6 mai 2002. Normal. Le fils du maire d’un dortoir de la rive sud, un fils à papa, décide de faire une course d’autos dans les couloirs du dortoir avec son chum. Tout cela est bien normal, pour un jeune homme qui aime les voitures et encore plus normal pour un fils à papa dont le papa a un garage dans le dortoir dont il est maire. Les deux schumi, dans leur course hors circuit, tuent deux personnes. Normal, quand on roule à 140 kilomètres à l’heure au milieu des chambres d’un dortoir de la Rive sud. Dans toute cette morne normalité le papa du fils à papa, pour défendre son fils contre une accusation de meurtre par excès de vitesse, engage l’avocate Josée Ferrari. Ce n’est certainement pas l’originalité qui tuera le papa du fils à papa maire du dortoir de la Rive sud.

 

7 mai 2002. Librairie. Dans une entrevue donnée à Jean Roudaut, Julien Gracq, pour souligner l’« élément de consommation périodique et régulière » du cinéma par rapport à la littérature, dit : «  Le langage le souligne ; on dit qu’on va au cinéma, on ne dit pas qu’on va à la librairie ou à la bibliothèque : on va acheter tel ou tel livre. » Est-ce que c’est ma connaissance pauvre et asystématique de la langue française qui me fait dire « je vais à la librairie » ou « je vais en librairie » ? ou est-ce que, pour moi, la librairie est un lieu de « consommation périodique et régulière » ou, ayant renoncé au septième art, regardé-je les livres comme d’autres regardent un film ? Ce qui est certain, c’est que je n’ose pas mettre en doute l’affirmation de Gracq.

 

8 mai 2002. L’origine des pensées. Que les cochons naissent des cochons, les alucites des alucites et les roses des roses est quelque chose qui va de soi, même pour des gens qui ont donné au doute une place de choix. Pourquoi donc la majorité des gens ne pensent-elles pas que les pensées naissent des pensées ? Pourquoi croire que les hommes en sont à l’origine : qu’on puisse penser ce que l’on veut ? Sans doute parce que, jaloux de leur autonomie, ne laisse-t-ils pas les pensées copuler entre elles. Pour accepter que les pensées naissent des pensées, sans aucune intervention de la boîte qui les contient, il faut une assurance que Nietzsche et Dante, seuls, semblent avoir eue :

Et comme une pensée d’une autre éclot

Ainsi de celle-ci en naquit une autre.

(Enfer, XXIII, 10)

 

9 mai 2002. Américain ante litteram. Quant Éléonore monstra les siens goussets, Arnaud sortit la sienne queux, aiguisa le coutelas et les queursa avant de l’amer.

 

10 mai 2002 Vérité. Non seulement in vino veritas (l’alcool dissout les barrages qui empêchent la libre circulation des pensées sous la pie-mère) mais in zalosia veritas[1] (la jalousie défonce la porte que protège le mensonge de l’amour), in opera veritas (l’éreintement du travail bloque toute envie de se cacher derrière son petit doigt ), in sexu veritas (quand les testostérones chevauchent les neurones on n’a pas le temps de mentir), in felicitate veritasin infelicitate veritas… in vita veritas. Partout où la raison n’oblige pas la vie à s’emboîter dans une burqa, là est la vérité. Pas la vraie vérité mais : ma vérité, ta vérité, sa vérité. Celle qui n’a pas besoin d’autre vérité que celle qui se glisse dans notre corps. Celle qui sait que ceux que la cherchent dans le Coran ou dans la Bible sont déjà et toujours dans la mort.

 

11 mai 2002. Lamartine. Je crois que j’ai lu Le lac quand j’avais seize ans et puis, je n’ai plus rien lu de Lamartine. Il fait partie de ces écrivains dont un jour on a jeté le nom dans la rivière des banalités sans même savoir pourquoi et qui rarement trouvent leur Sollers pour les repêcher. Ça doit être la victoire écrasant de Chirac contre Le Pen qui m’a fait penser à Alphonse de Lamartine (en 1848, le 68 du XIXe siècle, deux hommes de droite s’affrontent : Louis-Napoléon Bonaparte et Lamartine. Les résultats sont encore plus écrasants que ceux de l’autre jour : Napoléon le petit 54 34 326 voix et Lamartine, le poète, 17 820[2]). J’ai donc repris Le lac. Pauvre petit lac :

Ainsi toujours poussés vers de nouveaux rivages,

Dans la nuit éternelle emportés sans retour,

Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges

Jeter l’ancre un seul jour

 

Pauvre petit lac, aux « roches profondes » et aux mugissements qui font sourire après cet océan, gouffre d’une nécessité sans merci ! Dans ses Propos, en 1933, Alain écrivit[3] que « la première strophe du Lac est un modèle de prélude ». Peut-être qu’Alain a raison, mais alors Le Lac est aussi un modèle d’une poésie douceâtre et romantique comme celle de Cabrel. J’aurais envie d’excuser Lamartine pour sa fadeur et puis… et puis, non. Et puis non, quand je pense que Goethe trouva des lacs biens plus profonds à peu près à la même période, que Les fleurs du mal et Madame Bovary sont déjà des adolescentes quand Lamartine s’en va et surtout que quand Rimbaud a déjà fini son commencement, Lamartine commence sa fin.

 

12 mai 2002. Non seulement les choses douloureuses ne font jamais cavalier seul, mais, même celles qui ne font que chatouiller votre amour propre ou qui vous font reconsidérer vos idées les plus automatiques, arrivent souvent en gang. Hier soir, par exemple, j’ai eu une assez longue discussion autour des voyages. Des simplifications d’un côté et de l’autre, comme dans les vrais échanges, comme au tennis. Toc : seulement en voyageant, on peut découvrir l’autre. Toc : quand on voyage les autres se présentent sous la lumière qu’ils pensent que nous nous attendons d’eux. Toc : certains paysages de l’Amérique du Sud m’ont ouvert l’esprit au sublime. Toc : je cherche le sublime dans les rapports humains. Toc : les odeurs, la confusion des villes indiennes et chinoises. Toc : le bordel dans la tête de ton amie et de ton voisin. Toc : les voyages permettent de découvrir des choses en soi qu’on ne soupçonnait pas. Toc : on voyage parce qu’on a peur de s’engager.

 

Dès que je me suis couché j’ai commencé un échange entre moi et moi. Toc : même si le voyage est une fuite, qu’as-tu contre la fuite ? Toc : je n’ai rien, mais je préfère… Toc : quand tu exprimes tes préférences, on a l’impression que c’est bien plus que des préférences. Toc : t’as raison, tout est pareil. Toc : Non, pas nécessairement. Mais tu construis toujours des théories faites sur mesure pour toi. Toc : Tu dois avoir raison. Toc : Tu me donnes raison pour me faire taire ? Toc : Non. T’as raison. On a tous raison. Il vaut mieux se taire.

 

J’allume la lumière, je prends le livre avec des entrevues avec Julien Gracq et… voilà qu’il parle de voyages. Il dit que les paysages de l’enfance forment l’écrivain : que l’amour des nuances est alimenté par un paysage plat tandis que les hautes montagnes risquent de donner un amour pour les oppositions fortes. Il n’est pas un grand voyageur mais les cimes des Alpes (de mes Alpes !) l’ont rapproché du sublime.

 

Je ferme le livre. Je ferme la lumière. Je m’endors et je ne rêve pas de voyages.

 

Au réveil je vais acheter le New York Times qui, cette semaine, contient un cahier spécial sur les voyages… la beauté sublime de Andes… les villes de l’Inde… les voyages pour découvrir les autres…



[1] Pour garder la concision de l’expression in vino veritas, j’ai dû employer le terme latin du haut moyen âge zalosia qui, contrairement à ce qu’écrit le Grand Robert qui fait dériver « jalousie » de « gelosia », est à l’origine en même temps de la jalousie française et de le « gelosia » italienne. Comme quoi même les grands dictionnaires se laissent entraîner par les stéréotypes culturels : c’est bien connu que les Italiens sont plus jaloux que les  Français, donc cela ne peut que se répercuter dans la langue et voilà que les Français jaloux empruntent leur jalousie aux cousin transalpins. Mais, ce qui me semble plus intéressant à regarder de près c’est la jalousie des Romains de l’époque classique. Pour la jalousie amoureuse ils avaient plusieurs expressions, dont la principale mériterait un traité à elle toute seule : amoris stimuli (stimulus de l’amour). Puisque je suis dans une note, je ne peux pas trop m’étendre (même si ce ne serait pas trop hors propos, de s’étendre en parlant de la jalousie) et je dirais seulement que la définition de la jalousie comme stimulus de l’amour est certainement une définition d’hommes pour lesquels la femmes n’étaient souvent qu’on moyen pour venir en contact comme le dit clairement une autre manière de dire « jalousie » rivalitas (rivalité) ou comme le laisse entendre une troisième expression amantis suspicione (suspect de l’amant).

 

[2] Contrairement aux élection de 2002, c’est celui qui est plus à droite qui gagne. C’est sans doute l’effet de l’éloignement historique mais Napoléon le petit me semble moins petit que Le Pen.

[3] Je l’ai lu dans Lamartine, Premières méditations, Le petits classiques Bordas, 1965.