Premier juillet 2002. La chute. J’ai préparé ce tableau, aux allures d’horoscope, scientifique dans la structure et impressionniste dans les commentaires, suite à la déclaration de Courtney et Woot, un gars et une fille hétéros, qui partagent la même chambre dans un college américain : « Partager une chambre ne change pas le monde ».

 

Le tableau présente les combinaisons possibles en tenant compte du sexe et de la tendance sexuelle principale des individus (pour ne pas trop le complexifier, je n’ai pas considéré les personnes bisexuelles). Conventions : F pour femme, H pour homme, He pour hétéro et Ho pour Homo.

 

F-He

F-He

Du copinage ou de l’amitié, peu importe, le couple peut se porter bien surtout dans les moments ou l’une des deux va mal. Même quand les deux vont mal. Si les deux vont bien, ce qui compte est hors chambre (éventuellement dans une autre chambre). Les caresses et les pleurs, les rires et les accolades  sont à des années lumière du pays d’Éros. Chutes peu probables.

F-He

F-Ho

Le désir de l’une et la peur de faire mal de l’autre isolent plus que nécessaire ; souvent, quand ça va mal pour une, le cercle de l’autre l’accueille, maternel. On peut glisser mais pas tomber.

F-Ho

F-Ho

Éviter les chutes, c’est dur. Parfois il faut renoncer même aux caresses, aux pleurs et aux rires. Pourquoi partager ? Question de chute économique.

H-He

H-He

En attente. Et en attendant les conneries lient.

H-He

H-Ho

Ça se joue dur. Parfois. Quand ça va bien, ça va bien. Quand ça va mal, ça va encore plus mal.

H-Ho

H-Ho

Impossible de ne pas chuter une fois. Une seule. Après ça roule comme dans du beurre.

F-He

H-He

Si la charge de malheur de l’un et l’indifférence de l’autre sont hypertrophiés, pas de danger. S’il y a la moindre sympathie, ça ne va pas et donc ça va. Chutes à répétition. Chutes vers le haut.

F-He

H-Ho

Le couple le plus stable qui existe. Pour la vie. Comme le mariage. Si on chute, on change et on se sépare. Ho devient He et F-He pleure.

F-Ho

H-He

Ça dure si le ciment est le mépris. S’il y a la moindre sympathie, ça ne va pas et donc ça va. Chutes à répétition. Chutes vers le haut.

 

Partager une chambre ne change pas le monde : le monde a déjà changé.

 

2 juillet 2002. Grue. Une brave fille qui attend l’autobus rue Sherbrooke, avec un micro T-shirt (orange), une mini jupe à taille basse (froissée) qui laisse déborder un petit ventre orné d’un nombril (percé), une chaîne (à la cheville), des sandales avec des talons hauts, débout sur une jambe, les orteils d’un pied appuyé au creux du genou (une vraie grue), ne change pas le monde. Le monde a déjà changé.

 

3 juillet 2002. Cinéma et littérature. On dit que tout a été dit sur les rapports entre cinéma et littérature, sur la difficulté des emprunts, sur les trahisons, sur le poids des images qui écrasent la parole, légère ; sur la perte des rêves, sur la mécanisation de l’histoire, sur l’objectivation… On a aussi dit qu’il est beaucoup plus facile de tirer un bon film d’un mauvais roman ; que si le roman est un chef-d’œuvre, c’est bien parce que l’écrivain a su atourner la langue pour le grand bal des images mais sans que celles-ci n’empruntent l’autoroute des yeux ; que si le roman est un mauvais roman, la langue est écrasée par des faits que les images cinématographiques peuvent plus facilement soutenir. Mais, même si tout a été dit, on continue à le dire car personne ne sait si ce qu’on dira ira se perdre dans l’océan du déjà dit ou formera un îlot d’accostage, pour les nouvelles têtes à la dérive.

 

Je viens de voir Madame Bovary de Chabrol. Je ne dirais pas qu’il a oublié des événements très importants ; qu’il n’a pas été capable de rendre la course du fiacre dans Rouen ; qu’il a trop montré l’aveugle ; que la voix hors champ n’était pas flaubertienne ; que la première rencontre à la Croix Rouge était mal jouée ; que la mort d’Emma a été mal filmée. Je ne dirais pas que je ne l’ai pas aimé, parce que le film est très bien fait — on ne pouvait probablement pas mieux faire. Je parlerai seulement de mon étonnement le plus anecdotique : dans le film de Chabrol, le père de Charles meurt à 61 ans tandis que dans le livre il en a 58 au moment de son décès. Pourquoi ? Va savoir.

 

4 juillet 2002. Ponctuation. Rares sont, dans Madame Bovary, les phrases très courtes ; l’écriture de Faubert est rarement nerveuse, presque jamais hachée et il laisse les mouvements capricants à ceux qui n’ont pas le temps de lisser les phrases. Si, dans la vie, il n’hésite devant aucune brutalité de la parole, quand il écrit Madame Bovary il pèche, éventuellement, par le défaut opposé : il est l’homme des points-virgules.

Une grande exception, la mort d’Emma :

Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s’approchèrent. Elle n’existait plus.

Les mêmes saccades des marches des funérailles, à l’époque où l’on portait les bières à l’épaule, sur des routes non asphaltées.

Elle n’existait plus.

Au royaume de la littérature Flaubert rend la parole esclave de sa lucidité et de son pessimisme.

 

5 juillet 2002. Ignorance. La femme du colonel comprit qu’elle avait encore beaucoup à apprendre de la langue française et des perversions sexuelles quand, en parlant à la fille d’un général de ses aventures avec un jeune soldat, confondit soupier (soldat chargé de faire la soupe) avec soupeur (personne qui recherche sur les femmes le sperme d'un coït récent ou personne qui laisse, la nuit, des tranches de pain dans les urinoirs pour les goûter au petit déjeuner). Cette note, passablement vulgaire, est un hommage à l’homme Flaubert qui rechignait seulement devant les perversions de langue.

 

6 juillet 2002. Enfants du siècle. Comme j’ai fermé le livre, j’ai vu Houellebecq ; je l’ai vu comme le Flaubert du XXIe siècle, en mineur[1]. Ce qui les unit : lucidité, méchanceté, cynisme, mépris des bourgeois, des progressistes et des religieux. Ce qui les sépare : maîtrise de la langue et pessimisme. Contrairement à ce que pourraient penser des lecteurs ravagés par le noir houellebecquien, notre Franco-irlandais est un pinson quand on le compare au grand Normand[2].

Les rapports aux sentiments, au sexe, à la politique et au progrès dans Madame Bovary et dans Les particules élémentaires représentent, avec une objectivité impressionnante, les deux siècles et sont bien plus instructifs que de milliers de pages de sociologues, de philosophes ou de journalistes. Une autre démonstration, mais en avons-nous encore besoin ? que les littérateurs sont plus objectifs que ceux qui se flattent d’être scientifiques ; que la réalité ne se révèle que dans la fiction.

Deux enfants du siècle, dotés de plus de génie que la majorité de leurs concitoyens, plumitifs ou non.

Deux enfants du siècle, hors de la contention des siècles.

 

7 juillet 2002. Notaires et poètes. Une fois que Flaubert a dit : Chaque notaire porte en soi les débris d’un poète. Que peut-on ajouter ? chaque comptable ? chaque journaliste ou chaque enseignant ? chaque coiffeuse, chaque acteur, chaque ingénieur ou chaque lecteur ? Pourquoi pas chaque poète ?

Chaque poète porte en soi les débris d’un poète et la-dessus on pourrait faire toute une théorie sur les débris, les déchets, les restes et tutti quanti pour épater des assemblées de jeunes étudiantes ou de moins jeunes penseurs ; mais, une fois qu’on a fait cela, avons-nous ajouté quelque chose à la phrase de Flaubert ? Non, sinon que, quand on n’a rien à ajouter, on en rajoute.

 



[1] Ce qui ne veut pas dire que la littérature décline, comme des têtes fascinées par les romans du XIXe semblent le croire.

[2] Contrairement à Napoléon, il était aussi « haut » ; il mesurait 1 mètre 81 (15 centimètres de plus que le grand petit Corse). Pour ceux qui aiment les hasards des dates : Flaubert est né en 1821, l’année de la mort de Napoléon —  plus précisément 250 jours après.