22 juillet 2002. Définitions. « Je me demande si le temps où il était possible de donner des définitions n’est pas terminé. […] Il n’y a pas de définition de la globalisation parce qu’il n’y a pas de définition[1]. » Il n’y a sans doute jamais eu un temps des définitions. Il y a eu des moments où certains hommes ont donné plus ou moins d’importance aux définitions, c’était les moments où on avait l’illusion que les mots pouvaient rabattre les choses vers la clairière de la réflexion pour y être disséquées. Mais, c’est beaucoup moins facile qu’on ne le pense et on fait toujours buisson creux. Tâcher d’emprisonner la réalité dans les mots est œuvre insensée ; à moins d’être complètement borné et de ne voir que ce qu’on veut voir, il y a toujours quelque chose de trop ou de pas assez. Les définitions sont le sel des mondes artificiels comme celui des mathématiques ou celui de la catéchèse où des paroles arbitraires[2] deviennent le point d’appui pour des torrents de paroles sans point d’ancrage à la réalité. Chercher à définir quelque chose, c’est le mettre entre les serres du langage ; c’est tuer la chose « en elle-même » pour donner vie à d’autres choses, à des choses de langage ; c’est passer de la terre au monde. Mais, ce passage est tellement enivrant, qu’il faut avoir les pieds bien plantés par terre pour ne pas continuer sur la lancée et passer de ce monde à l’autre monde qui, comme par enchantement prend la place de la terre comme « vraie réalité ». Nous voilà donc les pieds en l’air, dans un monde à l’envers qui fait le bonheur des contempteurs de la vie. Nous voilà à chercher les définitions dans les livres qui s’alimentent de l’autre monde.

 

Un problème délicat d’équilibre : comment renoncer au livre — en tant que signe de l’autre monde et de valeurs inversées — sans se vautrer dans la fange des cochons terriens ? Comment laisser le langage inventer et apaiser, amuser et détourner sans perdre la terre et sans oublier les dangers de l’autre monde ? En somme, comment rester dans le monde, sans lest moral ?

 

23 juillet 2002. Du rire à la sagesse ou comment des pommes naquit la division du travail. Il y a deux cent mille ans, les humains étaient tous des grands plaisantins[3]. Leurs plaisanteries n’étaient pas très fines, mais, en ce temps là, on ne se formalisait pas trop, comme, en ces temps-ci, certaines de mes copines. Le fait de connaître très peu de mots[4], ne les favorisait certainement pas, même s’ils s’aidaient avec un nombre de gestes à faire pâlir les Napolitains les plus gesticulateurs. L’histoire de pommes que je vais vous conter, n’est pas célèbre comme celle de la pomme d’Ève[5], mais elle mérite d’être connue par tous ceux qui ont un intérêt quelconque pour les origines de la division du travail et pour les débuts de l’exploitation de l’homme et de la femme par l’homme.

Depuis des dizaines de générations, dans les collines où naît la rivière Nata dans le Nord de l’actuel Botswana, les Khoikhoi mangeaient les fruits d’un petit arbre[6] aux fleurs blanches, qui poussait entre jacarandas, acacias, poinsettias et miombos. Ni le fruit ni l’arbre n’avaient de nom ; comme la majorité des objets, il était désigné par des gestes qu’on apprenait en très bas âge (les petits mâles étaient capables de gestualiser « pomme » dès l’âge de trois mois et les femelles à partir de six ou sept mois). Au mois de mars — rappelez-vous que le Botswana est dans l’autre hémisphère — la plaisanterie préférée des villageois (il n’y avait pas de vrai village mais, pour ne pas rendre notre histoire trop plate et trop érudite, nous nous permettrons certains anachronismes), la plaisanterie préférée, donc, consistait à faire le geste « pomme » quand les pommes n’étaient pas encore mûres pour que les plus naïfs aillent les croquer. C’était tellement amusant de les voir cracher et hurler comme des snobinards obligés à ingurgiter des frites de McDonald ! À cette époque-là, il n’y avait pas encore de cinéma et on s’amusait comme on pouvait. Avant de continuer, il faut que je vous dise que, dans la langue de nos ancêtres, avant Babel, les gestes étaient réservés aux substantifs et aux verbes et la voix aux adjectifs.

Un jour, un naïf moins naïf que les autres et doté d’une certaine conscience sociale, trouva une manière de dire que les pommes étaient mûres : elle[7] avait émis un son indiquant la « mangeabilité agréable » associée à la couleur, la grosseur et la douceur des pommes. Voilà donc que notre Ève cria tchon pour dire que les pommes étaient encore vertes et tchoooon pour dire qu’elles étaient mûres[8]. Après deux générations les hommes aussi apprirent à dire tchon mais, seulement après quatre générations, presque tous pouvaient dire tchoooon : ce qui fut le début de la fin. Le monde chut dans l’exploitation. Mais procédons par ordre.

 

Quand Motshikiri, l’homme le plus fort du village, disait tchoooon, que dis-je ? il ne le disait pas, il le criait ; donc, quand Motshikiri, de sa voix de basse du chœur de l’Armée rouge, criait tchoooon, les enfants pleuraient, les hommes affichaient un sourire niais, les jeunes femmes rougissaient et les plus vieilles mouillaient.

Tchoooon ! Comment l’arrêter ? Les femmes de la manière qui est devenue classique depuis ; les enfants s’agrippant à leurs mères ballottées par Motshikiri et les hommes qui n’aimaient pas se faire sodomiser en lui apportant des pommes mûres. Il suffisait d’un esprit grand comme un dé à coudre, ce que même le gros Motshikiri avait, pour employer ce mot pour se faire servir, une fois qu’on avait la force de son côté. Mais, il fallait quand même aller près de l’arbre pour faire tchoooon ! Motshikiri aurait bien aimé se faire transporter en limousine, mais, il y a deux cent mille ans, comme vous pouvez l’imaginer, les limousines ne couraient pas les routes, les bicyclettes, si elles avaient déjà été inventées (ce qui est loin d’être sûr), étaient trop fragiles pour un homme qui pesait 172 kg et demi et les chevaux n’avaient pas encore été domestiqués. Tout était bien compliqué et, surtout, fatiguant : avant de crier, il fallait qu’il aille jusqu’au pommier, qu’il vérifie la couleur et la dimension des fruits, qu’il revienne à sa ba’mawarma, qu’il s’assoie et qu’il boive un grand coup de bojalwa. Dur. La vie était dure, pour Motshikiri : trop dure pour un Ba’la um Ba’la (grand chef). Il faut savoir que depuis qu’il avait été capable de crier tchoooon, Mpotshikiri avait été élu, plus ou moins démocratiquement, grand chef.

Un jour, un type malingre et visqueux, un peu pédé sur les bords, un dénommé Mar’douillet au sourire fade toujours accroché aux lèvres, commença à tchoooonner à la place de Motshikiri ce qui permettait à ce dernier de ne pas bouger de sa ba’mawarma. Mar’douillet, qui était très copain avec les femmes et qui avait un spectre de paroles aussi étendu que ces dernières, réussit, on ne sait comment, à les convaincre de porter toutes les pommes mûres au chef. La figure de l’intellectuel venait de naître[9]. Ce n’est pas un hasard si le grand anthropologue québécois Gilles Bibel a établi, hors de tout doute raisonnable, que la division du travail qui permit à l’homo ridens ridens de devenir sapiens sapiens naquit chez le Khoikhoi, sous le règne de Motshikiri.

 

24 juillet 2002. G spot. Je croyais que la « polémique » sur le point G, était finie depuis des années eh bien, non. Il y a encore des sexologues comme Maya Surduts qui, suite à la publication dans la revue Urology, d’un article qui présente les glandes de Skene et les corps caverneux de la paroi antérieure du vagin comme les responsables de l’orgasme interne, s’acharnent à nier l’existence de ce « point » car « on ne peut pas dire aux filles qui se masturbent, et qui obtiennent l’orgasme avec une stimulation clitoridienne, qu’elles ne sont pas mûres ». Même les Jésuites aux XVIIe siècle n’avaient atteint un tel point de mauvaise foi et de jésuitisme. Est-il possible qu’une telle malhonnêteté intellectuelle naisse seulement d’un besoin de « protection » des jeunes filles, d’une morale malpropre ? Impossible. En lisant de telles affirmations, j’ai l’impression que, en dépit de tous les discours sur la sexualité, on est encore dans une phase victorienne. On discute autour, mais le point… le point central est laissé dans l’ombre. Il y a même des femmes qui disent que de ces choses-là on ne parle pas. Et de quoi doit-on parler alors ? De la porosité, de la globalisation, de Joyce, du crucifié, des islamistes... Oui de cela aussi. Mais pas seulement. La sexualité est couverte de paroles et elle est « naturelle » seulement pour les verges qui crachent dans n’importe quel trou qui les serre. Pourquoi les jeunes amoureux ne devraient-ils pas pouvoir savoir que la position du missionnaire est celle qui favorise le moins l’excitation des tissus du point G ? Pour intéresser les hommes et les femmes cultivés faut-il leur suggérer que la position à quatre pattes, avec prise par derrière, est celle qui favorise l’orgasme interne tout simplement parce qu’il y a quelques millions d’années on n’était pas encore bipèdes ? Aux hommes paresseux et aux cerveau engourdi, faut-il enseigner que la main est un des instruments les plus sophistiqués dont mère nature les a dotés ?

 

G splash. Même parmi les défenseurs du point G, on trouve encore ceux qui nient l’éjaculation de la femme.

Quelle importance si les Trobriandais avaient le même mot pour l’éjaculation des femmes et des hommes[10] ! C’est une simple pauvreté de leur vocabulaire.

Les vieilles femmes Batoro en Uganda enseignaient aux jeunes filles à « arroser le mur » avant le mariage ? Des sauvagesses.

Le concours à qui a le jet le plus puissant a amusé les lesbiennes depuis Lesbos ? Ce sont des perverses et des menteuses.

Dans certaines cultures, on dit que la femme urine après l’orgasme ? C’est connu qu’elles sont des pisseuses.

Une étude de E. Belzer a démontré que le liquide de l’éjaculation de la femme n’a rien à faire avec l’urine ? Un scientifique à la solde des sociétés pharmaceutiques.

En 1966 Master et Johnson ont nié l’éjaculation féminine ? S’ils l’ont dit ça doit être vrai.

Mais Germaine Greer a écrit le contraire ! Une sale féministe.

Une équipe d’Italiens a publié ce mois-ci dans la revue Urology un article qui… ! Italiens ? Des maniaques entre la maman et la putain.

La revue Bitch publicise un « machin » pour make a splash ? De dégoûtantes tribades. Mais… moi aussi… depuis que j’ai rencontré une fille… Tu dis n’importe quoi.

 

25 juillet 2002. Désespérés. Pourquoi les cœurs désespérés m’emmerdent-ils ? Parce qu’ils trichent, quand ils sont branchés à un cerveau intelligent ; parce qu’ils ignorent le b.a.-ba de la condition humaine quand leur cerveau est en compote ; parce qu’ils dérivent dans le narcissisme, toujours.

 

26 juillet 2002 Présentation en trois B : Bloom, Bellow et Bovary. Un cours sur Madame Bovary tenu par Saul Bellow et Allan Bloom, ne devait pas être rasant, au moins si on se fie à la présentation que Bloom en fait dans Love & Friendship. Bloom débute le cours en disant qu’on pourrait lire toute la littérature du XIXe siècle comme des variations sur le thème de l’adultère. Une étudiante (pas difficile à l’imaginer : sérieuse et engagée, elle assiste au cours de ce couple de misogynes élitistes dont un, Bloom, est carrément réactionnaire, pour leur démontrer que leur vision de la femme et de la littérature baigne dans les stéréotypes les plus éculés et qu’ils ne tiennent pas assez en considération les femmes, ni comme héroïnes ni comme auteurs) s’insurge en disant qu’elle connaît plein de romans (j’ai l’impression qu’elle triche un peu, peut-être seulement un peu, mais elle triche) qui ne traitent pas d’adultère. Voilà la réponse de l’autre coquin : « Vous pouvez aussi trouver des cirques sans éléphants. »

 

27 juillet 2002 Déjà. Rgveda (X. 81) : « Vous qui réfléchissez, demandez-vous sur quoi Viśvakarman s’appuya pour fonder l’univers. » Mais, je vous en prie, arrêtez là. Au-delà, il n’y que ce qui ne peut pas être pensé. Déjà dans la science « positive ». Déjà dans l’oubli de l’origine de Viśvakarman, celle qui devrait importer. Déjà bloqués devant le seul pourquoi que le gourd Big Bang voudrait annihiler. La pensée se casse les ailes dès qu’elle entre dans l’ouragan du rien. Pour éviter la folie (la sortie de la pensée) les hommes se contentent des fausses origines de la Veda, de la Bible ou de la Physique. Pour éviter de penser le petit mystère de sa vie, l’homme invente le grand mystère. Le nihilisme — la danse du tout sur le plein du rien — est déjà dans la Veda. Déjà avant la Veda. Il est né avec la pensée, du refus systématique de ce que la langue ne touche pas.

 

28 juillet 2002. Idées de merde. Je ne sais pas si l’occasion fait le larron, ce que je sais c’est que les idées exploitent n’importe quelle occasion pour se jeter dans les neurones. Ce matin, par exemple, tranquillement assis sur la toilette, je suivais les phrases, à l’ondoiement de chenille, d’un livre de Sabine Prokhoris (Le sexe prescrit) — à vrai dire, pas tellement tranquillement car les étrons ne semblaient pas vouloir m’abandonner, malgré mon dur travail digne d’une primipare aux hanches étroites. Mais, d’un coup, comme par enchantement, je me suis libéré et dès qu’il splasha mes yeux fouillèrent, sans que je ne le commandasse, quelques lignes plus bas où ils lurent « comme disait Spinoza » et… splash, cette fois c’est l’idée qui entre : Spinoza est le cool des hommes cultivés. Comme pour les adolescents tout ce qui est bien est cool, ainsi pour les hommes cultivés tout ce qui est bien a déjà été dit par Spinoza. L’homme est l’animal qui suit la mode.



[1] Alessandro Baricco, Next, Albin Michel, 2002.

[2] Les postulats des mathématiques ou certains passages des « livres » des religions.

[3] Homo ridens ridens.

[4] Les mâles les plus cultivés pouvaient retenir un maximum de 23 mots. Pour donner une idée de l’évolution du genre humain, qu’il suffise de penser qu’un enfant américain de six ans, de nos jours, comprend à peu près 13 000 mots et qu’un adolescent qui termine la high school en comprend au moins 60 000 (E.R Kendal et autres, Principles of Neural Science, McGraw-Hill, 2000).

[5] J’avais écrit pomme d’Adam, mais Alice me fit noter que la pomme était à Ève avant d’être à Adam et ce n’est pas parce qu’elle est restée en travers du gosier d’Adam qu’il fait enlever la priorité à Ève. Elle ne me l’a pas dit, mais j’ai eu l’impression qu’elle pense que les hommes se sont fait pousser la « pomme d’Adam » pour s’approprier la première pomme symbolique de l’histoire (occidentale).

[6] Il s’agissait du malus communis ou pommier. Le pommier qui est aujourd’hui un arbre des pays tempérés ayant besoin de beaucoup d’humidité, avait sans doute d’autres exigences à l’époque de notre histoire.

[7] Même si j’ai commencé la phrase au masculin, il s’agissait d’une femelle. Il est important de souligner que, s’il est vrai que les mâles étaient plus précoces dans les gestes, ils étaient par contre beaucoup moins précoces que les filles dans la parole ; ce qui a causé bien des troubles à l’espèce humaine qui, à partir de cette époque-là, selon ma copine Alice, a bâti tout un ensemble d’institutions et de rites pour bâillonner les femmes. 

[8] La négation était possible seulement pour les adjectifs et était réalisée en raccourcissant la dernière voyelle (méthode plus efficace que celle d’inventer deux mots comme « verte » et « mûre » ou de mettre un « non » devant un des adjectifs). Mais, dès qu’on commence à jouer avec les mots, il n’y a plus de limitation possible aux inventions des humains qui pour ne pas s’ennuyer non seulement inventèrent les synonymes mais arrivèrent même à inventer plusieurs langues. Ce qui a était symbolisé par la pomme de Babel, qu’une mauvaise transcription dans la Bible, transforma en tour, celle que tout le monde connaît et qui s’écroula sans besoin du support des compagnies aériennes es USA.

[9] La division entre policier et intellectuel n’avait pas encore été pensée.

[10] Comme le français au XVIII siècle !