28 janvier 2002. Matilde, Henri et Grégoire[1]. Là fu Hans de Waitingen, qui ere hom lige au comte Conrad de Hofstausen, William de Saxe, qui ere uns des bons chevaliers del monde, Erik de Munchausen qui avoit esté esnasé, Othon de Hasbürger, qui ere hom de fais au abé Cyrille de Calmy ; et l’empereor li avoit donné senz livres por aler avoec les putereles florentines e se faire ablandir la coe avoec leur mus et leur troeure. L’empereor continoit à faire la madelaine, le sien mus estoit com s’il avoit perdu boivre et mangier, il estoit mult bon à se montrer abosme et abroti. Mult fois avoit-il dit « Je ne suisse abeteor. »? Matilde disoist au mois cinc e le pape seulsment dou. Quant tous estoient partiz, Henri feist intrar une fame aux chevels loings com la sien espee e un hom ki portoist un petit abee, cist ne çsavest faire mais la fame dist : « En mien cuer je vous aame mout, je veult partir avoec la tienne chevalerie à Rome. » Henri hom qui aamois le jeu de la verte mais qui n’aamois les quarés fu ablandiz par la coulour du seillonet et la dolzor des mameles et abonacia la sien eepe aprez ke elle fu adenz. Quant le fou fu alt alt la fame enlangorée feist voir au sien monteor la joliveté du mus quart elle avoit avirez le sien voil, l’empereor cria « Matilda, Ich liebe dich. Du bist ein Engel » et Matilde cria : « Cur Gregorium pedicasti ? Cur? Cecide rigida tua ! Cecide, Matildam. » De k’adoc ke le fou fu alt l’eepe restu en le seillon, l’empereor et Matilde languetèrent en langue latine et barbare et trovèrent l’accordance.

 

Si le 28 janvier 1077, j’étais dans le campement de l’empereur Henry IV, quand il revint du château de Canossa où Grégoire VII s’était comporté en vrai clunisien, j’aurais sans doute écrit à peu près comme Jean de Mamotte[2]. Mais je n’étais pas là. Que l’histoire de cet amour après l’humiliation soit vraisemblable, ça va de soi, surtout si on considère qu’ Henry IV était connu pour sa lubricité et, en 1077, il était à l’âge[3] d’or de l’amour et que Matilde, de quatre ans son aînée, venait de débuter l’escalade du K2 de la lasciveté.

 

29 janvier 2002. Va-t-il pleuvoir ? Il m’avait dit que son grand-père était un homme de peu de paroles. Un homme étonnant, qu’il aimait beaucoup. En le rencontrant, j’aurais compris le Québec « profond » mieux qu’en fréquentant ses copains du département (j’avais vingt trois ans, je venais d’arriver sur les ailes de l’espoir de la révolution. Tout avait commencé après un manif à Aix quand il m’avait dit : « Tu verras, c’est au Québec qu’il y aura la première révolution communiste qui ne dégénérera pas en dictature. On fera un pays indépendant et communiste. » Et puis plein de considérations sociologiques qui me passèrent par-dessus la tête. À cette époque déjà les théories me laissaient complètement froide. Mais, pour moi, c’était fait : mon rêve était de vivre au Québec libre.) Il était assis dans une berceuse, Joe Proulx. À Thetford Mines. Il dit quelque chose comme « Bjour », il se leva, il alla à la fenêtre : « ‘a mouiller », qu’il ajouta. Il retourna à sa berceuse sans en dire plus pendant une heure (peut-être moins, mais le temps me semblait très long, je ne savais pas quoi dire, mon mari lisait le journal et la femme de Joe, Alice, me parlait dans une langue dont je ne comprenais que le tiers). Il se leva, il alla à la fenêtre : « ‘a mouiller ». On mangea un surprenant jambon à l’ananas. Pendant tout le repas il ne dit mot : il regardait l’assiette, mes cheveux, la fenêtre, la fenêtre, mes cheveux, l’assiette… « Joe, on a fini » lui dit Alice. Il prit son énorme tasse de café et il alla à la fenêtre : « ‘a mouiller ». Engouffrée dans un manteau ridicule qui me donnait l’air d’un robot, (on était en janvier, un de ces janviers… des janviers comme on n’en a plus, avec des – 30 qui s’alternaient à des moins - 20 pendant des semaines) et je luttais avec les lacets de mes bottines sur le pas de la porte quand il se leva pour venir vers… non, je m’étais redressée inutilement, il ne venait pas vers nous. Il alla vers la fenêtre « ‘a mouiller. ».

    Au revoir, Monsieur.

    Bjour.

Je l’ai revu trois fois avant qu’il ne meure et ne l’ai entendu dire que « ‘a mouiller ». Il n’avait pas exagéré sur son grand-père — par contre sur la révolution et l’amour ! Un homme de peu de parole, Joe Proulx. Mais Joe Proulx, homme de peu de paroles, m’a fait connaître le Québec en effet beaucoup mieux que toutes les analyses que j’ai lues pendant ces vingt-cinq longs hivers québécois.

 

30 janvier 2002. Boèce. Riche, cultivé, heureusement marié, lui, romain, le conseiller le plus écouté à la cour ostrogothe de Théodoric le Grand. Mais, surtout philosophe. Comme Socrate philosophe, contrairement à Socrate puissant. Puissant et heureux. Un jour la fortune bascule et comme Socrate est injustement[4] condamné à mort (en 524) mais, à la différence de Socrate, il est torturé de manière bestiale (parmi d’autres horreurs qu’il suffise de retenir qu’on lui serre le front jusqu’à lui faire sortir les yeux). En prison, entre une séance de torture et l’autre, il écrit un texte qui a survécu à toutes les modes : il a réveillé le Moyen âge, nourrit la Renaissance et continue à être lu par ceux qui croient qu’une raison bien conduite peut sauver l’homme même dans les moments où les « forces du mal » semblent dominer allègrement. Un texte lénifiant mais dangereux : dangereux pour ceux qui sont encore loin du gîte éternel. Dangereux exactement comme est dangereux le Court Traité de Spinoza, la morphine ou l’opium. Un texte où la raison lime toute aspérité et ne laisse qu’un monde parfaitement lisse prêt pour la mort devenue le centre de la vie — ce qui est fort utile quand le futur est en bonne partie passé mais qui est mortifère quand le passé est presque totalement dans le futur — où les passions sont évincées de l’âme avec des techniques sans pitié.

 

La philosophie se présente à Boèce comme une femme « dont les yeux jetaient des flammes et révélaient une clairvoyance surhumaine, elle avait le teint vif et débordait d’énergie ; elle était pourtant si chargée d’ans [..] des brutes avaient déchiré ses habits. » Cette femme perd son calme une fois seulement, tout au début, quand elle voit que Boèce tente de se faire consoler par la poésie. Elle lance alors « des éclairs menaçants » contre la poésie : « Éloignez-vous, donc, Sirènes aux chants meurtriers et laissez mes propres Muses le soigner et le guérir. »

 

Et guérir c’est accepter la mort. Laissez-faire la raison. Et si le Boèce emprisonné dans le récit la laisse faire, le Boèce prisonnier des Goths ponctue les discours de Madame Philosophie avec de courts poèmes. Mais madame philosophie est surtout une mère « Était-il concevable que j’abandonne mon enfant ? » Et comment aider un enfant de la philosophie sinon en traitant « la grosseur qui s’est endurcie et que le désordre des émotions a fini par transformer en tumeur ». Et cette mère demandera de croire en elle seule : elle seule peut porter le bonheur que jamais son enfant ne pourra trouver dans l’attachement aux choses éphémères de ce monde. Au choses de la vie. À la vie.

 

Livre dangereux comme tous les livres. Livre plus dangereux que tous les livres pour ceux qui n’ont pas encore assez lutté pour trouver le bonheur dans le monde, pour ceux qui n’ont pas encore renoncé à la vie (qu’importe si nos pères ont renoncé ! Qu’importe !). Pour ceux qui mourront imbéciles et béats s’ils vivent selon les dictats de maman philosophie avant que cette pute de vie ne leurs ait saccagé le cœur.

 

Un livre pour les derniers jours de la vie. Le livre de la mort. Le livre des morts. Le livre pour tous les vieux de cette terre.

 

Un livre que j’aurais aimé découvrir dans une quarantaine d’années.

 

31 janvier 2002. Ça me fait chier. Marc Fumaroli dans l’introduction à Consolation de la philosophie : « On s’étonne cependant d’apprendre qu’Élisabeth première, dont la férocité était digne de celle du vieux Théodoric, traduisit en 1593 la Consolation : ce luxe de royal bourreau aurait mieux convenu à sa victime, Mary Stuart, exécutée six ans plus tôt ! » Je m’étonne que Fumaroli mette noir sur blanc de tels jugements de couloir de département d’histoire, que même un crypto-nationalisme à la con ne peut justifier. Pourquoi Élisabeth, un des hommes politiques les plus avisés, prévoyant et sensible aux exigences de la nation, est-elle qualifiée de féroce ? Parce qu’elle est femme de pouvoir ? Parce qu’elle est anglaise et Fumaroli probablement non. Pourquoi Théodoric, le roi des Ostrogoths qui n’a pas l’épithète de Grosse (grand) pour rien parmi gens de langue germanique, est-il accusé de férocité ? Parce qu’il est barbare et parce que Fumaroli ne savait pas encore l’être.

 

Premier février 2002. Irlande. Il est étonnant qu’une île comme l’Irlande ne soit pas reconnue pour ses plats de poisson. Sans doute que les Irlandais préfèrent pêcher les patates.

 

2 février 2002. Équation du début. « Il m’ont blessé dans ce que j’ai de plus cher : mon image. » Qui a-dit cela ? Nicole Kidman ? Jacques Derrida ? Arafat ? La Joconde ? Non. Le premier ministre italien Silvio Berlusconi. Qui le cite avec mépris comme emblème de dégradation sociale ? Un mollah pakistanais ? Un rabin new yorkais ? Réjean Ducharme ? Non. Un groupe d’intellectuels de salon. Tiqqun. Pourquoi, un groupe d’intellectuels de salon s’insurge-t-il contre l’image ? Par iconoclastie ? Pour que la parole reprenne sa place dans une société muette ? Non. Parce que chacun trouve la lutte — et la mode — qu’il peut.

 

Équation à deux inconnues. « X est en propre le terrain de jeu des individus qui manquent intérieurement d’autonomie et ont besoin de point d’appui, mais qui ont cependant besoin qu’on les distingue, qu’on leur prête attention et qu’on le mette à part. » La culture ? Non. Je continue avec la citation : « X élève l’insignifiant en en faisant le représentant d’une totalité, l’incarnation particulière d’un esprit commun ». J’aimerais encore répondre « culture », même s’il est évident que la réponse dépend de l’auteur. Qui est l’auteur ? Ah, je ne te le dis pas ! C’est Y, la deuxième inconnue. En ne connaissant pas Y, même si je pouvait répondre « art » ou « religion », j’insiste : « culture ». Je continue à citer : « X a en propre de rendre possible une obéissance sociale qui est en même temps différentiation individuelle. » Merde, mais c’est la culture ! NOOON ! Dernière chance : « C’est le mélange de la soumission et du sentiment de la domination qui exerce ici son action. » Je ne démords pas. Culture. Tu y tiens, à tes idées ! La réponse est tellement simple… mais, attention, par culture je n’entends pas labourer la terre pour se nourrir, ni les éléments intellectuels d’un civilisation mais les connaissances acquises permettant de mieux se montrer dans la société. Par exemple : Wittgenstein avait plus de culture qu’Hitler ; Serres plus que Bush, etc. Noon ! Il s’agit de la mode. Il s’agit de la mode ? Mais mode et culture ne sont-ils pas des synonymes ? Les hommes de culture, ne changent ils pas d’habits à toutes les saisons tout en conservant leur style ? N’ont il pas besoin de changer de discours en fonction des occasion ? Ne sont-ils pas orgueilleux de la nouvelle chemise flamboyante qui les différencie de celle, grise et vieillotte, de ceux qui continuent à s’inspirer de, que sais-je ? Marx. Ce qui tu dis est très sensé, mais… essaye de deviner l’auteur et tu verras que c’est bien la mode qu’il attaque. Donc, qui pourrait proférer une telle banalité ? Quelqu’un qui ne connaît pas le mode, ça c’est certain. Un homme, parce qu’une femme serait ou bien plus dure dans le choix des mots ou bien défendrait la mode. Ça doit être quelqu’un qui se prend très au sérieux. Un universitaire, allemand probablement. Ne me dit pas que c’est Adorno ? Pas de bêtise, il est trop intelligent ! Trop engagé ! Nietzsche ? Tu ne m’as pas l’air de connaître Nietzsche. Sloterdijk? Trop moderne, et puis je ne crois pas qu’il soit Allemand. Mais, il est vrai que dans ses moments noirs, il aurait pu écrire cela. Je donne ma langue aux chats. C’est Georg Simmel. Connaît pas. Surtout, je ne veux pas le connaître car je sens qu’il sera à la mode dans pas longtemps.

 

Équation à trois inconnues. Quel sont les trois pays que Bush II pourrait attaquer dans les prochains mois ? Seulement trois ? Seulement trois. Musulmans ? Ça va de soi, Alors je dirais Iran, Irak, Indonésie. Hi ! Hi 1 Hi !

 

Équation à quatre inconnues. Dites-moi la date de naissance de l’écrivain qui est souvent cité pour la précocité de ses prises de position originales. On écrit, par exemple, que son premier mot fut « maam ». Réponse : 2 février 1882, Joyce. Quelle coïncidence ! Aujourd’hui, c’est son cent vingtième anniversaire.

 

Équation à cinq  inconnues. Ça suffit, les jeux à la con ! Un dernier, s’il-te-plait. Un dernier, facile. Ok, vas-y, mais que ce soit vraiment le dernier. « Dis-moi au moins un péché professoral. » OoooK. Je te les dis tous les cinq : surdité, logorrhée, paresse, hargne, paternalisme. Content ? Ai-je réussi à mon examen, monsieur le professeur ? Parfait. Merci pour l’approbation.

 

3 février 2002. Kairós. « Si tu veux être branchée, c’est l’année de Kairós »,me dit-il quand je lui demande de me conseiller un livre de philosophie. Kairós ? Il semble que l’année passée ait été l’année de Sacer et 2000 celle de Proaíresis, « ce qui est certain, ajoute-t-il, c’est qu’on est dans le siècle de l’Ethos ». Je n’ose pas lui demander si kairós est un auteur ou un concept. Et j’ai bien fait : il suffisait de penser que ni sacer ni ethos ne sont des auteurs pour induire que kairós est un concept philosophique, mais je ne suis pas la reine de l’induction, comme m’a déjà dit Laurence. (En ce qui concerne l’imprononçable proaíresis, quand je suis arrivée à la maison, je me suis jetée sur le volume 2 des Notions philosophiques[5] pour découvrir que : « Le premier usage de ce terme se trouve chez Aristote, qui le définit comme un désir, guidé par la délibération, des choses qui sont en notre pouvoir. ». Je comprends pourquoi je ne me suis pas aperçue que le 2 000 était l’année de la proaíresis : cette histoire de « désir » et de « choses en notre pouvoir » je ne l’aime pas et je ne la comprends ou je ne la comprends pas et je ne l’aime pas…peu importe. Personnellement, je désire toujours ce qui n’est pas en mon pouvoir. Mais ça doit être la différence entre les hommes et les femmes ou, pour ne pas être trop catégorique, entre les hommes sages et les femmes non-sages.) L’année du Kairós ? c’est-à-dire de l’instant propice, de l’occasion. Ça j’aime. Je sens que cette année c’est mon année. Vive le Kairós ! C’est année, c’est aussi l’année du cheval pour les Chinois. Ce sera donc l’instant propice du cheval !

 

P.S. En regardant le tableau de Hans Baldung Grien qui représente une femme à cheval sur Aristote se promenant à quatre pattes, je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi les mecs, quand ils parlent, doivent toujours mettre cent couches d’abstraction entre eux et le monde. Je n’ai pas de réponses ou, mieux, celle que j’ai me créerait des problèmes inutiles avec mon petit Aristote à moi.



[1] Matilde de Canossa ; Henry IV empereur du Saint Empire Romain Germanique ; Grégoire VII le pape du célèbre Dictatus papae.

[2] Dans un souci d’objectivité scientifique, je dois ajouter que le manuscrit de De imagine mundi de Honophre le Solitaire dans le chapitre Feminae imago, donne une description tout à fait différente de la rencontre. Les papistes essayèrent-ils par là de discréditer la virilité de l’empereur à une époque où le sceptre ne pouvait pas se reposer sans que la multitude se rebelle, comme l’écrit William Chester Jordan dans The use of sceptre : the transformation of power in medieval Europe ? Ou est-ce la version du Gibelin Jean de Mamotte qui déforme la réalité ? Antipapiste et machiste dans l’âme, je préfère la version de Jean de Mamotte, mais voici celle de Honophre, dans un latin du haut moyen âge qui n’a pas besoin de traduction : tertia hora postquam venerat, in Enrici passserculo manum posuit Matilda et non passerculus erexit capitem, deinde Matildae os haesitabumdum avem umefecit deinde pallas linxit deinde culi foraminem. Minus nihilo. Post tres conata dixit Matilda : «  Si secumdum decimum annum agentem fuissem, passerculus tuus evolarisse ». Ces considérations sonnent absurdes à des oreilles modernes. Une femme de trente et un ans qui se sent vielle et qui envisage une fille de onze ans pour réveiller son homme de vingt-sept  ? Ça relève de la dépravation bataillenne !

[3] Henri IV était né en 1050.

[4] Une manière facile et concise pour demander de la sympathie pour Boèce, mais il est évident que toutes les condamnations à mort sont injustes

[5]Notions philosophiques, dans  Encyclopédie philosophique universelle, PUF 1990.