelenk : ich kann denken, aber nicht reden. » je suis déjà aux anges. Quand Masura se perd dans ungelenk, après 27 secondes, elle a déjà claqué la porte. Pourquoi ? Est-ce que j’aime cette œuvre de Schöenberg parce que « ça donne l’air de… » ? Sans doute. Mais il y a aussi une autre possibilité : qu’un esprit musicalement vide, vierge et vague soit dopé par le moindre bruissement.

 

15 janvier 2002 On. On dit que l’homme moderne a troqué la foi en la parole poétique contre l’usage de sons animaux comme signes du désir et qu’il a échangé la foi floue en Dieu contre la sujétion aux lois d’un savoir précis. On dit que l’homme s’est cantonné dans les baraques des camps de scientification, avec une faculté de déduction appauvrie, les longues-vues de la naïveté embouées et la fantaisie débilitée. On dit que l’homme est devenu une machine à consommer et que l’âge d’or a laissé sa place à l’âge de l’or. On, qui ? Ceux qui vivent à reculons et talonnent la mort.

 

16 janvier 2002 Éloignement et proximité.. En lisant La monarchie de Dante, contrairement à la Comédie, on a l’impression d’un éloignement extrême et pas tellement pour les fins déclarées (démontrer la nécessité de l’empire, avec le corollaire de la non soumission de l’empereur au pape), ni pour son s’appui constant sur les syllogismes dont les prémisses font parfois sourire, ni pour la confiance dans la parole d’Aristote ou des Écritures, mais à cause de l’emploi de l’Énéide et des mythes de l’origine de Rome pour soutenir ses thèses. J’en ai discuté avec des amis qui se sont étonnés de mon étonnement. « Virgile n’est-il pas le maître qui le guide ? n’est-il pas le Sage ? la raison ? », m’ont-ils dit. Oui. Ce qui transforme l’étonnement en malaise. Virgile, comme Dante, est un poète. Et depuis quand fonde-t-on des théories politiques en partant de textes poétiques[2] ? Un exemple parmi des dizaines : Dante ne doute pas que « la nature a préparé dans le monde un lieu et un peuple en vue de l’empire universel » et il ne doute pas non plus du fait que ce lieu est Rome et que ce peuple est le peuple romain comme l’écrit Virgile dans le sixième chant de l’Énéide :

Romain, souviens-toi qu’il te revient de gouverner les peuples,

Ce sera là ton art, imposer ta loi et ta paix.

Pourquoi ai-je des difficultés à considérer les paroles de Virgile comme des justifications solides à des actions politiques ? Probablement parce que les paroles ne peuvent fonder d’autres « choses » que des paroles. Parce que les armées, les lois, les routes, tout ce qui a transformé le monde en cette lointaine époque, asservissaient les paroles et non vice-versa. Probablement, si les vers de Virgile ont eu l’influence qu’ils ont eue c’est parce que les armées romaines s’en sont chargé.

    Même si tu crois cela, Dante emploie les paroles de Virgile pour appuyer ses paroles. Tout est donc parfaitement rond dans le royaume de Michelin.

    Dante a un but très pratique. Il veut que, après sa démonstration, les gens acceptent son idée. Que le pape, les rois de France, les évêques, etc. s’alignent. Surtout, Dante croit que ces personnes, pratiques comme il n’y en a pas d’autres, croient comme lui que les paroles d’un poète peuvent être un argument logiquement valable.

    Tu sembles oublier qu’ils croyaient dans les Écritures et dans la parole du Philosophe comme toi tu crois dans la science et que donc tout était là pour croire aux paroles de Virgile. Si un scientifique te dit que le sel fait mal, tu le crois et, suite aux paroles de ce scientifique tu commences à mettre moins de sel dans la salade. N’est-ce pas ?

    Oui, mais la science n’est plus « parole » depuis au moins cinq cents ans. Elle est au service de la technique et donc de l’action.

    Et si la poésie à l’époque de Dante n’était pas « parole » non plus ?

Oui, cher ami, tu as raison. Mais c’est bien là la cause de l’éloignement.

 

17 janvier 2002 Tort. Celui qui accuse a toujours tort. Celui qui condamne a perdu la raison — comme celui qui aime.

 

18 janvier 2002 Cheminée. Une écuelle avec de l’Inferno réserve’95… les magnifiques chaussettes de grand-tante Maria… un livre, sur les genoux, léger… le regard vissé aux jeux d’ombre de la braise… le ronronnement de la compagne… l’enfance dans la mémoire. Un bonheur simple. Horatien. Mais, des personnes très consciencieuses et soucieuses de l’avenir de notre planète ont décidé de s’attaquer à ce bonheur. Ou lui ou la terre, ils ont écrit sur leurs drapeaux recyclables. Ils ont commencé par attaquer les cheminées qui « polluent plus que les voitures ». Leurs yeux brillent de satisfaction métallique et voient déjà l’enfance qui suit, et le ronronnement et le vin et les chaussettes de tante Maria. Seuls les livres, reliquaires de slogans, ils épargneront. Nous, qui n’avons pas besoin de grandes causes, nous ne nous acharnerons pas contre ces têtes molles. Nous sommes patients. Chauds comme la terre que la neige cache, nous attendons les aubes matinales pour abolir le blanc manteau de mort. Comme braise que les cendres protègent nous attendons leurs pieds délicats. Nous savons — nous qui aimons le feu — que dans un futur à l’orée du présent, ces têtes molles, montés sur l’escabeau de leurs lourds livres, se pendrons à leur trop verte idéologie. Nous attendons, nous les amoureux de feu.

 

19 janvier 2002 Définitions à propos d’engagement, de non-engagement et autres.

 

Engagement : un excès de subjectivité qui donne continuité à un sens partagé.

 

Non-engagement : un excès de subjectivité qui donne continuité à un sens non partagé.

 

Subjectivité : un point de vie qui donne continuité à l’espèce

 

Excès : ce qui est dans la vie et que le discours ne peut retenir.

 

Continuité : ce qui est assez loin pour qu’on ne voie pas les ruptures.

 

Sens : ce que l’homme ne peut ne pas créer.

 

Homme : animal sensogène.

 

Partagé : le lit des points de vie.

 

20 janvier 2002 Megalopoles. Qu’est-ce qu’une ville ? La question est d’une importance stratégique non seulement pour les géographes, les urbanistes, les propriétaires, les religieux, les militaires et les philosophes, mais aussi pour tous les citoyens le moindrement engagés dans la vie politique. Elle est une question fondatrice. La question. Surtout pour une ville (ville ?) comme Montréal qui vient de faire sa cure d’obésité ou une ville (ville ?) comme Kaboul en plein maquillage. De la réponse à cette question dépend le futur de l’humanité, comme jadis il dépendait de Qu’est-ce que penser ? Mais, où trouver une réponse après l’avoir cherchée inutilement dans les œuvres de Tocqueville, de Villeneuve[3], de Villèle, de Villemin et de Villier de l’Isle-Adam ; après avoir surfé pendant des heures sur Internet ; après avoir fait des coups de fils désespérés au ministère de l’agriculture du Zimbabwe, au Banco Nacional d’Argentine et à Giuliani ? Où donner de la tête ? Qui peut m’aider ? « Notre père qui êtes… » Merde ! pourquoi n’y ai-je pas pensé tout de suite ? Pourquoi suis-je si con ? Mais, va regarder dans la page Idées du Devoir, crétin !

 

Et, effectivement, je l’ai trouvée. Je ne l’ai pas trouvée comme une simple définition (il faut vraiment avoir des idées bien courtes pour penser qu’on peut définir une ville) mais j’ai trouvé ce qui, seul, peut donner un vrai approfondissement, ce qui peut enrichir notre culture, ce qui peut nous permet de survivre dans la tempête des idées ; j’ai trouvé un échange où les deux intervenants, un géographe et le correspondant du Devoir de Pékin[4], creusent les lieux communs les plus résistants, se lancent dans des réflexions à couper le souffle, nous entraînent dans le monde magique de la pensée. Je l’ai trouvée dans le numéro d’aujourd’hui. Quel hasard ! Ils considèrent la ville de biais, à partir de l’angle de la mégapole. Pour mettre les idées en place, je dirai tout-de-go que le géographe écrit des choses peut-être pas très intéressantes mais géographiquement « correctes » tandis que le journaliste écrit des conneries très profondes mais journalistiquement « correctes ». Le géographe, après avoir écrit que le terme mégalopole a été introduit par l’ONU pour « qualifier les villes comptant au moins 10 millions d’habitants » et après avoir souligné qu’il est très difficile de compter le nombre de personnes dans une ville, ajoute qu’aujourd’hui il y a dix–neuf mégalopoles sur terre dont la plus grande est Tokyo avec 26 millions d’habitants. La plus grande ? Non. Selon le correspondant de Pékin la plus grande est Chongping avec ses 32 millions d’habitants. Certes, en soi, cette querelle des mégalopoles n’a pas plus d’intérêt que « ma maman est plus forte que la tienne ». Mais, à vrai dire, qu’est-ce qui a un intérêt en soi ?[5] Après cette question qui rivalise avec Qu’est-ce qu’une ville en tant que question des questions, retournons à nos moutons[6]. Ce qui est intéressant dans ce débat, c’est surtout la réplique du journaliste à la réplique du géographe qui avait affirmé que Chongping est une région et non une ville. Le journaliste (correspondant de Pékin, n’oubliez pas) écrit que « La question posée est légitime mais purement philosophique et m’apparaît un exemple aveuglant [qu’il soit aveugle, ça ne fait pas de doute] des difficultés du débat conceptuel entre l’Asie et l’Occident [avec quelle finesse la Chine devient-elle l’Asie !]. Philosophique : notre interlocuteur pose des documents qui donnent des chiffres [Mes copains heideggeriens doivent avoir raison : désormais la philo est au service des chiffres : elle est analytique] ». Et la définition de ville? Elle arrive : « Tout revient donc à la définition de la ville [comment ne pas être d’accord ?] Notre interlocuteur récuse le concept chinois d’agglomération. Sa propre définition est logique, mondiale [ça ne pouvait pas manquer. Tout ce qui est mondial est négatif, bien sûr] et indiscutable [ceux qui veulent discuter on les bombarde. Il ne faut pas oublier qu’en Chine, depuis quatorze mille ans, les discussions démocratiques sont au fondement de la vie dans les agglomérations]. » Que voulez-vous, Occidentaux des mes deux ? Savez vous que « Sur la ville comme sur tout l’univers, la Chine a une série de concepts autonomes. » ? Savez-vous que « le confucianisme qui a 2500 ans, constitue l’encadrement intégral d’un système social rural » ? Vous ne le savez pas ? Je suis sûr que vous ne savez pas non plus que « les villes chinoises ont toutes une définition différente de celle du reste du monde : Pékin, par exemple, a une circonférence de 100 kilomètres » Il est évident qu’avec cette description de Pékin, il ne veut pas mettre en évidence les 100 kilomètres. Il sait très bien que, je ne dis pas New York, mais même une petite ville comme Montréal, a un périmètre de quelques dizaines de kilomètres : ce qu’il veut souligner c’est qu’il s’agit d’une circonférence et que seulement les Chinois peuvent faire de ville-cercles. Éperonné par la logique de mon esprit occidental, je dois ajouter que les villes rondes ont été introduites  en Chine par le petit-fils de Gengis Khan suite à la visite de Marco Polo qui était accompagné, en incognito, par Giotto le grand maître circonférencier. Rien de Chinois donc, mais des réalisations mongolo-italiennes. Maintenant vous en savez des choses, mais surtout vous savez qu’une ville chinoise est ronde et que la rondeur est l’essence même de la ville. Donc nos villes ne sont pas des villes, pour les Chinois. Probablement les villes pour les Chinois sont des Tchincanpoung, comme pour les Espagnoles sont des Ciudades, pour les Italiens des città et pour les Inuits des Alqa… Si vous avez encore des doutes de l’importance du concept de ville, le dernier paragraphe de notre Chinois de service vous les enlèvera : « De très nombreux débats Est-Ouest [de la Chine, à l’Asie, à l’Est. J’imagine à l’est des États-Unis surtout, ce qui permet à la Chine d’englober l’Europe] avortent, par refus d’accepter, au nom de notre logique occidentale [et penser qu’il y a des cons qui croient encore que la logique est un patrimoine commun à l’humanité !], le concept de ceux en face [et moi qui pensais que c’était la logique qui permettait d’accepter les concepts !] La définition que j’ai donnée de Chongping est rigoureusement [selon la rigueur de la logique chinoise, je suppose] celle qu’en donnent les Chinois. » Donc, si je comprends bien, quand on parle des villes chinoises à des Occidentaux, on doit employer les concepts chinois qui nous ont été traduits par notre correspondant du Devoir, qui ne maîtrise sans doute pas les concepts occidentaux — vu son allergie pour la logique occidentale —, mais qui maîtrise parfaitement les concepts chinois et leur logique. As-tu compris géographe occidental ? Pour nous montrer qu’il est plus Chinois que Pine-Pine-Dingue, sur le sillage de Montesquieu[7] il fait parler un chinois imaginaire : « Qui a le droit de définir notre univers, sinon ceux qui y habitent ? » Mais, maintenant que le correspondant du Devoir (de Pékin) m’a convaincu, j’aimerais savoir qu’est-ce que « droit », « définition », « notre », « univers », « habiter » et surtout « sinon » — un terme étroitement lié à la logique (occidentale, il va sans dire).

 

P.S. Après avoir relaté objectivement le débat sur la ville, si ce n'était pas trop facile et presque indigne de la part de quelqu’un comme moi, continuellement sur les traces de la vérité, je vous proposerais, en guise de jugement (fort arbitraire et pas logique) de l’approche de notre correspondant pékinois, une image agreste que les paysans chinois, vivant dans des agglomérats ruraux, apprécieraient sans aucun doute : l’arbre de la correction politique engraissé avec le fumier de l’ignorance donne des fruits gros et incomestibles (pour les Occidentaux)  



[1] En enregistrant Moïse et Aaaron, Georg Solti, Decca, 1985 (livret du CD).

[2] Comme définir la République de Platon « œuvre poétique » relève de la coquetterie. Si Platon est un poète, alors Virgile et le Dante de la Comédie sont des poètes. On peut concéder, éventuellement, que Platon est poète comme l’est Proust, ou, plus correctement, que Proust est philosophe comme Platon. Mais Dante et Virgile, Mallarmé et Montale, Michaud ou Elliot ne sont pas poètes comme le sont Platon et Proust. Certes, « poète » et « philosophe » sont des attributs trop étroits pour des génies de l’écriture. Comme tous les attributs. Comme toute parole incapable de lacérer le voile du discours. Comme toute parole qui croit pouvoir survivre hors du discours.

[3] Il s’agit, bien sûr, de l’auteur presque oublié d’un des textes fondateurs de l’économie religieuse (Économie politique chrétienne ou Recherches sur les causes du paupérisme) et non du célèbre homonyme, coureur de F 1.

[4] J’ai toujours soupçonné Le Devoir d’être un quotidien national-maoïste mais avec ce correspondant de Pékin j’en ai la confirmation. Pourquoi le seul correspondant à l’étranger est-il en Chine ? Pourquoi ? Dites-moi, pourquoi ?

[5] Question à la quelle la page Idées a certainement déjà répondu.

[6] Je trouve cette expression très appropriée en parlant des villes. Depuis Temps modernes qui ne sait pas que les villes. sont des enclos pour les homoutons. Je dois ajouter que parmi les homoutons, ils y a aussi des vrais moutons comme notre correspondant pékinois.

[7] Dont l’anniversaire était avant hier.