3 juin 2002. Buts. Il n’y rien de plus imbécile que de penser que dans l’univers il y a des buts ; que lors de l’évolution les êtres vivants aient acquis des organes ou des capacités « pour » quelque chose : les oiseaux des ailes « pour » voler et les hommes des ongles « pour » se défendre, par exemple. Le « pour » est toujours un constat de l’après, une pure invention de notre capacité de raisonner qui, elle non plus, n’est pas née « pour » quelque chose — à moins de faire partie de l’armée des pessimistes qui pensent que le but de la raison est de rendre les hommes malheureux. Il est pourtant si simple de se convaincre qu’il n’y a pas de buts : il suffit de se regarder agir pour voir que c’est toujours après que nous établissons l’ordre qui définit les buts. Et tous ceux, fort nombreux, qui pensent le contraire ? Des imbéciles. Et la langue ? Et les langues qui nous présentent les buts comme ennoblissement de l’esprit, comme la sortie de l’homme du magma animal ? Une ruse, une simple ruse du pouvoir qui délègue aux mots le contrôle des foules.

 

4 juin 2002. Pourquoi. Que la vie ait été créée par l’amour de Dieu ou qu’elle débordât de la soupe originelle ou que les « gènes nus » de Cairns-Smith en aient été les déclencheurs, cela ne change rien au problème. On peut reculer autant qu’on veut, mais il y aura toujours une barrière infranchissable, un moment auquel on doit se poser la seule question qui n’aura jamais de réponse : pourquoi y a-t-il quelque chose et pas plutôt le rien. La vielle question de Leibniz. La question de l’émerveillement devant ce qui est. L’émerveillement devant la pure existence qui fait l’humain humain, bien plus que le langage ou le politique. Et voilà donc l’incontournable Dieu, voilà la peur, le sacré, la misère, la violence, la mort… voilà la vie humaine. Et si on se libérait des « origines » ? Et si on se mettait dans la tête que l’avant et l’après sont de courtes inventions sans intérêt, fruits d’esprits détachés de la vie ? Et si, avec la mémoire, on cédait aux machines les « pourquoi » ? On ? Ceux qui se cachent derrière les pourquoi : les faibles, les pauvres de chair, les dépourvus d’esprit. Les hommes.

 

5 juin 2002. Arriver. Si la langue n’est pas innocente et « arriver » indique aboutissement du mouvement tandis que « venir » indique le mouvement vers un terme, pourquoi dit-on « venir » et pas plutôt « arriver » quand on arrive à la jouissance ?

 

6 juin 2002 Centre. Même en admettant que « gauche » et « droite » aient perdu leur importance politique, dans le corps des bipèdes pelés que nous sommes, la gauche et la droite restent bien distinctes, même si elles peuvent se serrer la main.

Dans le désir, gauche et droite comptent comme le deux de trèfle.

Dans le désir, tout se joue au centre : au centre du haut et au centre du centre.

Pas de désir à gauche, pas de désir à droite.

Je ne sais pas si une bonne société doit être organisée à l’image des humains, mais ce que je sais, c’est que ce qui fait des hommes des êtres vivants, ce qui bande le corps et l’esprit, est au centre.

Je sais aussi que, depuis quelques décennies, droite et gauche se rapprochent du centre pour tuer le désir dans le chaos.

 

7 juin 2002. Limerick. « Limerick est un poème absurde ou indécent en cinq vers, dont les rimes doivent suivre un ordre précis. » Pourquoi « absurde » et « indécent » se côtoient-ils ? Parce que l’absurde se fout des tours de passe-passe de la logique et seul à la rime est enchaîné. Parce que l’indécent se fout des appels hypocrites de l’éthique et seul répond aux excitations de la rime. Je rêve de limericks absurdes et indécents. Je rêve de vies, comme des limericks aux rimes rivées : je rêve de vies absurdes et indécentes.

 

8 juin 2002. Le nez. Une marche d’une heure dans une forêt, à quelques kilomètre de la frontière américaine. Tout (les odeurs, les couleurs, l’humidité, les bruits, la consistance du terrain, le balancement des cimes), tout me rappelle les forêts de ma jeunesse. La mélancolie m’envahit. Tout (la tristesse, le sens de la solitude, le désir de disparaître, le plaisir de souffrir) tout me plonge dans l’enfance. Avec un effort désespéré, je m’extrais de la soupe juvénile. Comme le chien qui, depuis le départ, ne cesse de courailler derrière son nez, je suis maintenant les odeurs. Je m’animalise. Les forêts de ma jeunesse disparaissent. L’enfance est réabsorbée. Mon nez reconnaît le parcours qu’il avait fait l’année passée. Je suis dans une forêts à quelques kilomètres de Sutton, près du monde qui m’entoure comme jamais. Ni heureux, ni malheureux, sans souvenir et sans pensée, dans la vie, comme un chien.

 

9 juin 2002. Croatie 2, Italie 1. L’Italie a perdu son deuxième match du championnat du monde de football. Je ne suis pas content. Presque triste. Moi aussi, l’anti-nationaliste le plus anti-nationaliste que je connaisse, j’ai un fond nationaliste. Est-ce qu’un jour je m’apercevrai que moi, l’anti-religieux les plus anti-religieux que je connaisse, j’ai un fond religieux ? Notre père qui êtes aux cieux, faites que cela n’arrive jamais. Plutôt la mort, je vous prie. Vous, le tout puissant, aidez-moi à ne pas croire en vous.