10 juin 2002. Petits pois et grands poids. Jennifer C. a ouvert un procès contre son grand-père parce qu’il « lui a transmis les gènes de l’obésité ». Pourquoi contre son grand-père et pas plutôt contre le père ? Sans doute parce que le facteur qui contrôle l’obésité est un facteur récessif. Cette fois je ne me retiens pas, je me laisse emporter par le vieux grognon qui somnole dans tous les quinquagénaires : on dégénère ! ça va vraiment mal ! de pire en pire ! Quand j’étais jeune... Pour une fois je n’ai pas honte d’être un vieux ronchon, d’être nostalgique des petits pois de Mendel qui étaient tellement plus intéressants et moins intéressés que les grands poids de Jennifer.

 

11 juin 2002. Traduction. « Mandel’štam a créé un des systèmes poétiques les plus élaborés et les plus originaux de la littérature du XXe siècle[1]. » Plus que suffisant pour acheter ce petit livre blanc. Terriblement concentré, prêt à m’embraser à la moindre étincelle, d’une seule traite, je lis les cinquante poésies. Rien. Pas de feu. Rien d’original, rien d’intéressant ; rien que des vers gris… Me suis-je encore une fois laissé avoir par une quatrième de couverture ? Non. Je ne le crois pas. Il y a trop de signes, hors de ce petit livre que Mandel’štam est un grand poète. Et alors ? Et alors, encore une fois je me suis fait avoir par une traduction. Et pourtant ça fait des années que je sais qu’on ne peut pas  traduire la vraie poésie, surtout quand elle ne conte pas d’histoires, surtout quand elle est un collier de bijoux, léger. Et pourtant, cette fois, tout était là pour ne pas tomber dans le piège. Il ne fallait même pas ouvrir le livre. Sur la couverture les éditeurs ont mis quatre vers originaux avec leur traduction en italien[2]. Voilà les deux premiers :

 

Эта ночь непоправима

А у вас еще светло

 

Et leur traduction

 

Cette nuit est irréparable,

Et chez vous il continue à être clair au ciel.

 

Il aurait suffi d’un coup d’œil. Si la poésie est musique, si elle est rythme et rapports, il n'y a aucun rapport entre les deux vers originaux et la traduction. Si la poésie est musique alors l’interprétation du traducteur est lamentable.

 

Si la poésie est musique alors elle est forme.


 

Forme originale :

 

 

 

 

 


Traduction :

 

 


.

 

Rien à voir.

 

Si la poésie est respiration, tentation et allusion ; si elle est spectacle, sens sans sens, pure injection d’intelligence ; si elle est espace, route, liberté, diluant  de la glu de la signification ; si elle est un pont sur la mare du quotidien, si la poésie est poésie alors ces longs vers empâtés ne peuvent pas être l’exécution de ces cinq mots qui s’allongent sans rien perdre de leur concision. Je vais tenter ma traduction, en respectant la musique. La musique — le sens du sens au-delà du sens. L’espace

 

Эта ночь непоправима,

А у вас еще светло

 

Et ma traduction

 

Cette nuit implacable,

Et votre ciel clair.

 

Les rapports sont là.

 

12 juin 2002 L’œuvre au noir. Un titre ambigu et fascinant pour moi qui ne savais pas que l’œuvre au noir était le premier stade de la recherche de la pierre philosophale (du grand œuvre), du stade consistant en la dissociation de la matière. Un titre banal, maintenant.

 

13 juin 2002. La Peau de chagrin. Un titre ambigu et fascinant pour moi qui, depuis toujours, suis ensorcelé par « chagrin » : mon mot préféré de la langue française. Je l’aime comme substantif et je l’adore comme épithète. Regardez-les, se côtoyer en la même phrase dans Boileau « Un esprit né chagrin plaît par son chagrin même » ou dans la correspondance de Flaubert : « Prenez garde à la tristesse. C'est un vice, on prend plaisir à être chagrin et, quand le chagrin est passé, comme on y a usé des forces précieuses, on en reste abruti ». Chagrin a quelque chose d’impénitent et d’espiègle : il a le pouvoir de rendre moins morose la morosité, de chatouiller la tristesse, de faire danser la mélancolie. Pris dans la magie de son son, comment aurais-je pu imaginer que le célèbre chagrin de la peau était un « cuir grenu, fait de peau de mouton, de chèvre ou encore d'âne, de mulet, de cheval » et non l’enveloppe légère de la tristesse ? Comment deviner que l’expression tirée du titre de Balzac faisait référence à une peau tannée prête à couvrir des livres et non à une peau symbolique exsudant des perles de chagrin ?

 

14 juin 2002. Balzac et Flaubert. Je me suis installé dans mon bureau avec Études de femmes de Balzac et Madame Bovary de la langue française. J’avais décidé de fêter l’anniversaire du Che, loin de la politique en me soûlant à coup de classiques. Quelques pages de l’un, quelque pages de l’autre ; un peu de blanc un peu de rouge… Un exercice douloureux qui ne permet pas qu’on cache les différences et les préférences. On est balzacien ou on est flaubertiens (ce qui ne veut pas dire qu’on ne puisse pas être flaubertiens et lire Balzac, mais qu’on ne peut pas les lire en même temps.) Je me découvre flaubertien, comme un jour je me découvris joycien et non proustien en faisant du va-et-vient entre Ulysse et La Recherche.

Je crois que j’aime les écrivains qui font de la littérature, de la musique et de la poésie : ceux pour qui les mots ne sont que des mots ; ceux qui, armé de mots, ouvrent des mondes possibles.

Je crois que je n’aime pas les écrivains qui s’embourbent dans le moi ou dans la société ; surtout ceux qui alourdissent les mots avec le poids du monde de leur moi. Ceux qui n’aiment pas les selfs volants

 

15 juin 2002. Flora. Elle vient d’arriver de Chine. Elle a l’air d’une vraie chinoise, même si sa mère est une blonde d’origine italienne. Elles sont heureuses, la mère et la fille. Supposons que le New York Time ait raison et qu’en Asie des gens sans scrupules, des hommes d’affaire, achètent des enfants pour les vendre à des orphelinats. Imaginons un trafic de bébés, ce qui est loin de l’inimaginable. Est-ce mieux de vendre des enfants de six mois à des mères indéhiscentes ou des fillettes de douze ans à des vieux infectes ? L’Occident est sans doute pourri ; l’injustice y règne ; les méchants Américains ignorent la bonne cuisine et les bonnes manières ; les Européens trafiquent avec n’importe qui ; les Russes et leurs ex-protégés ont abandonné les bureaucrates pour la pègre… mais l’Orient… L’Orient, pour les femmes… Il n’y pas de femmes, en Orient.

 

16 juin 2002. Étonnement. Quand j’ai su que La Presse avait publié la liste des « écrivains préférés » par ses lecteurs, passionné des jeux crétins et des comparaisons comme je suis, je me suis précipité vers le cahier Lectures. Fort étonné par la liste de la première page (premier Camus, deuxième Gabrielle Roy et troisième Saint-Exupéry), je tourne la page pour lire le détail et je m’étonne de voir une photo de mon ami Napoléon qui, dans une entrevue, déclare de ne pas être étonné de trouver Le petit Prince en troisième position. Moi, par contre, je suis étonné des choix adolescents des Québécois. Mon étonnement s’accroît encore plus quand le libraire de l’Écume des jours, appelé, comme Napoléon, à commenter les résultats se laisse aller à dire : « Très important Joyce, mais j’avoue que je n’ai jamais été capable de le lire jusqu’au bout… ». Étonné parce qu’il est rare que des lecteurs qui aiment Becket, Musil ou Borges (des lecteurs qui ne lisent pas seulement pour faire passer le temps) ne viennent pas au bout de Joyce[3] à moins de le faire par excès de coquetterie. Mais, je suis surtout étonné par le mauvais goût de La Presse qui a présenté les résultats de son enquête lors du Bloom’s day.



[1] Quatrième de couverture de Cinquanta poesie, de Osip Mandel’štam, traduction de Remo Faccani, Einaudi 1998.

[2] Que je rends en italien sans distorsions significatives. Étant donné que la traduction italienne n’est pas de la poésie, je peux la traduire sans me contredire.

[3] J’imagine qu’il fasse allusion à Ulysse.