20 mai 2002. Bayonne, écobuage, Pim Fortuyn, Boucher et Tours. Quel est le fil qui relie la ville du jambon, un procédé agricole en voie de disparition, un homosexuel hollandais chef d’un parti raciste, le chef des Hells et la ville de l’auteur de l’histoire des Francs[1] ? Le fil des événements des derniers jours, un fil mince comme tous les fils des événements mais qui, cette fois, a l’air d’être très résistant et de ne pas s’effilocher au moindre changement de tension. Avant de m’accrocher au fil des idées — pas par pédanterie mais parce que je crois que comme moi vous ne connaissez pas beaucoup d’écobueurs ou d’écobueuses — je transcris la définition d’écobuage du Robert : action de peler (la terre) en arrachant les mottes, avec les herbes et les racines, que l'on brûle ensuite pour fertiliser le sol avec les cendres.

 

Au bout du fil, à Bayonne, est en cours un procès contre un berger et son cousin qui ont causé la mort de cinq randonneurs lors d’un écobuage. Et alors ? Et alors, ce qui est en jeu va bien au-delà de l’histoire du berger qui allume un feu dont il perd le contrôle et qui encercle un groupe « d’usagers de la montagne » comme Le Monde désigne les randonneurs dans un article du 17 mai. Le berger vit dans la montagne, de la montagne. La montagne c’est son monde, elle lui appartient. Que vont-ils foutre ces citadins malingres avec leurs sauterelles aux longues cuisses sur le Coteau de la vache ? Que cherchent-ils dans la pinède de la Ginette ? Il le sait bien, lui ! Ils cherchent le contact avec la nature, mais celle qui mouille ! Des dépravés, même entre hommes ! On était si bien avant qu’ils remettent en ordre les sentiers pour ces écolos de merde appuyés par Bruxelles qui fait des lois emmêlées comme la laine de la plus sale de ses brebis. Ils doivent s’être livrés à peu près à ce genre de considérations, le berger Philippe Suquia et son cousin Clément. Des réflexions qu’on peut comprendre de la bouche de bergers en voie de disparition et qui n’ont pas vraiment une place de choix dans la société française. On ne demande pas à un berger d’être un parangon d’ouverture, mais à un homosexuel comme Pim on pourrait le demander. On pourrait au moins lui demander de ne pas traiter un pays entier comme le berger traite le Coteau des vaches. Le cri d’un berger : « le Coteau des vaches à Clément » est moins dangereux que le slogan d’un homme politique : « la Hollande aux Hollandais » et cela pas seulement parce que les hommes politiques sont, aujourd’hui, bien plus dangereux que les bergers mais parce que « le Coteau des vaches » est un morceau de terre de moins en moins habité tandis que la Hollande est une abstraction pleine de gens. Qu’on empêche des Bordelais de faire des marches-santé dans les Pyrénées est bien moins grave qu’empêcher un Sénégalais de travailler à Amsterdam, n’est-ce pas ? Et, si on veut être précis, on peut même ajouter qu’un ouvrier sénégalais est plus proche d’un ouvrier hollandais qu’un Bordelais en marche santé d’un berger des Pyrénées ! Et Boucher ? Boucher aussi défend ses possessions, comme le berger et les fascistes européens, mais ce n’est pas pour cela qu’il est accroché à notre fil. C’est un journaliste, jubilant parce qu’on avait condamné le chef des motards pour un homicide impardonnable (impardonnable parce qu’il concerne des gardiens de prison) qu’il n’avait pas commis mais dont il avait parlé (puissance de la parole !), pour montrer sa férocité qui écrit que « même les Italiens n’avaient jamais fait cela ». Ce journaliste dont il faut taire le nom, s’il était Hollandais, aurait-il voté Fortuyn et, en France, aurait-il été pour Le Pen ? Je ne le sais pas, mais que son fond raciste soit caché par un vote de gauche ou étalé avec un vote de droite ne change rien. Et d’un journaliste raciste à un journaliste plat il n’y a que l’Atlantique : nous voilà à Tours où Jean-Yves Nau interroge pitoyablement[2] à quatre étudiants du lycée Sainte Ursule à propos de la droite, du vote, du racisme etc. etc. Nous voilà à l’autre bout du fil, un fil auquel, malheureusement, aucun journaliste ne se pend.

 

21 mai 2002. Cees Nooteboom et Pim Fortuyn. Elle m’avait dit que l’écrivain hollandais Nooteboom était « charmant… un monsieur qui a de la classe… très intéressant, un mec qui a beaucoup voyagé… il ne se prend pas au sérieux. » J’ai donc lu avec empressement l’article qu’il a écrit pour l’Espresso sur Pym Fortuyn. Je dois dire que je ne connaissais pas Fortuyn avant qu’il soit tué. Je fais donc partie de ceux qui, ne connaissant pratiquement rien à la politique hollandaise, se sont laissés influencer par la presse progressiste qui l’a traité avec trop de facilité de raciste, comme écrit Noteboom. Je n’avais pas compris que « cet homme se dédiait corps et esprit à miner les fondations du système, dans lequel les autres se trouvent parfaitement bien », qu’il « avait préféré parler de choses que les autres avaient préféré garder à l’ombre, cachées par la correction politique ». Je ne l’avais pas compris et même si je le comprends, mon petit diable me dit que cela peut très bien s’appliquer à un fasciste. Les fascistes ont toujours été très forts contre la correction politique et dans la défense de la vérité, n’est-ce pas ? Il est vrai que quand, à un imam qui l’accusait d’être raciste et anti-musulman, il répond que lui il couchait avec les Jeunes marocains tandis que l’imam… il est sympa. Mais les fascistes aussi peuvent être sympas, parfois même très sympas. Je continue à ne pas aimer Fortuyn, malgré la défense en bonne forme de Noteboom. Je continue à le voir comme un raciste et un raciste encore plus dangereux que les racistes plus « classiques » à cause de son homosexualité qui est employée, par trop de gens, comme un nettoyant de la bêtise politique. Depuis quand des hommes qui sont gynophobes ne peuvent-ils pas être arabophobes ou sénégalophobes ? Mais Noteboom nous fait noter que Fortuyn est intéressant « pas tellement par ses idées mais par sa manière de parler et par sa clarté rhétorique. » Depuis quand les fascistes sont-ils intéressants à cause des idées, cher Chees ? Peut être que mon amie a raison et que Noteboom est charmant, peut-être, mais depuis quand un fasciste ne peut-il pas être charmant ?

 

22 mai 2002. Pim, les Marocains, les mouches et les moches. Nous avons passé au moins une heure à discutailler de majuscules et de minuscules. Hier, à propos de Pim Fortuyn, j’avais écrit « qu’il couchait avec les jeunes marocains » et je n’avais pas mis de majuscule à « marocains » dans le but de souligner que « marocains » était une épithète de « jeunes » et non un nom dont « jeunes » était le qualificatif. Vu mon antipathie pour Fortuyn, je voulais souligner que le fait d’être Marocain était sans importance, que seul l’âge comptait. Rien à faire. Elle était inflexible.

      Le français n’est pas souple comme l’italien ou comme l’anglais. Tu dois écrire « Marocains » avec « M » majuscule.

      Et si j’écris « Jeunes » avec « J » majuscule, puis-je laisser « marocains » en minuscule ?

      C’est encore pire. Ça fait enculeur de mouches.

Même les hétéros peuvent enculer les… mouches[3]. Je n’ai pas respecté les règles et j’ai changé pour « Jeunes marocains ».

 

23  mai 2002. De la perfection et des mères. Ce matin, en relisant le texte sur Noteboom, j’ai pensé à ma mère. Probablement elle aurait eu une certaine sympathie pour Fortuyn. Elle n’aimait pas les politiciens intellectuels et les intellectuels politiciens. « À chacun son rôle », qu’elle disait

Elle disait aimer Fini, le chef du parti fasciste italien — qui ne s’appelle plus fasciste mais qui est fasciste comme l’était le parti de Mussolini — parce qu’il a de la classe, parce qu’il dit les vérités que les autres taisent (comme dit Noteboom de Fortuyn)

    Donc ta mère n’était pas parfaite !

    Pourquoi ?

    Tu me le demandes? Parce qu’elle, si je comprends bien, était un peu fasciste sur les bords.

Sur les bords. Un ourlet. Un camée, plutôt. Elle aimait tellement les broches-camées. Mais elle aimait surtout provoquer le petit intellectuel révolutionnaire que j’étais, le prétentieux qui pensait qu’un sac de mots bien agencés et un sachet de poudre à canon pouvaient changer le monde. Elle savait que derrière chaque idée, même la plus pure et la plus abstraite se cache le corps d’un animal qu’une caresse calme, que dans chaque corps même le plus laid et le plus obtus brûle le désir qui donne vie aux choses. Elle en savait de choses. Tu sais, plus j’y pense et plus je trouve qu’elle était parfaite.

 

24 mai 2002. Exercices avec L.

 

Perte d’une L : ses doigts aimaient flâner sur la place pubique.

 

Ajout d’une L : elle ne retrouvait plus sa blague.

 

Perte d’une L, encore : la peur donne des ailes aux taons.

 

Ajout d’une L, encore : elle blaisait un peu trop, pour une avocate.

 

Ajout de deux L avec changement de genre : elle n’aimait pas les plantes algacées.

 

Perte d’une L, avec génération d’ambiguïté : pour sortir elle se fit faire une mise en pis.

 

Encore un ajout d’une L : ils ne s’étonnèrent point des cloches qui jouaient dans la fange.

 

Perte d’une L, sur l’heure de midi : Bombardier : le confit a coûté cher.

 

Un dernier ajout d’une L sans suppression d’une S (comme des esprits tordus pourraient imaginer) : les deux Noirs coulèrent du pisé dans les blanches.

 

25 mai 2002. Ovidie. Dans le film Le Pornographe elle ne m’avait pas particulièrement impressionné mais quand j’ai lu son livre[4] qu’un ami m’a donné en me disant « il est nul », j’ai eu une révélation.

Elle est solaire.

Le livre est un collage de vérités simples[5], sans prétention, pimentées par une conscience politique difficile à imaginer chez une fille de vingt et un ans qui fait du porno.

Vérités qui ignorent le ressentiment. Les seules qui comptent.

Difficile à imaginer une telle splendeur par des gens coincés, comme moi, comme mes amis et mes amies, comme la majorité des gens que la morale épaissit.

Elle fait partie de la minorité.

De la minorité dans la minorité.

De la minorité dans la minorité de la minorité qui sait de quoi elle parle.

Elle parle de son art avec la fierté d’une femme consciente que la force des femmes ne vient pas seulement de la tête, pas seulement du cœur et pas seulement du cul. À mille lieues des Breillat, des Angot et des Millet, à des années-lumière des Sollers et des Bataille qui, malgré leurs efforts, se contentent (ou se contentèrent) de patauger dans les minuscules étangs offerts à vil prix par la société du spectacle.

Elle a la force de l’âge, la beauté du cul, la magnificence de l’intelligence, la haine de l’hypocrisie.

Elle est contre.

Très contre.

Contre la société du spectacle, contre la société moralisatrice, contre la société macho. Elle est contre un féminisme de consommatrices, contre une révolution fondée sur la morale, contre une pornographie de l’exploitation.

Elle est pour.

Très pour.

Pour tout ce qui n’endigue pas la force barbare de la vie, pour ceux qui luttent dans un monde que l’argent s’efforce de plier à ses règles mortes.

Elle est.

Belle.

 

26 mai 2002. Cosmo. Elles sont quarante et une, toutes femmes, en provenance de quarante et un pays, les éditrices de Cosmopolitan, réunies à New York pour définir la stratégie mondiale de ce magazine pour femmes, léger et sex-centered, né aux Etats-Unis en 1965. Ce n’est pas radical comme Ovidie l’aimerait, mais ce n’est pas du porno-chic non plus. Il fait un travail en partant du bas. Il suffit de regarder la couverture du dernier numéro du Cosmopolitan indonésien pour comprendre que les armées féminines de Cosmopolitan, à long terme, seront plus efficaces que celles de Bush et même plus efficaces que les écrits de Gloria Steinem, de Louise Vandelac, d’Elena Belotti et de Françoise Collin réunis. Il est vrai, Cosmopolitan véhicule une image traditionnelle de la femme, mais je ne suis pas sûr que, quand il dit aux femmes que leurs éjaculations sont aussi importantes que celles des hommes, il ne mine pas des piliers qui soutiennent la soumission des femmes depuis quelques milliers d’années et qu’il n’aura pas un impact bien plus grand que le droit de vote, pour ne citer qu’un exemple d’acquis, important aux dires de bien de gens, des femmes.



[1] Grégoire de Tours, Historia francorum, œuvre en quarante volume considérée par les gens cultivés comme le complexe d’Œpipe chez les fumeurs.

[2] Pour mes amis qui disent que les journalistes français ont une meilleure plume : après avoir posé la question « Voter à 18 ans est-ce ou non prématuré ? » il écrit comme réponse : « Aucun ne le pense ». Ne pense quoi ? « Le » est le prématuré ou le non prématuré ?

[3] Les moches aussi, mais c’est une toute autre histoire et cela n’a rien à voir avec les majuscules et les minuscules.

[4] Ovidie, Porno Manifesto, Flammarion 2002.

[5] Une seule phrase est terriblement fausse « Les chiens aboient seulement contre ceux qu’ils ne connaissent pas », mais ce n’est pas une phrase d’Ovidie, elle est tirée d’Héraclite, un philosophe qui n’a pas l’air de bien connaître les chiens.