7 octobre 2002. Érudition. Lorsque l’écriture était apanage d’une minorité, il n’était pas rare de confondre érudition et génie. Mais, depuis que les filles des ouvriers lisent et écrivent, il faut vraiment avoir mangé trop de saucissons de Martigue pour prendre un érudit pour un génie. J’aimerais arriver à penser, comme Aldo, que l’érudition est incompatible avec un certain degré d’intelligence, mais j’y n’arrive pas encore. Aldo exagère quand il dit que les érudits, avec leurs bottes merdeuses, salissent les salons de l’esprit ou qu’emmitouflés dans leurs grosses laines et dans leurs manteaux de double Loden sont incapables de suivre les caprices de la raison. Aldo exagère, et il a raison. Est-il utile de rappeler le vieux dicton allemand : « celui qui en sait plus en sait moins » ? Certainement pas. Que la vraie érudition soit lourde, qu’elle écrase l’esprit et que l’érudit qui veut être léger soit ridicule comme un éléphant à la chasse de libellules n’a pas besoin d’être redit — que Walt Disney puisse mélanger éléphants et libellules est un autre signe que l’érudit peut être léger seulement dans un monde disneyen.

 

Prenons Picasso, un des plus grands génies du XXe siècle, à titre d’exemple. Il est facile de constater comment sa légèreté, qui se manifestait avec une indifférence envers ce qui lui était indifférent qui ne laissait jamais indifférent, n’a jamais été entachée par l’érudition. Picasso, entre autres, était génial dans l’art de se moquer des érudits en les mettant en difficulté sur leur propre terrain. On n’a que l’embarras du choix… Prenons le célèbre Les demoiselles d’Avignon. Qui s’est déjà interrogé sur l’origine du titre ? Tout érudit qui se respecte. Demandez donc, aux érudits qui vous entourent, pourquoi Picasso a intitulé son tableau Les demoiselles d’Avignon et non Les demoiselles de Besançon ou Les demoiselles d’Arcachon. Ils vous répondront n’importe quoi. Par exemple, parce qu’Avignon fut déjà siège d’une papauté asservie à Philippe le Bel et qu’il dessina des laiderons pour ironiser sur la beauté du grand Philippe. D’autres, plus attirés par la corporalité, vous diront qu’à Avignon il eut l’occasion de toucher des demoiselles et que Les demoiselles d’Avignon est l’œuvre d’un génie qui a peint ce que les mains avaient vu. Et pourtant l’explication est fort simple — si on la connaît, bien sûr

 

Le 23 décembre 1957, à l’occasion du cinquantenaire des célèbres demoiselles, il écrivit une lettre à Mireille Thibaudeau[1], une jeune prof de lycée avignonnaise, qui lui avait demandé l’origine du titre du tableau : « (…) Les demoiselles d’Avignon sont des demoiselles d’Avignon et n’auraient pas pu être des demoiselles quelconques : des Parisiennes, des Bordelaises… (…) J’ai dessiné le tableau après avoir aimé, pendant quelques heures, une riche bourgeoise d’Avignon qui semblait tout juste sortie d’un tableau de Renoir. Comme vous pouvez facilement l’imaginer ce ne furent pas les formes douces de cette dame, marié à un très grand érudit, qui m’inspirèrent. (…) dans un livre qui traînait dans la chambre à coucher de la fougueuse et tendre crétine, je lus une anecdote inconnue en dehors du petit cercle des experts de l’histoire des infirmières de la première moitié du XVIIIe siècle dans le Sud-Est de la France. En 1722, pendant une épidémie de peste, cinq infirmières d’Avignon furent renvoyées par leur " inconduite " et, en particulier, pour avoir joué à saute-mouton avec des cadavres de pestiférés après s’être " lubriquement servies de leurs nez " pendant la grande messe du dimanche. (…) j’ai voulu rendre hommage à ces femmes dont le désir de plaisir ne connaissait pas la crainte. »

 

8 octobre 2002. Le langage. Le langage ? Un filet à mailles variables. Ici une baleine pourrait se sauver et là, la plus petite sardine est emprisonnée. Le gardien des grosses mailles dit qu’il faut laisser la baleine libre ; celui qui s’acharne avec les petites mailles dit qu’il y a des enfants qui meurent de faim et qu’il ne faut pas abandonner le fretin. On trouve toujours le « il faut » qu’il faut, il suffit de s’emmailloter dans l’éthique et de suivre ses intérêts moraux.

 

9 octobre 2002. Idées nues. Les idées sont des substituts pour la matière momentanément absente et les mots les matérialisent. Elles sont là dès que la chose n’occupe pas toutes nos facultés. Elles se préparent. Elles s’habillent, se voilent, se harnachent, se fagotent… trop pudiques pour sortir toutes nues. À moins que la passion ne les entraîne hors de nous.

 

10 octobre 2002. Femmes et voitures. Pendant des années on les a associées. Un jeune homme, dès qu’il avait une certaine indépendance affective et économique, voulait sa voiture et sa nana. Pas nécessaire d’avoir inventé la poudre pour penser à des jeunes femmes en déshabillé, allongées sur le capot, comme mécanisme publicitaire. Mais ce n’est pas de cela que je veux parler. Je veux parler d’un lien entre femmes et voitures beaucoup plus profond. Plus précisément, entre les femmes et la Formule 1. Ecclestone, pour contrer la domination des Ferrari, propose de les rendre plus lourdes ; de les handicaper avec un poids qui les ralentisse pour satisfaire ainsi les exigences du spectacle. Et les femmes en tout cela ? Les femmes, comme les Ferrari, roulent trop vite et des milliers d’Ecclestone proposent des moyens de les ralentir pour que les pauvres mâles puissent toujours rêver d’être premiers.

 

11 octobre 2002. Otium. Si vous n’avez rien à faire et voulez approfondir la connaissance de vous-mêmes, répondez à la question suivante : préférez vous le plaisir du désir ou le désir du plaisir ? Ne répondez pas tout de suite. Pensez. Réfléchissez. Ne dites pas n’importe quoi comme chez l’analyste ou dans les bras de votre maîtresse. Ayez un peu de retenue. On en parlera dans une semaine.

 

12 octobre 2002. Mépris. J’ai beau critiquer mais moi non plus je ne suis pas blanc comme neige : je suis allé voir Intervention divine de Elia Suleiman, seulement parce que c’était un film palestinien. J’eusse su qu’il avait gagné le prix de la critique à Cannes, subodorant un peu trop de correction politique, je n’aurais sans doute pas acheté de billet. J’ai assisté à ce spectacle « merveilleusement jubilatoire et pourtant tragique », comme il est écrit dans le programme, dans une pleine salle de cinéphiles à l’air engagé.

 

Le film est un collage, aux coutures trop visibles, de choses vues, revues et trivues : combien de fois avons-nous regardé des scènes comme celle qui ouvre le film où le conducteur égraines des insultes vulgaires pendant qu’il salue hypocritement ses voisins ? et le deux vieux assis sur le toit qui regardent, silencieux, le déroulement de petits faits de la vie quotidienne ? et le gros mec qui crève le ballon à l’adolescent, habile comme un singe, qui s’amuse dans le rue ? et, et, et… Répéter certaines scènes deux, trois, quatre fois, ne fait-il pas penser aux pires films, dits d’auteurs, des années soixante ?

 

Ce n’est pas parce qu’on l’a déjà vu… D’accord. Mais, quand on l’a déjà vu avec un meilleur rythme, une intelligence plus subtile, etc. ? Et, que dire de la play-boyitude des mains entrelacées, de la facilité des cigarettes à l’hôpital et du prévisible passage enchanteur de l’héroïne ? Rien.

 

Un mirliflor, au faux borsalino, à la sortie : « J’ai aimé cette représentation de la vie quotidienne en Palestine ; les disputes entre voisins redonnent à la question palestinienne une flavour plus humaine et puis la touche fantastique est si bien intégrée. Quelle sensibilité ! » Pensais-tu, pauvre con, que les Palestiniens n’avaient qu’une vie héroïque pour se redonner un droit à la dignité ?

 

Le cinéma est un très bon miroir aux alouettes pour le mépris. Ce n’est pas parce qu’il s’agit d’un film palestinien qu’il est bon ! Ce n’est pas parce que ce sont des Palestiniens qu’il faut s’étonner qu’ils aient une vie pleine de contradictions ! Plus j’y pense et plus je crois que les plus méprisants ne sont pas les juifs racistes mais la majorité des défenseurs de la cause[2] palestinienne. Puisque j’aime le bon cinéma — comme j’aime le bon Stilton et les photos de phoques en chaleur — j’aimerais demander au metteur en scène pourquoi au lieu de faire cette espèce de scène de Tigres et dragons de deuxième catégorie, il n’a pas fait un plan fixe de cinq minutes sur le visage bandé de la fille ouvert sur une magnifique fenêtre d’yeux. Une telle scène aurait forcé les spectateurs à sortir du spectacle et à penser à la Palestine, aux femmes, aux hommes, à sa femme, à l’homme de l’autre et au chien du voisin. Une magnifique occasion ratée.

 

Sans doute que ce film est meilleur que je ne le pense, mais le prix de la critique à Cannes m’a mis le glandomètre au maximum. (Ce qui, par ailleurs, ne m’a pas empêché de voir que la Palestine est divisée en riche et pauvres comme les États-Unis, Israël ou l’Île aux Coudes).

 

P.S. Pourquoi, si on veut un bon film, un film qui fasse réfléchir sur la Palestine, sur une Palestine vue de l’intérieur, ne pas le faire réaliser par un Straub ou un Allen ou un Spielberg ou un Godard : par un metteur en scène qui n’a plus besoin d’être velléitaire ?

 

13 octobre 2002. Synonymes. Je cherchais dans le Grand Robert un synonyme d’homme ayant une connotation péjorative pour définir un homme qui joue au féministe sur les grandes idées mais qui, dans le quotidien, est machiste comme son grand-père et je fus fort étonnée de constater qu’ils n’étaient pas tellement nombreux. En ratissant très large on peut en trouver vingt-trois. « Et pour femme ? », me demandai-je. Même sans ratisser large j’en ai trouvé… j’ai arrêté de compter à quatre-vingt. Normal. Un dictionnaire est aussi la poubelle du passé où l’on jette les déchets irrécupérables. Et les hommes, propriétaires de la langue il y a pas si longtemps encore, par peur des femmes, au moindre comportement dérangeant de celles-ci, les attachaient à un mot.

 

Sociologie. Fussé-je prof de sociologie que je proposerais à ma meilleure étudiante un mémoire intitulé  : « Synonymie dépréciative de femme et d’homme :étude comparative dans les dictionnaires de la langue française ».

 

Histoire. Fussé-je prof d’histoire que je proposerais à ma meilleure étudiante un mémoire intitulé : « Synonymie dépréciative de femme et d’homme dans la société française du XVIe au XXIe siècle ».

 

Sciences Po. Fussé-je prof de science po que je proposerais à ma meilleure étudiante un mémoire intitulé : « Synonymie dépréciative de femme et d’homme et organisation des partis politiques traditionnels ».

 

Sciences religieuses. Fussé-je prof de science religieuses que je proposerais à ma meilleure étudiante un mémoire intitulé : « Synonymie dépréciative de femme et d’homme : occurrences dans les textes sacrés ».

 

Littérature. Fussé-je prof de littérature que je proposerais à ma meilleure étudiante un mémoire intitulé : « Synonymie dépréciative de femme et d’homme : de Flaubert à Sollers ».

 

Philo. Fussé-je prof de philo que je proposerais à ma meilleure étudiante un mémoire intitulé : « Synonymie dépréciative de femme et d’homme : onto-théologie négative et nihilisme au XXe siècle ».

 

Littérature comparée. Fussé-je prof de littérature comparée que je proposerais à ma meilleure étudiante un mémoire intitulé : « Synonymie dépréciative de femme : et d’homme  et déconstruction de la labilité inter-subjective de Jameson à Pastrami ».

 

Anthropologie. Fussé-je prof d’anthropologie que je proposerais à ma meilleure étudiante un mémoire intitulé : « Synonymie dépréciative de femme et d’homme : comparaison des  mégalopoles post-modernes avec les sociétés tribales malinowskiennes ».

 

Théâtre. Fussé-je prof de théâtre que je proposerais à ma meilleure étudiante un mémoire intitulé : « Synonymie dépréciative de femme et d’homme dans le théâtre Artaudien après l’expérience de la croix rouge ».

 

Sexologie. Fussé-je prof de sexologie que je proposerais à ma meilleure étudiante un mémoire intitulé : « Synonymie dépréciative de femme et d’homme et bandaison dans les couples homo sourds-muets ».

 

Théologie. Fussé-je prof de théologie que je proposerais à ma meilleure étudiante un mémoire intitulé : « Synonymie dépréciative de femme et d’homme dans Rosezweig et dans les christologues allemands ».

 

Psychologie. Fussé-je prof de psychologie que je proposerais à ma meilleure étudiante un mémoire intitulé : « Synonymie dépréciative de femme et d’homme : étude comparative sur les facteurs déterminants pour la catégorisation de dépréciation chez les adolescents québécois ».

 

Curieuse. Étant une femme curieuse mais qui s’enfiche comme de colin-tampon des mémoires de maîtrise, je recopie, pour ceux et celles qui ont résisté jusqu’ici, quelques synonymes dépréciatifs de femme : langoustine, ménesse, mistonne, pépée, poule, poulette, souris, volaille, laideron, guenon; grognasse, mocheté, pétasse, pouffiasse, bombonne, boudin, cageot, dondon, pot, tonneau, cheval, jument, vache (grosse vache), bringue, échalas, girafe, limande, planche (à pain), sauterelle, dragon, gendarme, virago, cochonne, guenipe, salope, souillon, marie-salope, maritorne, bique, carabosse, mémère, rombière, sorcière, tableau (vieux), taupe (vieille), toupie (vieille), chameau, chipie, choléra, furie, garce, harpie, peste, poison, teigne, carne, carogne, bécasse, buse, dinde, gourde, oie, pécore, diablesse, drôlesse, masque, chienne, coureuse, dévergondée, garce, gourgandine, luronne, affaire, baiseuse, bandeuse, bourrin, bacchante, ménade, messaline, invertie, gouine, gougnotte, gousse, bougresse, cagne, chabraque, chausson, peau, putain, pute, roulure, saleté, traînée. Si on voulait se les réapproprier tous, comme certaines d’entre nous l’ont fait avec « chienne », on aurait du pain sur la planche pour deux ou trois générations encore.

 



[1] Mireille deviendra la célèbre lune argentée des dernières années du vieux satyre. La lettre est présentement au Museum of Modern Art de New York (Cat. 12-27, P. K. Ass. Hol-1311, adm. 777q T)

[2] Je dis bien de la cause et non des Palestiniens.