21 octobre 2002. Patates. Pour agrandir une pièce tout en la laissant petite, il suffit de poser quelques miroirs. Comme pour les petites idées.

L’autre jour j’ai lu, je ne sais plus où que « L’écriture transforme la parole du désir dans le désir de la parole. » Ouaouaaaouh ! Si, pour circuler dans une formule étroite comme « la parole du désir », il faut être anorexiques ou masochistes, dès qu’un miroir renvoie « le désir de la parole », on se sent à l’aise. Que d’espace ! Que d’illusions !

 

C’est vraiment amusant d’appliquer des miroirs au désir. Ça fait vachement profond :

Le désir de l’autre et l’autre du désir.

Le désir de mort et la mort du désir.

Le désir du corps et le corps du désir.

Et, bon dernier Le désir du Désir et le Désir du désir ?

Double ouaouaaaouh!

 

Ma formule préférée n’est pas du lot ; ma préférée c’est : Le désir de la patate et la patate du désir. Et pas tellement parce qu’elle est insolite ou parce qu’elle m’oblige à des pensées profondes mais, tout bonnement, parce que j’aime les patates.

 

      Facile de ridiculiser. Trop facile.

      Oui. Je le sais. Je m’excuse.

      Vraiment ?

      Vraiment. Je serais sérieux. Je vais analyser sans idées pré-cousues « Le désir de la parole »

 

La parole est ce que le désir pousse vers les orifices de l’âme qui l’abrite — la personne désirante, comme on aurait dit dans les années soixante. La parole est le moyen que le désir emploie pour dire qu’il désire ce qu’il ne peut pas dire. Et, en le disant, il nie le désir pour dire le Désir de l’autre qui n’est pas nommé. Mais si la parole du désir ne peut pas dire le désir c’est que le Désir est la parole et la parole désir donc le désir, c’est-à-dire elle-même. Donc : la parole de la parole dans le désir, du désir muet.

 

Comprenez-vous pourquoi je préfère le désir de la patate ?

 

22 octobre 2002 Inversion. On peut trouver les pamplemousses pamplemous, ignorants, hypocrites et même réactionnaires, mais on ne pourra jamais dire qu’ils n’ont pas le sens des affaires. Le magazine officiel des pamplemousses français, Le nouvel Observateur, vient de sortir un hors-série sur Nietzsche. Malins les pams ! Géniale, l’idée d’un numéro spécial à faire circuler sous le mensonge parmi les pams les plus débouchés. Un numéro très élitiste que ceux qui n’ont pas la chance d’appartenir au cercle des pampleflasques n’auront même pas le courage d’ouvrir. Il m’a suffi de regarder la couverture pour comprendre que je ne pourrais jamais être du gang des pams : un célèbre portrait retouché, pour donner à Nietzsche l’air d’un bellâtre qui publicise un parfum pour homos dans Senso ; la foudre qui sort de Nietzsche et une ville bombardée dans la nuit en arrière plan ; un titre principal qui pourrait mettre en colère même Spinoza (« Il a pensé le chaos du monde moderne », mais quel chaos ? Il n’y a jamais eu, dans l’histoire de l’humanité, un monde moins chaotique que le monde moderne. Il a pensé le monde moderne parce qu’il a pensé l’excès d’ordre de notre monde, mes chers pams !) ; quatre thèmes, inscrits sur le veston du beau moustachu, que j’ai honte d’écrire tels quels et que j’inverse pour les rendre encore plus « parlants » pour les cheerleaders du magazine aux idées rondes (les quinquagénaires qui pensent penser bien parce qu’ils sont bien pansés) :

La vérité de la faillite — parce qu’ils ont acheté des actions dans des entreprises de haute technologie.

Le Dieu de la mort — parce qu’ils préfèrent un Dieu porteur de mort à une mort sans Dieu.

La puissance de la volonté — parce que, bons pères de famille, y tiennent beaucoup, à la réussite de leurs enfants (qui ne dépend que de la volonté. Parce que si leurs enfants ne réussissent pas ce n’est pas parce qu’ils sont sots mais parce qu’ils n’ont pas de volonté).

La valeur de l’inversion — parce qu’ils sont politiquement correctes.

 

23 octobre 2002 Balise. Quelle est la différence entre un balisier et un chapelletier. Le balisier fait des balises et le chapelletier les pose. Ah ! Ah ! (Explication, pour les non chrétiens : les grains des chapelets, faits avec les fruits des balisiers — les balises — sont les guides — les balises — pour le dévot qui dévide son rosaire.)

 

24 octobre 2002 Nihilisme. Il semble qu’il y ait du bon et du mauvais nihilisme, comme du bon et mauvais cholestérol, du bon et du mauvais pain et du bon et du mauvais temps. Mais il y a un nihilisme qui est toujours mauvais : celui de ceux qui critiquent le nihilisme de la modernité (ou de la post-modernité) en partant d’un nihilisme au carré qu’ils ne peuvent pas voir. Le nihilisme des esprits religieux pour lesquels ce qui n’est pas Dieu n’est pas ; ce qui n’est pas Vrai n’est pas vrai. De ceux qui s’appuient sur Dieu pour nier la complexité de la vie faite de plein de riens. De ceux qui cherchent une solidité au-delà même quand ils pensent qu’elle n’est pas dans l’Au-delà. Des nihil.

Les naïfs, les esprits simplets, les obnubilés par les Lumières, pensaient que la raison suffisait pour se débarrasser de ce Dieu monstrueux qui rend nihil tout ce que n’est pas lui et ils n’avaient pas vu que le Dieu moderne était fils de la raison.

Et nous ? Et nous qui avons un taux de nihilisme positif très élevé ? Nous rêvons de silence.

 

25 octobre 2002 1969. En 1969 il n’y a pas seulement les manifs de deux cent mille personnes dans les rues italiennes ou américaines ; Jan Palach qui s’immole à Prague ; la publication de Portnoy’s Complaint de Philip Roth ; l’élection d’Arafat à la présidence de l’olp ; le prix Nobel à Samuel Becket ; l’atterrissage sur la lune d’Apollo 11 ; l’élection de Golda Meir comme Premier ministre d’Israël ; les démissions de de Gaule ; Woodstock ; la mort de Ho Chi Min, de Jack Kerouac et de Theodor W. Adorno ; la découverte des ondes gravitationnelles ; la sortie d’Easy Rider, d’If, de Satiricon, de M A S H et de Women in Love ; le Canadien qui remporte la coupe Stanley ; la première exécution de Stimmung de Stockhausen, de Sinfonia de Berio et de Transfiguration de Messiaen.

 

En 1969 il y a aussi le rapport DR 69-059 593 : First Homicide Investigation Progress Report, de la West Los Angeles Division, sur la mort de 5 individus le 9 août entre 24 : 00 heures et 04 : 15 heures : « (…) Sa tête était vers le sud et ses jambes, qui étaient repliées contre le corps dans une position fœtale, étaient vers le nord. Plusieurs blessures par arme blanche ont été remarquées autour de ses seins, une blessure dans la région abdominale supérieure et une blessure par arme blanche sur la cuisse droite. Elle était clairement enceinte de plusieurs mois. Il y avait des traînées de sang sur tout son corps. » Elle, c’est Polanski, Sharon Marie, cc No.69-8796.

 

J’ai consulté le rapport de police après avoir lu le témoignage de Charles Manson paru dans The politics of Everyday Fear[1]. Charles Manson était le chef de la « famille » Manson responsable du meurtre de Sharon Polanski et de ses amis. Même s’il n’avait pas participé aux tueries, il a été condamné à mort — condamnation commutée en emprisonnement à vie lorsque la Californie a aboli la peine de mort.

 

Le juge : Avez-vous quelque chose à dire ?

Charles Manson : Oui.

 

Un oui, suivi de 14 pages de… de… de je ne sais pas très bien quoi. Incapable de commenter, j’ai choisi des extraits.

 

Je ne pense pas comme vous, les mecs. Vous donnez de l’importance à votre vie.

 

Je sais que la seule personne que je peux juger c’est moi-même.

 

J’aime être avec moi-même.

 

Ces enfants qui sont allés chez vous avec des couteaux, sont vos enfants. Vous leurs avez enseigné. Je ne leurs ai rien enseigné. J’ai seulement essayé de les aider à se tenir débout.

 

Vous avez fait de vos enfants ce qu’ils sont. Je ne suis que le reflet de chacun de vous.

 

Je suis assis et je vous regarde de nulle part, et je n’ai rien dans mon esprit, aucune méchanceté envers vous et aucun cadeau pour vous. Vous jouez le jeu de l’argent. Pourvu que vous puissiez vendre un journal, un peu de sensationnalisme, pourvu que vous puissiez rire de quelqu’un, vous moquer de quelqu’un et regarder du haut quelqu’un, vous savez

 

Ces enfants se sont drogués parce que vous leurs avez dit de ne pas le faire.

Vous leurs avez donné seulement vos frustrations ; vous leurs avez donné seulement votre colère.

 

Si je pouvais me mettre en colère contre vous, je vous tuerais tous. Si c’est coupable, je l’accepte.

 

Je suis ce que vous faites de moi, mais ce que vous voulez c’est un monstre ; vous voulez un monstre sadique parce que vous l’êtes.

 

Vous n’êtes pas vous, vous êtes des simples reflets, vous êtes des reflets de tout ce que vous pensez connaître, de tout ce qu’on vous a enseigné. Vos parents vous ont dit ce que vous êtes. Ils vous ont fait avant vos six ans, et quand vous étiez à l’école, et quand vous avez fait « croix de bois croix de fer », pour l’allégeance au drapeau, ils vous ont piégé dans la vérité.

 

Mon père est votre système.

 

La vérité est maintenant ; la vérité est ici ; la vérité est cette minute-ci et en cette minute nous existons.

 

Hier — aujourd’hui vous ne pouvez pas prouver ce qui arriva hier, vous auriez besoin de toute la journée et alors il serait demain.

 

Je n’ai jamais rien vu de mauvais. J’ai cherché le mauvais et il est relatif.

 

La sémantique entre dans un jeu de discours dans la salle d’audience pour prouver quelque chose qui est allé dans le passé. Il est allé dans le passé, et quand il est allé, il est allé.

 

Les mots vont en cercle. Vous pouvez dire que tout est pareil, mais c’est toujours différent.

 

Je tue tout ce qui bouge. En tant qu’homme, en tant qu’humain, j’assume la responsabilité de cela.

 

Je n’ai jamais créé votre monde, vous l’avez créé. Vous le créez quand vous payez vos impôts, vous le créez quand vous allez au travail, et puis vous le créez quand vous mettez en place un procès comme celui-ci.

 

Je n’offre aucune image paternelle. Je lui dis : « Pour être un homme, petit, tu dois te tenir debout et être ton propre père ». Mais il a encore soif d’une image paternelle.

 

Je ne crois pas en ce que vous faites. Je ne dis pas que vous vous trompez, et j’espère que vous dites que je ne me trompe pas en croyant en ce que je crois.

 

Je me demande pourquoi [le jury] ne me regarde pas. Ils ont peur de moi. Et, savez-vous pourquoi ils ont peur de moi ? À cause des journaux. Vous avez projeté la peur. Vous avez projeté la peur. Vous avez fait de moi un monstre et je dois vivre avec, pour le reste de ma vie parce que je ne peux pas lutter contre.

 

Si un mec me dit « Les Yankees sont les meilleurs », je ne vais pas discuter, pour moi c’est parfait, je le regarde et je lui dis « Ouais, les Yankees c’est une bonne équipe ». Si quelqu’un d’autre dit : « Les Dodgers sont bons », je suis d’accord ; je suis d’accord avec tout ce qu’ils me disent.

 

J’ai montré aux gens ce que je pense avec ce que je fais. Ce n’est pas ce que je dis mais ce que je fais qui compte, et ils regardent ce que je fais et ils cherchent de le faire, et parfois ils sont rendus faibles par leurs parents et ils ne peuvent pas rester debout. Est-ce ma faute ? Est-ce ma faute si leurs enfants ont fait ce qu’ils ont fait ?

 

Non.

 

26 octobre 2002. Retenue. Il y a quelques milliers d’années on a animé l’homme, aujourd’hui on anime les machines. L’âme n’a pas de retenue.

 

27 octobre 2002. Ami, proverbes et traduction. Dans The humain stain de Philippe Roth : je n’avais fait rien d’autre que trouver un ami et je fus envahi par toute la méchanceté du monde. Si on nous les a gonflés, depuis la petite enfance, avec le proverbe : « Celui qui trouve un ami, trouve un trésor », quand on rencontre cette phrase on est littéralement renversés. Il est impossible que l’amitié ouvre le portes à la méchanceté !

Trop pessimiste.

Trop pessimiste ?

Si on laisse tomber la poussière de l’impact initial, on peut entrevoir que le proverbe de notre jeunesse est bien plus pessimiste. En trouvant un ami on trouve un trésor pour nous aider à lutter contre la méchanceté du monde, n’est-ce pas ? Le monde est méchant, seules les amis… Mais les amis — les vrais, comme on dit — sont si peu nombreux !

 

En réalité il écrit « all the world’s malice », qui pourrait être traduit par « toute la malveillance du monde », ce qui rendrait le contraste moins fort.

 

P.S. Je ne connais pas la traduction officielle, mais le choix entre « méchanceté » et « malveillance » n’est pas neutre. Innocent non plus. Personnellement, à bien y penser, pour enlever l’air facilement paradoxal, je choisirais « malveillance ».

 



[1]Brian Massumi (ed.), The politics of Everyday Fear, University of Minnesota Press, 1993.