21 janvier 2002. Mots inexistants. Créer un dictionnaire de mots inexistants est une tâche logiquement impossible puisque, dès que le mot est dans le dictionnaire, il existe et titanesque — comment et combien en choisir dans l’infinité de mots qui souhaitent exister ? Heureusement qu’il y a des gens indifférents à la logique et qui ne craignent pas de souffler leur copeau comme Aristote et Nicos Nicolaïdis auteurs de le Dictionnaire des mots inexistants et Jean-Loup Chiflet et Nathalie Kristy auteurs de Le dictionnaire des mots qui n’existent pas[1]. Il s’agit de deux petits dictionnaires de moins de 300 mots chacun. Ayant ces deux livres sur le bureau, la tentation de vérifier si les auteurs ont donné existence à des mots identiques est très forte. Non, il n’y en a pas. Ce qui est naturel, vu l’approche très différente : Aristote et Nicos inventent en partant de racines grecques (avec de tels prénoms pouvaient-ils faire autrement ?) tandis que Chiflet et Kristy plongent dans l’ironie. Voici deux exemples :

 

copain-clopant, n.m. L’ami fumeur qu’au nom d’une vieille amitié, le non fumeur tolère. Il est allé à l’enterrement de son copain-clopant.

 

Psychophthore, ad. Ψυχοφθόροτ (Ψυχο = âme, φθόροτ – usure, corruption0

Qui use ou corrompt l’âme.

Ex. Un effet psychophthore. Une influence psychophthore. Une ambiance particulièrement psychophthore pour les jeunes.

 

Un dictionnaire de mots inventés n’est qu’une trouvaille éditoriale, amusante certes, mais pas plus. Par contre, inventer des mots et les aider à circuler dans les banlieues du langage est une nécessité pour, au moins, trois raisons :

1)      le monde nous montre souvent des facettes muettes (et les hommes vivent avec difficultés dans un monde silencieux).

2)      Les mots ont besoin d’accoucheuses pour se libérer de leurs petits.

3)      Le désordre créé par les nouveaux mots aide à repenser le désordre ordonné qui nous embrigade.

 

Le Trempet aussi, depuis sa naissance, travaille à un Dictionnaire des mots et des expressions qui n’existaient pas qui sera rendu public lors de la dissolution de l’institut en 2048.

 

22 janvier 2002. J’ose traduire. Soixante-dix poèmes de Jan Erik Vold traduits par Jacques Outin[2], dont vingt bilingues. Le premier, des bilingues :

 

ET LYS

 

Til henne det hviler

et lys

 

 

over : Jeg ville bare ha sagt

at et lys

 

 

hviler over deg. Får jeg kalle det

Omegas lys ?

UNE LUMIÈRE

 

À celle sur qui repose

une

 

 

lumière : je voulais seulement avoir dit

qu’une lumière

 

 

repose sur toi. Puis-je l’appeler

la lumière d’Oméga

 

Je ne connais pas le norvégien, mais si les agencements des vides et des pleins sont, en poésie, au service de la musique alors cette traduction est mauvaise. Très mauvaise. Chaque couple de vers norvégiens se termine surune courte lumière (lys) qui se rallonge d’un couplet à l’autre. Les vers français cachent la longue lys (lumière) et une fois c’est « une », une autre « lumière » et un troisième « Oméga » qui terminent les couplets.

 

C’est vrai qu’on ne traduit pas la musique. C’est vrai aussi qu’on ne traduit pas la peinture. Mais alors, pourquoi, quand on n’a pas de courage, ne pas traduire seulement les paroles : À celle sur qui repose une lumière : je voulais seulement avoir dit qu’une lumière repose sur toi. Puis-je l’appeler la lumière d’Oméga ?

 

Vu qu’il n’a pas osé, moi, qui ne connais pas le norvégien, j’ose :

 

LE JOUR

 

À celle sur qui paisible

le jour

 

repose : j’aurais aimé dire

que le jour

 

repose en toi. Puis-je l’élire

ultime jour?

 

23 janvier 2002. Je n’ose pas traduire.

 

Dead man walking.

 

24 janvier 2002. La première fois. La première fois à New York ce sont les gratte-ciel, défi au ciel inutile, et le grouillement des rues qui vous frappent ; à Venise ce sont les canaux, la place saint Marc et le Pont des Soupirs ; en Engadine la majesté du Corvatch et la puissance sereine du haut plateau. La luminosité du regard vous trouble, la première fois qu’elle vous aime et la première fois que ses cuisses s’ouvrent, c’est le mystère de son plaisir qui vous ébranle. La première fois que vous écoutez Don Juan, c’est l’ouverture qui vous bouleverse et dans la Neuvième c’est l’Hymne à la joie. La première fois, c’est comme cela. Ce sont les choses simples et immédiates, celles qui concentrent des milliers d’années d’histoire et qui méprisent une finesse au bord de la décadence, qui frappent. C’est ce qui est universel, banal, non raffiné, commun, qui vous ouvre et vous surprend.

Il y les malheureux qui, dès la première fois, à New York admirent l’agencement des poubelles, à Venise une rame oubliée, en Engadine un regard sicilien en quête d’affection. Il y a ceux qui dès la première fois, derrière la lumière du regard amoureux, voient l’ambition inassouvie et entre les cuisses le signe d’un prochain passage. Il y a ceux qui, dès le début, n’écoutent ni Don Juan, ni la Neuvième mais s’extasient sur les quatuors.

Une catégorie spéciale, celle de ceux qui n’ont pas de première fois. Un simple grain de sable qu’un excès de réflexion laissa tomber dans les engrainages grippe pour toujours la machine du bonheur.

Catégorie dangereuse parce que, incapable de vivre, remplit de virus alphabétiques les belles pages blanches.

Catégorie pathétique, remplie de lecteurs à l’intelligence ridée et à l’esprit criblé par les vers de l’originalité qui ont réussi l’exploit de devenir imbéciles par trop d’intelligence.

 

25 janvier 2002. Petit. « La plupart de nos professeurs sont des créatures minables, qui semble s’être donné pour tâche de barricader la vie de leurs élèves et de la transformer, finalement et définitivement, en une épouvantable déprime. Ce sont d’ailleurs que les crétins sentimentaux et pervers de la petite-bourgeoisies qui se poussent dans le métier d’enseignant. [3]» Dans le spectacle tiré de Maîtres anciens de Thomas Bernhardt et mis en scène par Denis Marleau, c’est le rire fort et franc des spectateurs qui, se sentant visés, renvoient la flèche dans le champs anonyme des autres qui frappe. Une trentaine de pages après, dans le livre : « Tout, chez Heidegger, est de seconde main, il était et il est le prototype du penseur à la traîne à qui tout, mais alors vraiment tout a manqué pour penser par lui-même. […] Heidegger est le petit-bourgeois de la philosophie allemande, qui a coiffé la philosophie allemande de son bonnet de nuit kitsch […] Heidegger a toujours plu au femmes crispées… » Les rires sont moins bruyants, plus féminins, ce sont les rires de ceux qui dans la mode jusqu’au cou ont déjà délaissé Heidegger pour un petit-bourgeois de la philosophie française.

 

Je croyait que l’infamie associée à « petit-bourgeois » avait disparu avec la noyade du communisme et que l’expression n’exprimait plus la hargne de quelques petit-bourgeois à la con incapables de se voir comme des petit-bourgeois mesquinisant sur tout. Je me trompais. Les petit-bourgeois continuent à rire des petit-bourgeois. C’est leur manière de refuser la possibilité de s’attaquer aux racines de la « culture » et de se contenter de regarder les branches que le vent de la mode dépouille des dernières feuilles. Mais pourquoi avons nous besoin d’ajouter « bourgeois » à « petit » pour indiquer la petitesse, la mesquinerie, l’étroitesse ? Pourquoi « petit » ne suffisait-il pas ? Sans doute parce qu’il a trop de connotations de l’enfance et de la chambre à toucher.

 

26 janvier 2002. Dressage. Valéry, sur les traces de Nietzsche disait : « Il y a le dressage de l’esprit. Je ne vois pas d’autre philosophie ». Mais les petits ont peur du dressage. Ils craignent de perdre la couche de vide sur le vide de la conscience qu’ils appellent originalité. Ils savent, et en cela ils sont malins comme tous les petits, que leur génie — génial seulement sous le verre déformant de leur esprit — ne supporterait pas la rigueur et la monotonie des longs exercices quotidiens nécessaires pour apprendre à mettre un pied de l’esprit devant l’autre. Ils préfèrent identifier dressage à perroquetage.

 

27 janvier 2002. La Jeune-Fille. Je comprends la réaction d’Ik à la lecture de la théorie de la Jeune-Fille[4]. Il y a une prétention agaçante et une facilité qui irrite n’importe qui, un tant soit peu exigeant. Du dressage de l’esprit, ils ne connaissent rien. Ils sont petits. De la facilité, ils ont une expertise redoutable, car elle se cache sous une couche de profondeur. Ou la profondeur des couches[5]. Nous proposons, à titre de critique, les premiers matériaux pour une théorie de l’INtellectuel-Sans-Âge-Ni-sExe (insane).

 

L’insane, a un âge en ceci qu’il se sait sans âge.

 

L’insane raffole de spirituel parce que c’est un mensonge.

 

« On désire que le monde ait un sens. »

 

L’insane est dans le ON, surtout quand il dit Je.

 

L’insane appelle malheur

Tout

ce qui le libère de l’esclavage du

« se prendre au sérieux »

 

L’insane est pris de vertige quand le monde cesse de tourner autour de lui.

 

L’insane se méprise de ne pas assez mépriser. L’insane est faible et sa faiblesse est le pont que la marchandise emprunte pour atteindre l’insane et le non insane.

 

L’insane n’a pas de sexe.

L’âge a l’insane.

 

L’Insane désire désirer dans la communauté des non-désirants qui croient désirer.

 

L’insane

a des histoires

de cul.

 

L’insane hait les jeunes filles. L’insane n’aime que l’insane.

 

L’insane ressemble à un vieux con. Surtout quand il n’a pas d’âge.

 

« Marchandise », « Jeune-Fille », « Métaphysique », « Spectacle », « Empire »

de l’insane ne sont que des mots dans des livres écrits par l’insane.

 

L’insane a des auteurs fétiches : Simmel, Heidegger, Debord, Deleuze.

 

L’insane peut même citer Paolo Virno sans rien y comprendre. L’insane sait qu’il sait ne pas savoir qu’il sait ce qu’il ne sait pas.

 

Chez l’insane

le vide de tous les rapports

est cause

de la profondeur des paroles.

 

L’insane, quand il pense être homme, rêve de s’auto-enculer. Quand il pense être femme, il songe à se lécher.

 

L’insane fait des calembours.

Les calembours font l’insane.

 

L’insane est le véhicule privilégié

Du

debordisme spectaculaire.

 

Tiqqun,

Une communauté de

Jeunes-Filles

Théorisée par

L’insane.

 

L’insane n’est pas toujours pamplemousse, un pamplemousse est toujours insane.

 

Assez de pastiche, de citations et d’imitation.

Le livre est un bon mélange de banalités, de clichés, de conneries, de fatuités (deux tiers en tout) et d’un tiers de propos avec lesquels il est difficile de ne pas être d’accord — en principe — le tout assaisonné d’un bon verre de prétention et de deux cuillérées de réaction. Mais, quand les propos n’ont d’autres liens qu’une hargne qui déborde du texte et un mépris qui aiguise même le « O » d’« amOur », on est en devoir (parce que nous, qui ne sommes pas insanes, nous avons des devoirs, même envers les insanes) de dire : gardez pour vous ces premiers matériaux, travaillez, travaillez, travaillez, travaillez, travaillez et quand vous êtes fatigués travaillez encore et encore jusqu’à ce que mort s’en suive.

Soyez gentils, comme une jeune fille peut l’être et libérez-nous de vos plaintes arrosées de théories.



[1] Aristote et Nicos Nicolaïdis, Dictionnaire des mots inexistants, Metropolis, 1989. Jean-Loup Chiflet et Nathalie Kristy, Le dictionnaire des mots qui n’existent pas., Hors collection, 1992.

[2] Jan Erik Vold, La Norvège est plus petite qu’on pense, Le Castor Astral, 1991.

[3] Thomas Bernhard, Maîtres anciens, Gallimard, 1988.

[4] Tiqqun, Théorie de la Jeune-Fille, mille et une nuits, 2001.

[5] Je vais écrire comme Tiqqun pour montrer leur style, la facilité de leur conceptualisation, l’infantilisme de leur critique, pour les critiquer de l’intérieur comme on disait autrefois. Je crois que les auteurs du livre sont la réification parfaite de la gestalt de la Jeune-Fille.