18 novembre 2002. Homme. « Reconnaissons-le : l’individu bricoleur tient donc moins d’une nouveauté intellectuelle que d’une séance de rattrapage théorique par la sociologie ». Martuccelli risque de me faire aimer la sociologie. À cause de son honnêteté. Et de sa capacité de synthèse, extraordinaire. Depuis que la littérature est littérature elle a représenté l’individu disséminé, multiple, bricoleur… elle a souligné son manque d’unité en l’opposant à l’unité « fictive » dont la loi a besoin.

La loi, expression de la volonté de sécurité et de protection, ne peut qu’abstraire de la singularité et présenter une facette dans laquelle l’individu se reconnaît seulement en faisant, lui aussi, un détour par l’abstraction. La loi simplifie, pour être efficace. La bonne littérature complexifie le social pour s’opposer à la loi et filtre le personnel pour chercher une vérité mouvante et partielle derrière le bric-à-brac des sensations. La littérature est mauvaise quand en collant le récit au « vécu », sans autre médiation que les lieux commun psychologiques, reflète la « banalité » de la souffrance ou quand elle représente la singularité prisonnière, sans en être consciente, des rôles — quand elle devient sociologie.

 

Chien. L’animal n’est pas un individu bricoleur. Il a une unité et une identité indéniable. Pour nous, au moins. Il ne se pose pas de questions. Il ne fait pas de la littérature. Il obéit aux lois. Lois qui sont beaucoup moins simples et moins connues que la majorité des gens ne le pensent ; les gens trouvent « étrange » ou « amusant » qu’un chien soit intelligent et qu’il réagisse aux événements de manière « personnelle ». Lois moins simples que les nôtres.

Le chien ne crée pas de récits. Il en est un. Ce qui est loin d’être la même chose, comme le pensent, sans le savoir, ceux qui « dénigrent » l’action en la prenant pour un sous-produit de l’esprit.

 

19 novembre 2002. Sacrée parole. La parole nous oblige à douter de notre identité mais elle, et elle seule, nous permet de la reconstituer. C’est comme cela qu’elle nous fait passer le temps. Comme Pénélope elle tisse et détisse. Pour attendre qui ? Quoi ? Rien. Le Rien ? Non, rien.

 

Sacrée action. L’action nous oblige à nous oublier mais elle, et elle seule, nous permet d’être nous. C’est sa manière de nous faire passer le temps. Comme Pénélope elle tisse et détisse. Pour attendre qui ? Quoi ? Rien. Le Rien ? Non rien.

 

Parole sacrée. La parole qui instaure le bien et le mal. La parole que la mort habite.

 

Action sacrée.   ?

 

20 novembre 2002. Cui prodest ? Une historienne nippo américaine vient de sortir un livre (que je n’ai pas lu et que je ne lirai sans doute pas) sur les Kamikazes[1] où elle semble démontrer que les Kamikazes n’étaient pas des « Kamikazes ». Ils n’étaient pas, comme leur nom le dit, des hommes qui choisissez une mort certaine pour défendre leur peuple ou leur civilisation, leur patrie ou leur empereur contre un Occident décadent et bifront : contre une démocratie chétive à la traîne des États-unis à droite et le communisme monstrueux de l’ex-sainte Russie à gauche. Les Kamikaze étaient des étudiants très proches de la culture occidentale qui lisaient Lénine et Gide, Joyce et Rilke, Bergson et Goethe…

Ils n’étaient même pas téméraires.

Ils exécutaient des ordres.

Ils ne pouvaient que les exécuter, s’ils voulaient vivre un peu plus.

Ils étaient un  peu comme nous tous et non comme les terroristes fanatiques qui…

 

Il me semble que le moment choisi pour sortir les kamikazes du mythe de la libre mort pour de très nobles idéaux et de les « réduire » à des projectiles incapables de désobéir est un peu trop bien choisi.

Cui prodest ?

À ceux qui veulent montrer que les suicidaires musulmans n’ont pas la même « ouverture » que leurs prédécesseurs Japonais ? Qu’ils sont des fous furieux endoctrinés par des exaltés ? À ceux qui veulent convaincre que le conflit de civilisations est incontournable ? Je ne sais pas. Je ne sais pas quoi penser (ce qui est très bien, c’est même la seul manière que j’ai de penser).

 

Journal de Sasaki Hachiro mort à vingt deux ans : « On nous a réunis dans un climat de terreur et de prévarication et on nous a demandé qui voulait être volontaire. Ce ne fut pas un libre choix ». Est-ce le choix de Mohamed Ben Boutira est plus libre ? Je ne sais pas. Je ne sais pas quoi penser. Si je me laisse aller à la première pensée (la bonne d’habitude) je dirais que non.

Cui prodest ?

Sans doute pas à ceux qu’on pourrait penser. Il n’y a pas assez d’esprits machiavéliques sur cette terre. Il y a par contre beaucoup de gens qui « sentent » ce qui peut faire vendre. Beaucoup de gens intelligents.

Cui prodest ? Je ne sais pas. Sans doute à toutes les personnes qui ont envie de réfléchir.

 

Tunisie. L’ex entraîneur de l’équipe de football française est passé à la Tunisie.

    Cui prodest ?

    Je ne sais pas. Et… je m’en fous.

    C’est dons moins important que l’histoire des Kamikazes ?

    Non. C’est peut-être même plus important. Ça permet de se demander s’il était envisageable qu’il devienne entraîneur de l’équipe algérienne. Mais, je m’en fous.

 

21 Novembre 2002. Soupçon. J’étais convaincu que l’expression « philosophes du soupçon » appliquée à la Très Sainte Trinité de l’autre siècle (Nietzsche, Marx et Freud) était une « invention » de Ricœur. Imaginez la surprise quand, en relisant la préface de « Humain trop humain », j’ai trouvé cette phrase : « On a qualifié mes ouvrages d’école du soupçon. »

 

22 Novembre 2002. Achat. Il est facile de savoir où acheter une maison, du vin, du pain, une voiture, des femmes, des dragées ou des idées. Mais la morale, où acheter la morale ? Plus d’Église, plus de Parti, plus de Famille. À qui s’adresser quand il n’y a plus rien qui se tient ? À soi-même. Mais il n’y a plus de soi-même solide, qu’ils disent (mais ils confondent la solidité avec le monolithisme, les pauvres). Il n’y a plus rien de solide. La morale ne s’achète plus. Elle est gratuite. Elle est partout. Elle ne vaut rien.

 

23 Novembre 2002. Normal. Mamuda Aliyu Shinkafi, gouverneur adjoint de l’État de Zamfara : « Il est obligatoire pour tout les musulmans, où qu’ils se trouvent, de considérer le meurtre de l’auteur comme un devoir religieux », vous avez certainement compris qu’il s’agit de tuer Isomia Daniel la femme qui a eu la malencontreuse idée d’écrire que le Prophète aurait aimé choisir une de ses épouses parmi les participantes au concours de Miss Univers. Un fou ? Non. Un homme qui prend au sérieux la religion. Se scandaliser ? Non. Il serait trop bête de se scandaliser pour ce qui est normal. Pour ce qui fut aussi fort normal parmi les chrétiens d’époques pas tellement éloignées.

Mais c’est du passé.

Oui.

Cela peut très bien revenir.

Cela reviendra.

Les religions sont le terrain idéal pour le retour du même.

De la même bête.

Les bêtes chrétiennes reviendront et se partageront les cadavres avec les bêtes musulmanes. Et les bêtes juives ? Et avec les bête juives.

 

24 novembre 2002. Homme normal. L’homme normal domine dans les époques normales.

Normal.

Ce sont les hommes normaux qui font les époques normales.

Pas certain.

Les hommes ne font pas des époques.

Ils contribuent. Ils y sont.

L’homme normal domine dans les époques normales parce qu’il suit.

Nul besoin de penser ou d’agir.

Il suffit qu’il se laisse aller.

Si l’époque tourne au vinaigre ?

Alors il doit choisir.

Entre ici et là. Entre nous et eux. Entre fuir et rester. Entre donner et avoir…

Entre deux.

Entre mille.

Entre.

À tous les coins de temps un nouveau « entre » qui l’égratigne.

Le blesse.

Le tue.

L’homme normal est mort et attend.

Une époque normale.



[1] Emiko Ohnuki-Tierne, Kamikaze, Cherry Bossoms and Nationalism, University of Chicago Press, 2002.