4 novembre 2002. Impressions bergsoniennes. Il faudrait remercier les académiciens de Stockholm pour avoir donné à Bergson l’occasion de publier Le possible et le réel[1], un court texte sur la création continue d’imprévisible nouveauté que la « scientifisation » des perceptions tue dans l’œuf. Un sociologue, en tant que sociologue, quand il assiste à une réunion ne dira jamais ce que Bergson écrit sur les personnes assises autour d’une table : (…) qu’elles disent ce que je pensais bien qu’elles diraient : l’ensemble me donne une impression unique et neuve ; ou, s’il le disait, il irait ensuite au-delà de la première impression — derrière, vers le fond — pour chercher ce qui dure, ce qui est commun, ce qui est là depuis la nuit des temps, comme un petit Platon de banlieue. Et s’il ne trouve rien qui dure, il trouverait que « ce qui dure, c’est que rien ne dure » et ses impressions mouvantes seraient tuées sur un échafaud de paroles. Il ajouterait sans doute, avec un mélange de coquetterie et de mépris, que, pour ce qui est voué à faner, il faut laisser la parole aux poètes ; qu’il ne peut pas se permettre, quand il travaille, de s’arrêter à ses impressions ; que, pour ses impressions, il a son journal intime où les poèmes ne manquent pas. Aller chercher Bergson pour faire ma tirade habituelle contre les sciences humaines, n’est pas tellement intéressant, je le sais, mais quand je lis des articles comme celui de Bergson je sens qu’on pourrait faire de « belles » sciences humaines si les humains qui les font avaient moins de prétentions scientifiques.
Mais retournons à Bergson qui, en partant des impressions toujours empreintes de nouveauté, va s’interroger sur le temps.
— Quelle nouveauté ! Bergson et le temps !
— Et alors ?
Que peut-il bien faire [le
temps] ? Le simple bon sens répondrait : le temps est ce qui
empêche que tout soit donné tout d’un coup. Il retarde, ou plutôt il est
retardement. Il doit donc être élaboration. Ne serait-il donc véhicule de
création et de choix ? L’existence du temps ne prouverait-elle pas qu’il y
a de l’indétermination dans les choses ? Le temps ne serait-il pas cette indétermination
même ? »
Laissons les pinailleurs se demander « pourquoi ce " donc " ? » Laissons-les dire que ce n’est pas parce que le temps est « retardement », qu’il doit être « élaboration ». Que les pisse-vinaigre disent que c’est de la littérature ! Qu’ils ajoutent même « de la mauvaise littérature de philosophe » ! Les mots des pisse-vinaigre revêtent pour nous le même intérêt que les œuvres de maître Eckart pour les cantharides[2].
Notre faculté normale de connaître est donc essentiellement une puissance d’extraire ce qu’il y a de stabilité et de régularité dans le flux du réel.
On ne peut rien faire d’autre, quand on connaît. L’intelligence, la grande ordonnatrice du réel, creuse pour chercher les liens et elle en trouvera toujours. Toujours, dans la réserve inépuisable du langage.
Trouver les liens, c’est lier avec des chaînes de mots : c’est emprisonner — même quand on libère.
Trouver les liens, c’est figer même quand les mots viennent de la nuit de l’âme.
Trouver les mots, c’est tranquilliser.
Notre faculté « normale » de connaître tue la nouveauté dans l’œuf. Mais n’est-ce pas réduire les hommes à des cerveaux vides que de les réduire à la connaissance ?
Si la connaissance est création de liens et si les liens lient, la connaissance ne fait qu’adouber le réel pour la fête de la technique — et cela indépendamment des intentions des connaisseurs.
Connaître, c’est contrôler.
Connaître, c’est tuer la nouveauté.
Connaître, c’est regarder derrière soi et penser regarder devant soi.
Artisans de notre vie (…) nous travaillons continuellement à pétrir (…) une figure unique, neuve, originale, imprévisible (…). Nous n’avons pas à approfondir [ce travail] ; il n’est même pas nécessaire que nous en ayons pleine conscience, pas plus que l’artiste n’a besoin d’analyser son pouvoir créateur.
Au premier niveau. Mais, sans premier niveau, le deuxième s’écroule ou il est illusion et il faut alors un travail acharné pour nous faire accroire qu’il existe.
Un travail sans originalité, dans la chaîne de montage universitaire.
Et que faire de La question de la métaphysique[3] ? De cette question qui l’intelligence des philosophes ébranle.
Mais analyser cette phrase « il pourrait ne rien y avoir ». Vous verrez que vous avez affaire à des mots, nullement à des idées, et que « rien » n’a ici aucune signification. « Rien » est un terme du langage usuel qui ne peut avoir de sens que si on reste sur le terrain propre à l’homme, de l’action et de la fabrication. « Rien » désigne l’absence de ce que nous cherchons, de ce que nous désirons, de ce que nous attendons.
Bergson arrive à des conclusions semblables à celles des positivistes du plus pur aloi ; mais le parcours et le mouvement sont tout autres.
Et le mouvement, c’est le tout. Et
« Rien » n’est pas rien.
Le « Rien » des philosophes est un mot mort-sectionné dans la morgue que l’intelligence bâtit pour les concepts que la technique ne sut pas réifier.
Le « Rien » des philosophes comme l’« individu » des sociologues devrait changer de nom.
Au fond des doctrines qui
méconnaissent la nouveauté radicale de chaque mouvement de l’évolution (…) il y
a l’idée que le possible est moins que le réel, et que, pour cette raison, la
possibilité des choses précède leur existence (…) Mais c’est l’inverse qui est
la réalité. (…) Le possible n’est que le réel avec, en plus, un acte de
l’esprit qui en rejette l’image dans le passé une fois qu’il s’est produit.
Est-il vrai ? Je ne sais pas. Je ne le sais parce que je ne sais ce qu’est le vrai. Ce que je sais c’est que c’est... Que cela donne de l’espoir. Que notre inertie intellectuelle en reçoit un sacré coup. Si on me demandait qui est le plus grand révolutionnaire du XXe siècle et que je répondais en donnant à « révolutionnaire » la signification que je lui donnais dans ma jeunesse (tout ce qui améliore les conditions de vie de la vie) je ne répondrais pas Lénine, ni Joyce, ni le Che, ni Sartre, ni Artaud ni les ouvriers massacrés par l’Armée Rouge, ni Mussolini, ni Bécaud.
Je répondrais Bergson.
Le possible est le mirage du présent
dans le passé ; et comme nous savons que l’avenir finira par être du
présent, comme l’effet de mirage continue sans relâche à se produire, nous nous
disons que dans notre présent actuel, qui sera le passé de demain, l’image de
demain est déjà contenue (…) Là est précisément l’illusion.
Je réitère Bergson.
Et pour ceux qui en doutent encore :
Remettons le possible à sa place :
L’évolution devient tout autre chose que la réalisation d’un programme ;
les portes de l’avenir s’ouvrent toutes grandes ; un champ illimité
s’ouvre à la liberté.
Vous en doutez encore ? Nous sommes d’une autre race.
Améliorer les conditions de vie de la vie ne vous intéresse pas ? Nous sommes d’une autre race.
Et que vivent les races !
6 novembre 2002. Images et sons. Elton
John « a déploré que l’industrie de la musique mette davantage l’accent
sur l’image des artistes que sur leurs œuvres ». Il suffit de regarder sa
photo pour le comprendre. Toujours sur le même registre : à quand une
polémique autour des jeunes femmes qui, non seulement réussissent mieux à
l’école, mais sont aussi plus belles ? Pour ne pas trop pénaliser les
jeunes hommes, on pourrait obliger les filles à penser un peu moins et à
cultiver des boutons sur la figure et des furoncles sur les fesses.
7 novembre 2002. Humain. Les idées sont des fleurs qui ne fanent pas. Des
fleurs artificielles. Des fleurs en plastique. Des constructions humaines.
8 novembre 2002. Copernic, Darwin, Freud. Les fadaises que tout professeur de bon aloi débite depuis Freud sur la « chute » de l’homme causée par Copernic, Darwin et le fondateur de la psychanalyse ne sont pas seulement de simples conneries, ce sont des conneries fausses. La terre n’a jamais été au centre sinon comme siège des dieux pour des mythologies de tout acabit : le centre était Dieu ou les dieux. Quand la science moderne relativise la position de notre planète (la terre tourne autour du soleil parce que les calculs sont plus simples) elle met automatiquement au centre l’homme avec ses facultés intellectuelles qui lui permettent de choisir sa place et, un jour, de se défaire d’un Dieu qui met de l’ordre dans l’univers. Avec Darwin ce n’est pas l’homme qui reçoit un nouveau coup, mais c’est encore l’homme qui, en établissant ses origines animales, fait un pas ultérieur pour se libérer d’un Dieu transcendant et se poser comme point de condensation de l’histoire de la vie. Freud, en donnant au langage le pouvoir de création du bonheur (ou de libération de la souffrance animale) met l’homme au centre de tout et redonne, malgré lui, à la raison une place de choix
9 novembre 2002. Russes. Je suis russophile.
Les Russes, ah !
les Russes.
J’ai connu un Russe qui
n’aimait pas les Russes. « Ils sont trop vulgaires », qu’il disait.
Les Russes, ah !
les Russes.
J’ai lu un article
d’André Glucksmann où il écrit que « L’armée russe n’a aucun autre principe
sinon de faire de l’argent sur le dos du peuple [Tchétchène] ».
Les Russes, ah ! les Russes.
Ils ont créé un État complètement contrôlé par la mafia, dit-on plus ou moins clairement dans les milieux bien informés.
Les Russes, ah ! les Russes.
J’aime les Russes, malgré leur mafia, leur armée et leur vulgarité.
Les Russes, ah ! les Russes.
J’aime les Russes, parce qu’ils sont Russes.
Mais si les peuples n’existent plus, qu’est-ce que les Russes ?
Les peuples n’existent plus mais les Russes, oui.
Les Russes, ah ! les Russes.
10 novembre 2002. Style. À propos de la manière de libérer les otages du théâtre moscovite, Le Monde parle de « style soviétique ». Faut-il expliquer aux journalistes du quotidien maître ès pamplemousse que la Russie était là bien avant les Soviets ? Faut-il les inviter à lire les classique russes pour leurs faire comprendre que c’est du pur style russe ? Le style que j’aime. Un style sans dentelle, avec des dents.
[1] Henri Bergson, « Le possible et le réel », La pensée et le mouvant, PUF 1962.
[2] Je fais allusion à l’« insecte coléoptère (Méloïdés) de couleur vert doré et brillant, appelé aussi mouche d'Espagne ou de Milan » et non à la « femme qui se plaît à susciter le désir sensuel, " allumeuse "». Une allumeuse pourrait très bien lire maître Eckart, si elle voulait courir le risque de devenir comme la femme de Brassens qui lisait du Claudel.
[3] Pourquoi y a-t-il quelque chose et pas plutôt rien ?