17 juin 2002. Bouchon. Ça fait mal. Depuis que j’ai doublé le cap de la cinquantaine, je m’attends à tout, de moi et des autres ; j’ai compris que « s’attendre à quelque chose », à quelque chose de précis, je veux dire, n’est qu’une projection de désirs qui se fourvoient une fois sur deux — quand ce n’est pas deux fois sur deux. Depuis lors je ne suis point stupéfait quand elle me dit que je lui fais penser parfois à Hitler, parfois à mère Thérèse et d’autres fois à Brigitte Bardot. Je m’attends à « me retrouver » dans le comportement des êtres les plus débiles, les plus violents, comme dans celui des êtres les plus angéliques; mais, jamais, je vous le jure, jamais, jamais au grand jamais, je n’eusse pensé partager quoi que ce soit avec l’être le plus pauvrement pauvre de la littérature. Et pourtant… Charles Bovary, à la fin des repas, « coupait, au dessert, le bouchon des bouteilles vides », comme moi.

 

18 juin 2002. Le bon ton, etc. etc. Il y a deux semaines j’ai reçu le courriel suivant :

 

Subject: Radio-Canada supprime « Passages » […]

 

Chers amis, collaborateurs, auditeurs, nous sommes au regret de vous informer que la direction de la radio française de Radio-Canada a décidé de supprimer l'émission « Passages ». […] La direction a exprimé son intention d'en finir avec toute émission d'analyse ou de discussion intellectuelle, arguant que ce type de séries ne cadre pas avec l'orientation musicale qu'elle a donnée à la chaîne... Ne survivront que les magazines arts et spectacles […].

 

Pendant dix années […] « Passages » a demandé : « Comment en sommes-nous arrivés-là ? Que nous arrive-t-il ? » Après tant d'émissions sur la crise de la culture, la société du spectacle ou le refoulement de la pensée critique par la contre-culture de consommation, tant d'émissions qui imposaient la conclusion ironique et oraculaire que «Passages» devait logiquement disparaître, la dernière chose que « Passages » donne à penser à ses collaborateurs, ses amis, ses auditeurs, est sa suppression effective par l'anti-intellectualisme d'état. La « mystique du fun », comme dit Gilles Marcotte, écarte des ondes les derniers esprits chagrins ! Voir la liste — incomplète — des collaborateurs de « Passages », parmi les destinataires de cette lettre.

[…]

Amitiés,

 

Je n’avais aucune intention de commenter cette lettre et encore moins d’y répondre mais, mon respect pour Gilles Marcotte, mon aversion pour la mystique et pour le « fun », et, surtout, ma tendresse pour le mot « chagrin » ont vaincu mes faibles résistances. Je l’ai relue en m’attardant sur l’ambiguïté des « esprits chagrins ». Je l’ai relue, en faisant halte auprès de la contre-culture qui refoule la pensée critique. Je l’ai lue. Je l’ai relue.

 

Par où commencer à pondre, sur ce terrain accidenté où l’œuf risque de se casser dès qu’il touche terre ? Par la fin. C’est toujours plus facile de commencer par la fin. J’ai donc lu la liste des destinataires et je ne fus point surpris d’y retrouver surtout des universitaires ; je fus, par contre, assez étonné du grand nombre d’amis et de connaissances qui y apparaissaient. Ayant des destinataires en chair et en os devant elle, lentement, la réponse prit forme, s’installa, se corporisa. Je vis les destinataires monter sur leurs ergots et pester contre l’État et l’ignorance, contre les Américains et le mauvais goût ; je les vis se courber sur le clavier « Monsieur, c’est avec un profond regret… » et puis, dévoyés par le dernier essai des puf, qui traînait à côté du clavier, je les vis répondre « Non », après une brève hésitation, à Outlook Express qui leur demandait s’ils voulaient bien envoyer cette lettre, si dure et si nécessaire — ce n’est pas un procédé rhétorique : je les vis vraiment, avec leur tics, avec leurs expressions courroucées des moments difficiles ; je les vis dans leur salon tapissé de bibliothèques toujours en ordre et dans leur bureau jonché de livres, de magazines et de cahiers d’examen. Je vis leur regard colère.

 

Moi qui, depuis l’adolescence, n’ai que l’ergot de Morand, par contre, je me brûle les neurones avec des idées chaudes. Comment ne pas être d’accord ? Comment ne pas s’insurger contre cette légérification des émissions ? Est-ce possible d’avoir le moindre intérêt pour les affaires de la cité et ne pas crier à l’injustice ? Seuls des pecnots peuvent se la fermer devant un tel bâillonnement de la critique ! Et que dire de l’anti-intellectualisme qui n’est souvent que l’ouverture de l’opéra tragique du fascisme ? Et pourtant…

 

Pour trouver le bon ton, je vais lire les réponses (il y a en eu deux) : « Il faut se mobiliser et cesser de courber l'échine. » Parfait, mon pote ! Courber l’échine, nous ? Nous, qui avons la responsabilité de former l’élite de la nation ! Jamais. L’échine ? Que les paysannes chinoises continuent à la plier dans les rizières, mais pas nous ! Surtout pas devant des bureaucrates ignorants, des politiciens sans perspectives, des commerçants onglés ou des journalistes aux fesses légères… Je regarde mes talons, craintif. Pas d’ergots. Aucun signe. Ouf ! Mais, fais attention ; comme disait Dalida, on commence par monter sur ses grands chevaux et on se retrouve dressé sur ses ergots… Je n’ai pas le bon ton. Il faudrait que le ton tiédisse.

 

Je lus la deuxième : « et je rajouterais à cette liste d'émissions supprimées, « Une Planète, des religions ». Je vis — ce n’est pas un procédé rhétorique — je vis un noir jésuite, voûté, aux yeux crochus, se frotter les mains grassouillettes, après s’être ouvert un passage dans la foule abêtie pardon… pardon… merci… ; je le vis s’agripper aux ridelles de la critique… attendez-moi… nous sommes du même bord… ; je le vis se hisser sur notre char, se glisser parmi nous. Acceptons-le. Soyons magnanimes. Non. Trop prêcheur. Je n’ai pas encore le bon ton. Étonnant : d’habitude je l’ai, le bon ton.

 

Je recommence. Si nous sommes tous d’accord qu’il faut que la critique, etc. etc.

Si, dans nos cours, nous inoculons, chez les jeunes, l’amour de la culture, de la langue, de la discussion etc. etc.

Si nous avons appris, en observant nos étudiants, en analysant nos bévues que la vie est toujours devant…

Pédant.

Je ne l’ai pas. J’abandonne le clavier pendant quelques heures, et je l’attends — le bon ton.

 

Le voilà. Je le sens, vibrer, partout.

 

Par contre les émissions culturelles l’ont rarement, pratiquement jamais. C’est pour cela aussi qu’elles disparaissent. Surtout pour cela. Elles ne savent pas se tenir en équilibre entre lourdeur et légèreté : pour s’opposer à la « mystique du fun » elles se langent dans la mystique du profond ; elles étouffent ; par excès de sérieux, elles refusent le jeu, en cela pas différentes des émissions « légères » qui, contre toute apparence, sont sérieuses jusqu’aux orteils. Tous, — rédacteurs, invités, animateurs, réalisateurs, techniciens —, tous se prennent terriblement au sérieux. Tous ont plus qu’une émission :.ils ont une mission, dans la société du sérieux, matrice de la société du spectacle. Tous attelés. Radio-Canada, comme Radio-Congo, ou Radio-Microsoft, fournissent les licols, les brides, les panurges, les œillères, les mors… tout le harnais pour tirer le chartil rempli des fanes de l’économie.

 

Et si on faisait une radio sans l’État, sans les entreprises, entre nous, comme jeu ? Possible ? Bien sûr ! Difficile ? Bien sûr que non ! Au lieu de rouspéter contre une technique inhumaine, on pourrait employer les outils que la technique nous offre (à nous comme à eux) pour faire des émissions critiques. Qui parmi les destinataires sait qu’il serait facile de faire une radio sur Internet qui pourrait être écoutée par des milliers de gens où la seule contrainte serait notre intelligence, notre volonté, notre amour de la culture etc. ? Qui parmi les destinataires n’a pas le torticolis pour avoir trop regardé en arrière ? Qui s’est demandé ce qu’aurait écrit Kant ou Hegel, Wittgenstein ou Spinoza s’ils avaient vécu, comme beaucoup parmi nous, hors de la société dans un monde sans idées, sans risques… sans réalité. Si je continue, je vais perdre le bon ton.

 

Plus simplement : pourquoi ne cessons-nous pas de nous plaindre et ne commençons-nous pas à ouvrir d’autres mondes, dans ce monde ?

 

19 juin 2002. la mort de Pascal. Il est né le 19 juin, d’un 1628 pas tellement lointain. Pascal : profond, sévère, religieux, aigre. L’homme est unL’homme n’est rien… Si les écrivains pouvaient faire du mal, si leurs écrits avaient un impact qui allait plus loin que le simple gargouillis de la pensée ou que le frissonnement de l’inconnu alors Pascal, homme de mort, devrait être condamné à la mort des morts, à l’oubli.

 

20 juin 2002. Variole. Après quelques considérations sur l’importance de l’éradication complète de la variole en 1977 et après avoir constaté que son virus existe seulement dans sept laboratoires où « il est gardé soigneusement prisonnier », J. Lacarrière demande à A. Jacquard : « Pourquoi garde-t-on le virus de la variole ? »[1]. La première réaction de Jacquard, présentée sous forme de question, est étonnante : « A-t-on le droit de supprimer définitivement une espèce vivante ? » Étonnant pour ceux — très nombreux, je l’espère — qui croient que la vie d’un seul être humain est plus importante que la vie de toute l’espèce des virus de la variole ; pour ceux qui pensent que la vie de Robert Clay, un noir quelconque, qui attend dans le couloir de la mort d’une prison texane compte bien plus que le dernier virus d’une espèce quelconque.

 

Retardés. Il y a 455 êtres, appartenant à l’espèce humaine (vous avez bien lu, 455), en attente de l’exécution dans les prisons texanes. Parmi ces 455, il y a au moins une trentaine de retardés mentaux. Chanceux ! la Court Suprême des USA a décrété que les retardés mentaux ne pourront plus être exécutés.

Un peu en retard, mais un pas en avant.

Un retardé mental vaut autant qu’une espèce de virus.

Un pas en avant.

Pourquoi pas un autre, pour les retardés moraux ? et un autre encore pour les retardés affectifs ? un troisième pour les retardés économiques, pourquoi pas ? et un dernier pour les simples retardés ? On est toujours les retardés de quelqu’un, n’est-ce pas ?

 

P.S. Les mauvaises langues affirment que la décision de la Cour Suprême a été prise pour ne pas courir le risque que Bush, le petit, soit condamné à mort.

 

21 juin 2002. Grève. Dans le taxi qui me porte à la prison, j’écoute, distrait, les nouvelles d’une CKFx quelconque, criées par une femme qui met continuellement K.O. la grammaire et la syntaxe française : « guichets automatiques vides… danger de grève… jamais arrivé… le droit de grève pour eux aussi… ». Les guichets en grève ? Mais alors Gregory Diaz a raison de soutenir que les machines sont des daseins, comme les humains, que le « souci » est un souci métaphysique que les machines partagent avec nous[2]. Plus que raison ! Les guichets après avoir commencé à dire "je", à se daisener, comme les guichets Oscar, se mettent en grève. Contre qui ? Contre les ordinateurs centraux des banques ? Contre les cartes, souvent illisibles, toujours sales ? Contre les humains qui les harcèlent jour et nuit ? Mais, non. T’es informaticien. Tu sais que les guichets ne sont pas autonomes, que, s’ils sont en grève, c’est parce que les programmeurs ont mis dans le programme des sialors. Alors non. Alors je suis sûr qu’ils ne sont pas en grève. Les informaticiens ont autre chose à penser que la grève, eux. Ils doivent travailler pour Rockwell, pour le DoD[3]… écrire des programmes contre le terrorisme. J’avais mal compris. Ce sont les personnes chargées de charger les guichets qui menacent de faire une grève. J’imagine que, comme les profs d’université, ils veulent qu’on leur rembourse les frais du psychanalyste car ils perdent toujours plus confiance en eux-mêmes à cause de l’arrogance des guichets que se prennent pour le centre du monde, qui oublient que sans le travail humble et constant des hommes ils seraient toujours vides. Ou toujours pleins ?

 

22 juin 2002. Jeu sot. Ça fait deux mois qu’elle me demande de laver le plancher. Nouvel attentat palestinien, nouvelle vengeance israélienne. Tout est normal. La vie est monotone. Mettons-y un peu de piquant, lavons le plancher.

Elle est en haut.

    Où est l’seau ? je lui crie.

    Le sceau ? Quel sceau ?

    Pas l’sceau. L’seau.

    Je n’aime quand tu es méprisant ! Marc est moins sot que tu ne le penses. Il est allé au cinéma.

    L’seau, pas l’sot ! Le seau pour l’eau et pas le sot qui m’emmerde !

Trop compliqué, je ne laverai pas le plancher.

Attaque israélien

suicide palestinien

plancher très sal

tout  est normal.

 

23 juin 2002 Le et la. Quand on veut donner de l’importance, de la profondeur, de l’intérêt à quelque chose qu’on croit pourri, il suffit de passer du « la » au « le ».

La politique est décevante, mesquine ? Elle devient le politique.

La religion est hypocrite et mortifère ? Elle devient le religieux.

Il suffit de presque rien, d’une simple voyelle, pour berner les intellectuels.



[1] Albert Jacquard, Jacques Carrière, Science et croyances, Albin Michel, 1994.

[2] Diaz Gregory, Heidegger and Artificial Intelligence, New School for Social Research, 1987.

[3] Departement of Defense.