14 octobre 2002. Ou presque.

      Comment l’as-tu trouvé ?

      Qui ? Quoi ?

      Le dernier Sollers[1].

      Du Sollers.

      T’as pas l’air emballé.

      Non. Mais, même quand il ne vole pas très haut, Sollers c’est du Sollers.

      T’as donc préféré l’avant dernier roman.

      J’crois. Dans celui-ci on voit très bien que le métier le sauve. Très souvent dans la facilité, mais toujours du métier. Ce qui n’est pas rien.

      Je continue à ne pas comprendre ce que tu trouves dans Sollers. Dans ses romans, je veux dire.

      De l’intelligence, de la politique (de la vraie), de la critique, de l’amour pour les mots, des moments qui coulent…

      Je le préfère comme essayiste.

      Il n’est pas essayiste, il est un écrivain qui fait des essais et qui essaye des romans.

      Si tu veux…

      Ce que j’aime particulièrement, dans ses romans, c’est son acceptation des parties du monde qu’il ne peut pas changer. Son absence de plaignardise.

      Pour moi ça ne suffit pas.

      Pour moi c’est déjà beaucoup. Et puis, il a quand-même réussi Femmes. Ou presque.

 

15 octobre 2002. Le frein. Quand la technique n’affiche pas une sereine indifférence pour les vestiges du passé, elle s’en sert pour réaliser de nouvelles machines, indifférentes, à leur tour, à ce qui les précède — à moins qu’elles ne puissent s’en servir pour engendrer de nouvelles machines qui à leur tour… Incapable de rester immobile, elle ne progresse pas, pour autant. Elle n’avance pas : ni en ligne droite, ni en spirale, ni en dents de scie, ni au hasard. Elle tourne sur elle-même. Elle gigote. Elle creuse. Bien assise sur les épaules du langage qui — lui — avance, elle colle la réalité aux mots. Elle cloue les mots au réel.

 

Dès que le langage se calme, s’écrit, elle creuse. Comme une taupe, elle creuse. Mais elle ne sait pas sortir du carré que le langage lui a réservé. Un carré trop grand pour ceux qui la craignent et chantent :

 

Pas d’espace

où se réfugier.

Pas de lieux

habitables.

Pas de maison,

pour être.

Pas de chaleur

humaine.

 

Ils chantent. Pour contrôler la technique, ils font appel à l’éthique ou à son bras armé (la politique). Ils ne voient pas que leur éthique est portée par le langage. Comme la technique, comme nous. Que, dès qu’ils posent des mots, la technique s’y accroche. Chaque discours est du nouveau carburant, de la matière à brûler pour agir. Et elle creuse. Et, elle trouve.

 

Elle ne trouve sans doute pas ce que nous voulons, mais elle trouve : assez pour gonfler les pectoraux des uns et pour apeurer les autres. Les velléitaires et les débiles, nouveaux barons de Münchhausen[2], essayent de sortir de son pouvoir en tirant sur le langage. Ils n’y réussissent pas et ils paniquent. Ils ne peuvent pas voir que seulement en freinant le langage (en ne pas ajoutant mots aux mots) ils peuvent limiter le carré de la technique.

 

      Débile ! Se laisser imposer le silence par la technique ? Devenir des machines à son service ? Se déshumaniser ?

      Non. Ne paniquez pas !Ce n’est pas cela. Pas cela du tout.

 

Prononcer, si on en est capable, des mots poétiques. Des mots qui creusent. Qui trouvent. Qui ne trouvent sans doute pas ce que nous voulons, mais qui trouvent : assez pour gonfler les pectoraux des uns et pour apeurer les autres. Des mots lisses, des sphères parfaites auxquelles rien ne s’accrochent. Qui ne servent à rien. Des mots inutiles, vraiment utiles.

 

16 octobre 2002. 10. 10 est le titre d’un film d’un célèbre (c’est ce qu’on m’a dit) metteur en scène iranien. Tout se passe dans une voiture autour d’une femme « libérée ». Une bonne idée pour un film de trente minutes ou pour un metteur en scène taillé dans une autre étoffe ou pour un discours moins pauvre…

 

Moins pauvre pour nous qui ne sommes pas prisonniers d’imams fous.

Un film pas assez politique pour nous mais certainement assez pour des Iraniens bâillonnés.

Trop de spectacle pour nous, mais, sans doute, pas trop de spectacle pour la grisaille imposée aux Iraniens.

Pourquoi exporter de tels films ? Demande hautement stupide. Parce qu’il faut faire circuler la marchandise.

 

17 octobre 2002. Habitude. Suis-je quelqu’un, comme dit Sylvie, qui, dès qu’il fait ou qu’il lui arrive quelque chose, l’intègre à ses habitudes ? Quelqu’un qui s’installe dans tout ce qu’elle fait ? Quelqu’un incapable de vivre avec l’inconnu et qui fuit l’inconnu ou l’assimile avant même que ce dernier ait eu le temps de tout se présenter ? Sans doute. Oui, je suis faite comme cela. Je m’habitue à tout. Dans toute situation je mets en ordre mes idées. Non, ce n’est pas bien dit. Dans toute situation je laisse que les nouvelles idées viennent mettre leur ordre. Ma vie a toujours été une suite d’habitudes : longues, courtes, mais toujours des habitudes. Ça fait vingt ans que je travaille dans le vieux Montréal et je peux compter sur les doigts d’une main le nombre de fois que j’ai fait une entorse à mon chemin, Cela rend folle Sylvie. Elle ne comprend pas que je sois si bornée. « Tu pourrais même avoir des habitudes qui durent cinq minutes », m’a-t-elle crié, fâchée, ce matin. Il est vrai : je peux même avoir des habitudes de cinq minutes. Et, je ne joue pas avec les mots ; je parle vraiment d’habitudes : des habitudes normales, de celles qui rythment le quotidien, de celles qui forgent notre esprit. Je m’habitue à tout, il est vrai. Même à être aimée.

 

18 octobre 2002. Indignation. Je m’étais doté des armes les plus modernes et les plus sophistiquées pour lutter contre l’indignation qui, depuis une vingtaine d’années, occupait trop d’espace dans mon esprit. L’arme la plus efficace (et la plus chère) que je possède est la bombe à nullogène que des ressortissants russes m’avaient vendu, il y a cinq ans, dans le sous-sol du Mc Corney building à New York. La bombe à nullogène est une bombe dont la fission méprisal lance une fusion oublivial qui tue toute forme de vie dans un cercle de trois cent kilomètres d’esprit — rien ne survit, même pas des rêves de terre. Si on a le moindre sens moral, avant de la lancer cette bombe, on y pense trente-deux fois et surtout on se prépare à accepter la mort de beaucoup d’idées innocentes.

 

Il mois d’avril, dans une nuit de pleine lune, en un moment très calme où on ne voyait pas le moindre signe d’indignation, après une autorisation écrite de ma morale, j’ai lancé la bombe sur les banalités que le 110 % des journalistes et le 100% de mes amis proféraient sur une école trop favorable aux femmes, sur le décrochage des jeunes garçons, sur les suicides des adolescents… sur  tout le baratin de l’école trop « féminine ». Boooouuum… Quel soulagement ! Dans moi un nouveau Sha-mo[3]. Après deux mois de calme absolu je licenciai mes inutiles éclaireurs. J’arrêtai même de lever mes yeux d’aigle vers l’horizon. Je vivais tranquille. Pour la première fois, depuis la création des CEGEPS, je ne craignais des attaques terroristes, côté école. Je vivais tranquille, trop tranquille. Confiante dans la technique, trop confiante. Attendez et vous verrez pourquoi j’insiste avec « trop ». Je n’avais pas prévu que les recoins les plus méfiants de mon esprit auraient pu servir de refuges anti-nullomique. Je n’avais pas pensé que l’indignation pouvait s’enterrer avec des réserves sentimentaires qui lui auraient permis de survivre pendant plusieurs mois : jusqu’à la retombé de toutes les particules nulloactives.

 

Je n’avais pas prévu de telles ruses de mes résistances.

 

Ce matin, en attendant l’heure catholique pour aller au travail, je lisais un quotidien quelconque : ADQ, Irak, Bali, Schumi, Algérie, surplus fédéral, Palestine, FFQ… toujours les mêmes nouvelles apaisantes. Mais, qu’est-ce que la FFQ ? « Mme Bardot de la FFQ… » Ça doit être un organisme quelconque pour la défense des animaux présidé par Brigitte Bardot qui a déclaré : « Quand un décrocheur peut gagner autant d’argent qu’un universitaire, ce peut être tentant d’accéder rapidement au marché du travail. » Non ce n’est pas Bardot ! Elle ne peut pas déclarer de telles inanités. Je relis « Mme Barbot de la FFQ… » ce qui ne pouvait pas arriver arriva. Mon cerveau commença à barboter. Mon Sha-mo se transforma en un énorme gruyère : de ses trous sans fin sortaient des centaines de chevaliers, de noir vêtus, agitant leurs sabres de feu et hurlant dans une langue inconnue.

 

La déclaration de cette Mme Barbot a réussi à annuler tous les bien-faits de la bombe. L’indignation est revenue. Armée comme jamais, criarde comme au bon vieux temps. Elle est revenue, pas tellement parce que Barbot ment (ce n’est pas vrai que les universitaires gagnent si peu), mais à cause du mépris envers ceux qui travaillent avec leurs mains et leur tête et qui ne se contentent pas de faire semblant de travailler avec leur tête. Non chère lâche Barbot, les femmes sont meilleures à l’école parce qu’elles sont femmes. That’s all folk.

 

19 octobre 2002. L’aiguillette. « Pisser dans la serrure de l’église où l’on a épousé. » Pour faire quoi ? Pour exorciser le nœud de l’aiguillette. Lit où ? Dans La peur en Occident de Jean Delumeau qui cite le Traité des superstitions qui regarde tous les sacremens de J. B. Thiers. Il semble qu’au XVIe siècle l’impuissance était tellement répandue parmi les jeunes mariés qu’on avait cru bon remettre à la mode un maléfice vieux de quelques siècles (nouer l’aiguillette) qui empêchait à l’aiguille du mâle d’abandonner la paix des six heures. Aujourd’hui on croit que les sorcières habitent une cabane dans les profondeurs de notre esprit et pour chercher le midi perdu les jeunes mariés n’ont plus besoin de pisser dans un trou, ils font appel au psys ou au via gras.

 

Estime de soi. Ça doit être parce que j’ai une haute estime de moi, mais j’ai toujours pensé, comme la majorité des psychologues, que l’estime de soi aide à être plus heureux, à mieux supporter les adversités, à être plus dans la vie. Je n’y voyais que du positif. Même cette histoire de « nouer l’aiguillette », m’a fait dire que ces mecs n’avaient pas assez d’estime de soi. Eh bien, il semble que tout cela n’est plus vrai. Brad J. Bushman (Iowa State University) et Roy F. Baumeister (Case Western Reserve University), après de longues années d’étude, ont déclaré que l’estime de soi n’aide ni dans les difficultés scolaires, ni dans celles conjugales[4] et que la toxicomanie et la violence ne sont pas diminuées par une plus grande estime de soi. « Les étudiants médiocres pensent aussi bien d’eux-mêmes que les premiers de la classe et que les violeurs en série sont aussi peu anxieux que les médecins et les directeurs de banque. » Je dois dire que j’ai tellement d’estime de moi que je peux changer d’idée sur toute cette histoire de l’estime. Mais ce que je ne comprends pas c’est pourquoi on oppose les violeurs en série aux directeurs de banque. Je les aurais mis dans la même catégorie.

 

20 octobre 2002. 1 Partout : Musulmans 1 – Catholiques 1. Je ne m’attendais pas un tel retour des catholiques, mais… commençons du début. On parle de l’Afrique. On : M., blanche Française à la peau rose-blanche, 50 ans, cheveux bouclés, habillée en orange ; M.-J., noire Sénégalaise à la peau bleu-noir, 30 ans, longues tresses, tailleur gris ; le mari de M. J., noir comme sa femme, 30 ans, lunettes, habillé comme un prince — c’est M. qui me l’a dit ; moi, ami du mari de la blanche M. mais moins blanc qu’elle, 54 ans, cheveux rasés, habillé comme un vieux clodo. Chez M., parler de l’Afrique sans parler du Zimbabwe est impossible. On parle donc du Zimbabwe et, bien sûr, des fumiers blancs. Je ne me rappelle plus comment, mais des Blancs, qui croient que Dieu leur a donné la terre, on passe au sida. Et là… la grande surprise. C’est le mari de M.-J. qui parle : « Regardez, sur une carte d’Afrique, le pourcentage de sidéens et vous verrez qu’ils sont concentrés autour des grandes routes et dans les pays à majorité chrétienne. Ce n’est pas un hasard si, pas loin de chez nous, c’est la Côte d’Ivoire qui détient le record du sida. La cause de tout cela, c’est la prohibition papale d’employer le condom. Chez nous, dans les pays musulmans, on fait la publicité dans les écoles, on en parle dans les familles, comme ici. Dans les pays à majorité catholique, rien. Absolument rien. En plus, plus la société est scolarisée et plus il y a de sida. Les instituteurs, porteurs d’écriture et de religion et donc de morale, sont la cause de la mort pour le sida. » Je n’avais jamais pensé à cela. Jamais rien lu de pareil. Je trouve que cela a de l’allure. Je suis content de voir que « ma » religion est responsable de tous ces morts. Ça donne une nième justification à l’abandon, dans ma lointaine adolescence, du sein de la sainte mère Église. Musulman 1 – Catholiques 0. On a fêté (avec du jus d’orange).

 

Mais le match n’était pas fini. Sous la pression des catholiques voilà le tire dans son propre filet, de Hani Ramadan, le directeur du centre islamique de Genève, qui prive les musulmans de la victoire. Après avoir expliqué l’importance de lapider les femmes adultères, il ajoute : « Qui a créé le virus du sida ? Observez que la personne qui respecte strictement les commandements divins est à l’abri de cette infection, qui ne peut atteindre, à moins d’une erreur de transfusion sanguine, un individu qui n’entretien aucun rapport extra-conjugal, qui n’a pas de pratiques homosexuelles et qui évite la consommation de drogues (…) La mort lente d’un malade atteint de sida est-elle moins significative[5] que celle d’une personne lapidée (…) Les musulmans sont convaincus de la nécessité, en tout temps et tout lieu, de revenir à la loi divine. » Comme le Pape. Pire que le Pape. Ça fait deux mille ans que le chef des chrétiens a banni la lapidation des femmes. Musulman 1 – Catholique 1. On a fêté (M. et moi avec un Brunello, réserve spéciale 1989).

 

Que le match continue ! Continuons à payer de nos idées pour ce match sans fin, arbitré par des intellectuels indécents. Vive les religions, le sida de la multitude.



[1] Philippe Sollers, L’étoile des amants, Gallimard, 2002.

[2] Ce qui ne veut pas dire qu’ils présentent le syndrome de Münchhausen (une condition caractérisée par la simulation des symptômes d’une maladie ou d’une blessure pour être soumis à des tests, être hospitalisé et, éventuellement, être opéré).

[3] Désert de sable (Gobi).

[4] Je donne, gratuitement, une idée géniale à ceux qui s’intéressent aux difficultés des garçons à l’école. Ne croyez-vous pas qu’il faudrait analyser un peu plus le fait que les mâles ont aussi plus de difficultés à bander que les femelles ? Et s’il y avait un lien ?

[5] Significative ? Sic ! Et si on lapidait les mecs qui écrivent des conneries ? Aïe ! Aïe !