25 Novembre 2002. Multitudo non est sequenda. Voici une lettre que mon copain Iketnuk m’a envoyé quand il a su que j’aurais fait une présentation sur la multitude : « Ne suivez pas la multitude », nous dit saint Augustin. Et, si c’est Augustin qui le dit, il faut… ne pas le croire. Il est tellement coincé. Tellement diabolique, ce mec. Il ne faut pas suivre la multitude, qu’il dit. Mais, pourquoi ? Parce qu’elle fait peur ? Parce qu’elle est insensible aux appâts qui viennent de dehors ? De l’au-delà ou du dessus ? Parce que ses yeux transpercent les vers et voient les hameçons ? Je ne sais pas. Mais il semble qu’elle fait peur. La multitude c’est du nombreux. Il y en a, hein… de toutes les couleurs, de tous les goûts. Pour tous les goûts. Plein de gens. Plein plein de gens. Plein d’individus. Plein plein d’individus. Différents. Ce qui est nombreux, ça fait peur. On ne sait pas par quel côté le prendre. Comme le peuple alors ? Non. Le peuple fait moins peur. Pas peur du tout. Il tranquillise, même. Le prolétariat donc ? Non, lui non plus. Le prolétariat ne fait plus peur. Aujourd’hui il rend tranquilles, il apaise. Lui aussi a des points de saisie. Connus. On sait par où le prendre. Comme pour le peuple, il y a toute une théorie, là-dessus. Et la masse ? La masse peut faire peur. Oui… Il est vrai… Mais… pas tout à fait. Et puis non. Non. La masse peut angoisser. Peut donner un sens de vertige. Elle est comme la mer, elle est liquide. Elle peut nous engloutir, nous faire perdre notre individualité, nous homogénéiser. Elle peut nous faire paniquer. Mais elle ne fait pas peur. Par contre, la multitude fait peur.

Ne suivez pas la multitude.

À bien y penser, pour une fois, Augustin a raison. Il ne faut pas suivre la multitude parce qu’elle n’a pas une direction. Même pas de direction spirituelle. Dans la multitude il y a plein de directions. Toutes celles des individus. La mienne et la tienne et la sienne bien sûr. La mienne qui va plutôt vers la gauche, la sienne qui pendouille vers la droite et la tienne que je n’ai jamais très bien saisie. Il y a même celle de Claude, qui n’a jamais bougé. Qui est né mort. Ça fait peur la multitude. Ça ? C’est quoi « ça » ? « Ça » c’est moi et toi et lui et elle… ça fait nombreux. Nombreux mais sans individus. Ça fait amorphe. Ça fait masse. La multitude fait donc peur à la masse ? La masse ? Mais la peur est individuelle. La masse n’a pas peur. La masse n’existe pas. C’est une création des politologues et des politiciens. Est-ce possible que la multitude fasse peur aux politiciens et aux politologues ? Ça a l’air que oui. Oui. C’est sans doute possible. Ils ont peur de la multitude. C’est pour cela qu’ils la méprisent.

 

P.S.

Pour toi qui aimes les citations, en voilà deux : la première de Pascal et la deuxième de Bossuet.

  1. La multitude qui ne se réduit pas à l’unité est confusion ; l’unité qui ne dépend pas de la multitude est tyrannie.
  2. Quand une fois on a trouvé le moyen de prendre la multitude par l’appât de la liberté, elle suit en aveugle

 

26 Novembre 2002. Traduction. Si vous avez Spinoza dans l’édition de la Pléiade, n’allez pas chercher la « multitude » dans le « Traité de l’autorité politique ». Vous ne la trouverez pas. Vous trouverez « masse ». Mauvaise traduction du latin multitudo ? Aujourd’hui, oui. Mais, il y a un demi siècle, c’était la masse et non la multitude qui tenait le haut du pavé.

 

27 Novembre 2002. Ski. Quand on veut étudier un phénomène, surtout si on veut courir le risque de trouver quelque chose qui aie l’apparence de la nouveauté, il est préférable de « solliciter » les positions limites. De mettre au foyer les frontières — les restes ou les marges, comme on disait autrefois. Freud est encore le maître indépassé de cette stratégie analytique, qui, malheureusement, a quelques gros défauts. Dès qu’on étudie les marges, dès qu’on les mets au centre, si on a assez de chance — être nés au bon moment, avec la bonne intelligence, les bonnes idées, une bonne volonté, etc. — on peut transformer les marges dans un nouveau centre qui permettra à ceux qui sont moins bien nés, ou plus paresseux, de dire des banalités plus grossières que celles induites par le vieux centre. Pourquoi plus grossières ? Parce que le nouveau centre, manque de la solidité du vieux celle qui avait été réalisée dans la « sueur et le sang », dans l’histoire.

Ceux qui ne sont pas fortunés n’ont pas de choix : moutons dans les vieilles plaines ou moutons dans les nouvelles collines.

Pour comprendre la peur que dans notre société on a des hommes « supérieurs », on peut faire un détour sur les pistes de ski.

C’est parce que, dans les compétitions de ski, il est préférable partir dans les premières positions que, jusqu’à cette année, les meilleurs skieurs partaient dans les premières positions. Mais cela favorise les meilleurs et rend plus ardue la vie de ceux qui aspirent à grimper plus haut dans l’échelle de la gloire et de l’argent. C’est injuste. On a donc décidé que les trente premiers dans la descente d’entraînement partiraient dans l’ordre inverse (le trentième en premier, le vingt-neuvième en deuxième… et le trentième en première position). De prime abord on pourrait dire « pourquoi pas ? ». De second abord… Conséquence assez prévisible : les meilleurs ralentissent dans la descente d’entraînement pour ne pas partir après la vingtième position.

Après une descente d’entraînement où il avait eu le meilleur temps dans la première moitié mais seulement le soixante et unième temps dans la deuxième, Eberharter, un des meilleurs skieurs autrichiens, a déclaré qu’il s’agissait d’une décision de bureaucrates qui ne connaissaient rien au ski. Eberharter a raison quand il dit que ce sont les bureaucrates qui ont décidé, mais il se trompe quand il affiche un léger mépris. Les bureaucrates c’est nous. Nous sommes tous des bureaucrates. Même Eberharter quand il fait tous ses calcules et il ralentit pour ne pas partir trop en arrière. On devient tous bureaucrates. Tous malins. Tous pleins d’esprit.

 

28 Novembre 2002. La pire offense. Quelle est la pire offense qu’on puisse faire à un quidam qui se définit (ou, aime qu’on l’appelle) « penseur » ? L’appeler intellactuel.

 

29 Novembre 2002. Plaire. Une adolescente a été violé et tué à Tours. Une « fille droite et vachement sympa » comme dit une de ses copines. J’imagine qu’elle dit cela au journaliste pour souligner qu’elle ne l’a pas « cherché », que cela pourrait arriver à n’importe quelle brave fille. D’accord, même si je ne sais pas si les braves filles existent. Pourquoi l’a-t-on tuée ? Une fille de quinze ans qui fréquente le même lycée n’a pas de doutes : « Elle était belle et bien foutue. Elle avait tout pour plaire » Et alors ? « La preuve c’est qu’elle a trop plu ». Qu’elle l’a cherché, donc ? Il est connu que l’adolescence est l’âge où l’on dit le plus de conneries.

 

30 novembre 2002. Ce n’est rien. Je suis déçue. Frustrée par le fait que plus ça change et plus ça reste pareil. Je ne comprends pas pourquoi mais, tout en sachant très bien ce qu’il faudrait que je dise, je ne le dis jamais. C’est comme si tous mes neurones, au moment où j’ai le plus besoin d’eux, se liquéfiaient. Ce qui c’est passé hier en est un bon exemple.

Rendez-vous à l’hôpital de sainte Thérèse pour un kyste à une joue. Le médecin, un homme dans la cinquantaine avancée, avec des yeux tristes, plus tristes que les miens, a l’air très gentil. Il a l’air d’un bon médecin de famille.

Il palpe la joue. « Ce n’est rien », il dit pendant qu’il se met un gant. « Ouvrez grand la bouche ». Aaaah. Il joue dans ma joue[1]. Il tapote d’un air très concentré. Presque trop. Je me sens un peu crétine, avec la bouche ouverte. Il touche la langue. Je tousse. « Excusez-moi. Ce n’est rien. Vous êtes un peu tendue. » Je le crois que je suis tendue ! Pendant qu’avec une main il a l’air d’étudier ma joue, avec l’autre il me masse une épaule. « Oui… vous êtes très tendue… n’ayez pas peur… une simple inflammation. » Je ne dis rien. Je voudrais lui dire que son massage me gêne mais je crains de le mettre mal à l’aise. Au fond… au fond, il ne s’aperçoit sans doute même pas de ce que fait sa main gauche.

    Êtes-vous sportive ?

    Non.

    Même pas du ski de fond, ou de l’aérobic ?

    Non. Je marche beaucoup.

     Ça c’est bien.

    Relevez le T-Shirt.

Dès que le stéthoscope me touche je glousse. « Ce n’est rien. Il est seulement un peu froid. » Ce n’est pas parce que le stéthoscope est froid mais parce qu’il m’a pris le sein dans la main comme s’il était mon amant. « Parfait », il dit et son sourire ne semble pas faire référence seulement à mon état de santé. Il continue à me tripoter les seins. « Parfait ». Le sourire devient toujours plus crispé. Le stéthoscope qui pendouille pourrait rende la situation cocasse. Mais non. J’ai l’impression d’être un personnage d’une mauvaise blague de cul.

    Maiaiai…

    Ce n’est rien. C’est la routine.

Je suis incapable de dire quoi que ce soit. Ce n’est pas en gloussant comme une poule ou en béguetant que je lui ferai comprendre que ce n’est pas vrai que ce n’est rien. C’est quelque chose. Mais j’ai les idées paralysées.

    Maiaiai…

    Ça remonte à quand votre dernière visite gynécologique ?

    Chais pas…

    Un an ?

    Plus.

    Trois ans ? C’est beaucoup trois ans, il dit en me frôlant avec le pouce un mamelon.

Je vais… Je vais me fâcher. Si je ne lui dis pas d’arrêter, je vais me fâcher contre moi-même. Il m’agrafe le soutien comme si c’était la chose la plus normale au monde. « Vu que vous semblez ne pas aimer aller chez le médecin, je peux vous faire une visite gynécologique… et comme ça vous serez loin des clinique pour trois ans encore. » Son demi-sourire dénote un malaise croissant. Moi, je ne souris pas. Je dois avoir cet air passive que j’ai quand je voudrais me cacher dans les poches de mon manteau. Je réussis à dire que je préfère prendre un rendez-vous avec un gynécologue. « Oui, c’est une bonne idée. Mais savez-vous que le jour avant la visite il est préférable de faire l’amour ? le matin aussi… Si vous n’avez personne, vous pouvez vous toucher. Est-ce que vous vous touchez parfois ? » Je ne sais pas comme je le regardais, mais certainement pas de l’air que j’aurais voulu, parce qu’il continua à me regarder comme si j’étais consentante. Consentante ? Bloquée. Bloquée par une merde de respect des vieux. Incapable de dire ce que je pensais. Ou, plutôt, incapable de penser ce que je aurais voulu dire. L’atmosphère était glauque. Trop. Je sentais « mon » sourire bête revenir, ce sourire qui me colle au lèvre quand mon cerveau est collé. J’ai pensé pendant quelques instants qu’il allait me mettre une main entre les jambes et j’ai eu peur. Peur d’être incapable de réagir. D’être figé comme un rat mort.

J’ai mis mon manteau pendant qu’il s’assoyait au bureau. Je ne l’ai plus regardé. J’ai gardé mon regard bas, comme quand je boude.

 

J’en ai parlé à A.. Elle m’a engueulé. Elle a raison. Ma stupide crainte d’être une féministe bornée me bloque. Et mon anarco-catholicisme aussi. J’ai envie de prendre un rendez-vous avec sa femme, qui est gynécologue. Je ne le ferai pas. Je ne suis pas assez vache. Je suis conne[2].

 

Premier décembre 2002. Langue de vache. J’étais un enfant peureux. J’admirais mon cousin Mario, de 15 mois mon puîné, qui s’amusait à imiter notre grand-père et enfilait son petit bras jusqu’au coude dans la bouche de Rénatou (la vache de sa tante). Moi, dès qu’Arditou (la vache de mon oncle) ouvrait la bouche, je laissais tomber le sel noir sur l’énorme langue. La moitié s’en allait par terre car dès qu’Arditou relevait la pointe de la langue comme une trompe d’éléphant pour ingurgiter le sel, je retirais brusquement ma main complètement ouverte. Et mon grand-père de me crier : « Tu ne seras jamais un vacher. » Et puis, lentement, j’ai appris. J’ai appris à contrôler ma peur. À serrer les dents. J’avais même du plaisir quand je sentais la langue rugueuse m’effleurer le bras. C’est encore comme cela. Je dois faire des efforts. Le plaisir, après. Pas assez naturel. C’est dommage, mais je ne serai jamais un vacher.

 

 



[1] Pour I. : un jeu de mots comme les tiens.

[2] Quand j’en ai parlé à I., il m’a dit que les petites villes québécoises sont plus perverses que je ne le pense. Que des histories comme celle du médecin de Drummon qui tripotait tous les ados ne sont que la pointe de l’iceberg. Que ce vieux con est sans doute d’accord avec sa femme pour mettre tu piquant dans leur couple avec une jolie nana.