15 juillet 2002. Thomas d’Aquino. Que faisait Thomas d’Aquino au XIIIe siècle ? Pour chercher une réponse à tout ce qui pouvait avoir une réponse, il laissait courir la raison sur les plaines de la foi ; il essayait de donner un fondement solide aux rapports entre l’Église et l’État et de poser les bases pour une éthique chrétienne qui s’appropriât les valeurs (certaines valeurs) du monde gréco-romain.

 

Que ferait un Thomas d’Aquino du XXIe siècle ? À peu près la même chose que son homonyme du XIIIe siècle : il laisserait courir la raison sur les collines de l’économie pour donner un fondement dynamique aux rapports entre le Capital et l’État et pour poser les bases d’une éthique du capital qui s’approprie les valeurs (toutes les valeurs) de la terre.

 

Tout le monde veut tout voir, tout le monde veut tout savoir, écrivent Le Monde, Le New York Time, La Presse…Tout le monde qui compte. Tous les investisseurs, les petits surtout.

 

Transparence ! Transparence !

Nouou…veeell….lle éthique !

Pas de valeur sans labeur !

À nous l’ééé thique, à nous l’argent !

Propre, propre, propriété !

crient les investisseurs dans les colonnes des journaux qui ne nous épargnent pas des cas Dickensiens, comme celui de Jim et Jan Pringle.

 

Jim et Jan Pringle, après avoir vendu leur compagnie pour 2 millions de $ en 2000, ont acheté des actions qui, après un an et demi, ont déjà perdu le 75 % de leur valeur. Ils pensaient passer une retraite dorée et voilà que, dans la soixantaine, ils doivent se retrouver un travail.

 

Si on ne peut pas avoir confiance dans le marché, en qui peut-on avoir confiance ? Jim : « Je pensais pouvoir avoir un moment de répit et penser quoi faire de la deuxième moitié de ma vie. » Si ce n’était pas à cause de la très forte empathie que nous prouvons pour les malheureux, on lui dirait : « Vas te faire… »

 

Pas besoin de souligner que les investisseurs sont des humains comme toi et moi, qu’ils ont besoin de stabilité : ils doivent, par exemple, croire qu’au réveil la route ne se sera pas transformée en rivière ; ils doivent être certains que le volant de leur quatre-par-quatre ne se transformera pas en glace au pistache ou les seins de leur maîtresse en porcs-épics. Ils peuvent facilement accepter que G. Bell ne soit pas l’inventeur du téléphone mais ils n’acceptent pas que Bell-téléphone triche dans ses rapports comptables.

On ne joue pas avec notre argent !

Surtout pas les managers à notre solde !

 

Tel de nouveaux Jésus, ils prêchent contre les managers-pharisés, fouteurs de scandales : qu’on leur mette une meule au cou et qu’on les jette dans l’océan. Les petits investisseurs doivent être protégés comme les petits enfants de l’Évangile.

 

Oh tempora ! Oh mores ! Où allons-nous ? Où trouver un sauveur ? Regardez autour de vous, il est peut-être déjà là : ne cherchez pas un guerrier comme Hitler qui écrase tous les méchants gros financiers mais un saint, un sage, un homme de culture comme Thomas d’Aquino. Un nouveau Thomas d’Aquino qui avec la raison et les écritures comptables aille chercher les fondements de l’éthique du marché. Un homme qui nous aide à comprendre ce qui s’est passé chez Enron, Xerox, Merck, Vivendi ou Andersen… Eh ! bien, il ne faut pas aller chercher très loin, il est ici, chez nous, au Canada, au pays éthiquement correcte. Ce n’est pas une blague : Thomas d’Aquino est le président des industriels canadiens et, comme son plus célèbre homonyme, il s’apprête à fonder une nouvelle éthique. Une éthique des affaires qui n’empiétera sur l’éthique des à faire.

 

16 juillet 2002. C’est dommage que je sois contre la peine de mort. Il viole sa fille dès qu’elle a neuf ans, pendant neuf ans. À dix-huit ans elle abandonne la maison paternelle. Elle tombe enceinte et revient chez ses parents avec son fils. Le grand-père sodomise le bébé qui meurt avec l’estomac perforé.

Personne n’a vu, ou voulu voir ce dont cette bête était incapable.

Si je pouvais, je le mettrais dans un tonneau, les mains liées derrière le dos et de la merde jusqu’aux menton. Pour qu’il ne meure pas de faim— je suis contre la peine de mort et c’est dommage — midi et soir, je jetterais des croûtons dans la merde blette et le matin, je le réveillerai avec un long jet d’urine fraîche.

 

17 juillet 2002. Pouchkine. Je fais partie de la catégorie de personnes naïves, des gens simples, des bonnes pâtes, qui s’étonnent souvent et qui voient d’un bon œil tout étonnement. Étant naïve sans être débonnaire, je n’ai aucune pitié pour ceux qui ne s’étonnent jamais, pour les « tout est normal », pour ceux qui affirment que « tout cela est bien connu », même quand ils viennent de le découvrir. L’autre jour, pour la première fois de ma vie[1], j’ai dû  me confronter à une « vision négative » de mon étonnement : j’ai eu l’impression qu’il n’était que de l’ignorance crasse dans un toutou de « ho ho ». J’avais toujours pensé que seulement les ignorants ne s’étonnent de rien ; aujourd’hui je suis sous le choque de la découverte que mon étonnement est, peut-être, un pur fruit de l’ignorance (après ces considérations, qui, pour moi, sont souvent le prélude à la dépression, j’ai demandé à ma meilleure copine si elle pensait que les étonnements, que j’ai si souvent défendus contre la suffisance de Michel, n’étaient pas, comme celui dont je vais vous parler dans quelques lignes, de l’ignorance à l’état pur. Elle m’a rassuré. « J’ai toujours pensé qu’entre toi et Michel c’était toi la plus intelligente et la plus cultivée », qu’elle m’a dit).

 

Voilà le cas : je feuilletais Africana, une encyclopédie sur « l’expérience africaine et américano-africaine », quand je tombai sur Pouchkine. Pendant quelques secondes je fus sûre qu’il ne s’agissait pas du poète russe mais d’un Haïtien ou d’un Brésilien qui avait emprunté un nom célèbre (j’ai bien connu un serveur de Sao Paolo qui s’appelait Eisenhower et un étudiant haïtien qui s’appelait Motpassant Flaubert). Et pourtant, trois quarts de la page étaient couverts par le célèbre portrait de Vassili Tropinin (le portait du Pouchkine romantique aux grands favoris et au regard perdu dans l’infini).

 

C’était bien lui, le grand poète russe, entre Punt et Pygmy[2]. Voir Pouchkine dans une encyclopédie « africaine », était comme si je voyais Mandela cité parmi les hommes célèbres norvégiens.

Sacrée ignorance, sacré source d’étonnement.

Pour ceux qui, comme moi, aiment l’étonnement quand il n’est pas fils de la seule ignorance, voilà : Pouchkine était le petit-fils de Abram Hannibal un prince éthiopien — c’est ce qu’il disait — vendu comme esclave au début du XVIIIe siècle en Russie et qui devint un important général de l’armée russe — ce qui ne fait pas ombre de doute.

 

18 juillet 2002. Soupault. Qui est le poisson dans aquarium[3] ? C’est moi, le lecteur naïf attiré par les pages à découper, médusé par un papier si épais qu’il me rappelle ses raides génitrices, les planches de sapin ; fasciné. par la triste icône des éditeurs, séduit par la signature cursive et intrigué par le tirage limité à mille et quarante exemplaires. Normalement (si je n’étais pas un poisson) j’aurais dû être rebuté par les dessins de R. Delaunay et par la page qui œuvre le recueil :

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Soupault publie ces poèmes à vingt ans : trop pour faire de la poésie Lego.

Il les publie en 1917 : trop tard pour épater les bourgeois éduqués aux dés de Mallarmé.

Poésie romantique, futuriste, d’avant-garde, symboliste, réaliste… non, poésie est trop délicate pour supporter le voisinage des adjectifs ; trop sensible, trop influençable. Soupault, à vingt ans, ne fait pas de la poésie, il fait du surréalfutursyntaxicomachin. Il ponctue les pages d’étrons muets et inodores.

« Je partis oubliant mon cerveau », ne t’inquiète pas Philippe, personne ne le volera, personne n’en veut, de la vieille cervelle abandonnée.

Qui est le poisson dans aquarium ? Certainement pas Soupault, ni l’éditeur, ni la libraire j’ai un très beau livre de poésie… je l’ai mis à côté pour vous, ni mon ami Jean qui écrivit une thèse sur Soupault, il est plus intéressant que Breton ; c’est moi le poisson qui tomba dans l’aquarium.

 

19 juillet 2002. Schiller. Après la géométrie, hélas ! vide de Soupault, un désir irréfrénable m’importa vers le vague Schiller sans angles. Je plongeai dans la traduction de Gérard de Nerval des Lieders[4]. Un bain relaxant, sans massages, sans jets impudiques. Je m’abandonnai au liquide. Je m’endormis. « Ivan, le souper est prêt. » Je mangeai, comme dans les rêves on mange des tranches de nuages ; je parlai à Rabinette comme en songe on parle aux rêves des morts ; j’écoutai comme on écoute les anges dans le pays des rêves en sourdine. Je retournai dans le ventre de ma berceuse. Je m’abandonnai de nouveau aux vagues romantiques. Fini ? Fini ! Rien que cela ? Rien que cela ! On ne peut plus lire des poètes « romantiques ». C’est fini, comme Nietzsche nous l’a enseigné. « Poète » est trop universel pour supporter le voisinage des adjectifs. Je l’avais déjà dit ? Et alors ? Seuls les cons ne se répètent pas.

 

20 juillet 2002 Bellow. Le narrateur dans Ravelstein[5] : « Peut-être qu’une vie non examinée ne vaut pas la peine d’être vécue, mais une vie examinée peut faire regretter la mort[6]. » Un lieu commun, vieux comme l’homme, pour des gens habitués à la parole. Mais ce que je ne m’attendais pas, dans le roman de Bellow, c’était que Ravelstein (alias A. Bloom), homme cultivé comme peu d’autres, soit « transporté » et qu’il rie « si fort que ses yeux basculèrent vers le ciel ». Pourquoi rit-il ? Parce qu’il trouve le narrateur bas-bleu ? Non, ça ne cadre pas avec les personnages. Parce que… sans doute parce que Ravelstein, contrairement à ce que Bellow et son éditeur disent n’est pas un roman mais une double biographie. Probablement, au Crillon, dans la « vraie » vie — dans la vie qui a fermé l’infinité des possibilités du passé pour en ouvrir une autre infinité —, après une considération de Bellow plus ou moins semblable à celle citée, Bloom a ri « si fort que ses yeux basculèrent vers le ciel ». Ravelstein n’étant pas un roman, « Pourquoi rit-il ? », est une question sans intérêt : si dans la littérature on peut se demander « pourquoi » et chercher des cohérences : dans la vie, seuls les imbéciles le font.

 

Louise Colet. Femme de lettre plus connue pour le foutre d’hommes célèbres qui arrosa son cresson (qu’il suffise de citer celui de Musset, d’Alfred de Vigny et de Flaubert) que pour l’encre dont elle aspergea les feuilles, publia un roman, Lui, qui, comme celui de Bellow, cachait pour mieux montrer (Musset et Flaubert, dans son cas). Le père de Bovary, qui n’était pas particulièrement connu pour son respect des conventions et qui se sentit mal traité par cette dame sans scrupules littéraires, fit un commentaire assez sibyllin : « Voilà ce que c’est d’avoir coïté avec des Muses. »

 

21 juillet 2002 Ânes, coqs et capitalisme. La Fédération nationale asine et mulassière (fnam) qui, depuis la fin de la présidence Mitterrand, travaille pour redonner une place d’honneur aux ânes, a reçu 300 milliards d’euros du nouveau gouvernement français pour favoriser l’introduction des ânes dans les garderies, dans les écoles, dans les centres sportifs mais, surtout, pour les employer dans la réinsertion des handicapés[7]. Dans les milieux bien informés de la capitale française on parle toujours plus de la possibilité que, même à niveau symbolique, la France passe du coq à l’âne. Moi aussi, je vais passer du coq à l’âne. Depuis quelques mois, quotidiennement, les journaux nous chantent le même refrain sur le capitalisme malade et la nécessité d’une éthique des à faire. Que tout le monde se retrousse les manches pour le sauver ! On a tous des responsabilités, grandes ou petites, selon… Selon ? Plus on a de fric et moins on a de responsabilités, c’est connu ; c’est même la première loi de la constitution capitaliste mondiale. Si je suis riche c’est parce que j’ai déjà pris mes responsabilités : maintenant c’est à votre tour. C’est le tour des ânes. Le nôtre. Ok, sauvons-le, mais à quel prix ? On ne peut quand-même pas le sauver à n’importe quel prix ! Ne pas considérer le prix, ce serait se foutre de sa gueule. Commençons pour voir s’il collabore. Quel idiot, il s’agit là d’une considération inutile qui ne fait que retarder la guérison : les capitalistes ont toujours été de très bons collabos. Mais, avant de commencer le traitement, il faut être sûr qu’on soigne les vrais malades ; dans des cas si critiques, on ne peut pas se fier aux « on-dit ».

Donc : est-ce vrai que le Capitalisme est malade ? Est-ce vrai qu’il a les huit maladies dont parle Le Monde ? Ou est-ce que ces huit maladies ne sont que des symptômes, que de fort malins symptômes ? Après une longue discussion et des échanges assez serrés avec mes amis médecins, politologues, jardiniers, et beurriers, je suis arrivé à la conclusion suivante : ce sont les capitalistes qui sont malades et non le Capitalisme. Le capitalisme a une santé de fer et ce ne sont pas des petits scandales, comme celui d’Enron, qui tueront celui qui a passé le XXe siècle à se muscler dans tous les pays de la planète. Mais alors, vu qu’ils sont des malades mentaux (si on considère la quantité de jogging, de tennis, de golf et de voile qu’ils font à longueur d’année, il ne fait pas de doute que la maladie des capitalistes n’est pas physique), pourquoi ne pas suivre les conseils des psychométriciens français et introduire les ânes dans les bureaux, en commençant par ceux des PDG des grandes entreprises ? On ferait ainsi d’une pierre deux coups : on sauverait les ânes[8] et les capitalistes.

 

Je dois admettre que se retrouver, du jour au lendemain, avec un âne à côté du fauteuil en cuire de veau, c’est un remède de cheval, qui risque de faire cabrer les managers. On pourrait y aller un peu plus en douceur et commencer par les sièges des journaux et des universités, les lieux où les capitalistes se ressourcent. J’aurais même une proposition concrète à faire au gouvernement du Québec. Pourquoi ne pas commanditer une étude pilote à l’uqam, université reconnue par ses choix sociétaux avant-gardistes et mettre un âne dans le bureau de son recteur ? Inutile ? Il y en a déjà un ? Pas de problème, les ânes n’ont pas de difficultés à vivre en groupe, ils sont paisibles, ignorants, grégaires et, parfois, trotskistes.



[1] J’ai sans doute eu d’autres « premières fois », mais mon cerveau est ainsi fait qu’une « première fois » chasse l’autre, sans laisser de trace. Ce qui me donne une virginité éternelle, comme disait Marcel.

[2] L’encyclopédie étant en anglais, Pouchkine est Pushkine. Pouchkine naquit à Moscou le 6 juin 1799 et fut tué en duel par un dénommé Anthès le 10 février 1837. Il est intéressant de relever que tandis que Africana ne dit rien sur le tueur, dans le Robert des noms propres on écrit qu’il est français,. On se damnerait l’âme pour parler de son propre pays !

[3] Philippe Soupault, Aquarium, Lachenal&Ritter, 1984.

[4] Friedrich Schiller, Lieder, La Délirante, 1994.

[5] Saul Bellow, Ravelstein, Penguin books, 2000

[6] Traduction officielle : « Peut-être qu’une vie non sondée ne vaut pas la peine d’être vécue. Mais, sondée, la vie d’un homme peut lui faire regretter de ne pas être mort. »

[7] L’association des psychomotriciens français étudie un programme « qui mettrait à profit la relation particulière avec les ânes » des handicapés. Stéphane Getto, « Le tourisme crée une nouvelle microéconomie autour de l’âne », Le Monde, 19 juillet 2002.

[8] En un siècle, en France, par exemple, les ânes, à quatre pattes, sont passés de 400 000 à 30 000.