28 octobre 2002. La fissure. Pour moi, l’œuvre de Nietzsche a toujours été sans défauts. Jusqu’à la semaine passée, quand j’ai lu un texte de Charles Manson. Pour la première fois, j’ai vu une fissure. Profonde. Pas très large, mais profonde. Et dangereuse. « Au-delà du bien et du mal » ? Qu’est-ce que c’est que cela ? Au-delà ? Les contempteurs de la vie l’ont eu. Il fallait rester en deçà. « En deçà du bien et du mal ».

 

29 octobre 2002. Ainsi soit-il. Pourquoi le monde est-il sain ? Parce que les hommes ne peuvent que comparer.

 

Pourquoi le monde est-il malade ? Parce que la morale salit toute comparaison.

 

Pourquoi le monde est-il ainsi ? Parce qu’il est comme je le fais.

 

Pourquoi suis-je ainsi ? Parce que le monde me fit ainsi.

 

30 octobre 2002. Sale con. Il a bu un verre de trop. Il pose une question mâle à droite, à Alice : Est-ce plus grave de pénétrer une femme mouillée qui ne « veut » pas ou une femme qui « veut » mais qui ne mouille pas ?

Réponse d’Alice : T’es un sale con.

 

31 octobre 2002. Addition. Si on vous dit que 2 + 2 = 4 vous ne ferez pas comme la célèbre carpe qui perdit l’eau ; si, par contre, on vous dit que 2 + 2 = 5, vous allez… Ça dépend de qui vous le dit. Qu’un enfant de six ans qui apprend à compter vous le dise et vous lui montrerez l’erreur avec les cinq doigts d’une main. Si c’est un provocateur né vous sourirez à ses explications farfelues avec une bonne dose de paternalisme. Ce qui est plus grave, c’est quand vous vous retrouvez dans un cercle qui connaît l’arithmétique, qui n’est pas constitué de gens complètement farfelus et qui pense que « 2 + 2 = 5 » est la pierre philosophale que l’humanité cherche depuis que l’homme n’est plus un singe. C’est grave, surtout si le cercle est si grand que les adeptes ont oublié qu’il y a un dehors et que  « 2 + 2 = 4 » est une vérité largement répandue — pour certains elle est même le prototype de la vérité.

 

Quand vous discutez et vous vous acharnez à défendre la formule bien connue, vous vous faites traiter d’ignorants, de naïfs, de gens qui ne sont pas dans la pensée. Et pourtant il serait tellement simple de dire que le « + » de leur formule n’est pas le même que la nôtre. Que leur « + » est équivalent à notre « + » mais avec l’ajout de 1 quand les deux nombres à additionner sont égaux, donc : 1 + 1 = 3, 5 + 5 = 11, 123 + 123 = 247, mais 5 + 6 = 11. Pourquoi ne vous le disent-ils pas ? Pour se sentir un groupe d’élite ? Sans doute un peu. Parce qu’ils aiment compliquer les choses simples pour se sentir intelligents ? Probablement pour certains d’entre eux. Mais, fort probablement, c’est tout banalement parce qu’ils sont dans leur profession jusqu’au bout du cerveau et qu’ils sont incapables de faire des liens avec une réalité qui ne les a pas attendus pour s’habiller dans la cité du langage. Qu’ils ne vous les disent pas, c’est emmerdant, mais bientôt vous apprenez à vivre avec ; par contre, quand en partant de 3 + 2 = 5 (ce qui est vrai pour vous et pour eux) et de 2 + 2 = 5, ils infèrent que 2 = 3 et qu’ils veulent absolument que vous soyez d’accord… ça non. Alors il faut les envoyer chier en leur disant qu’il serait bien plus facile de discuter si au lieu d’appeler « + » leur signe d’addition ils l’appelaient, que sais-je ? « #$& ».

 

S’ils avaient la force d’inventer de nouveaux mots, d’être poètes.

 

Premier novembre 2002. Individu. J’ai un certain nombre d’amis sociologues. Je discute souvent avec eux des « grands » thèmes qui nous occupent : l’État, le travail, les femmes, la communauté, l’individu… J’ai rarement des difficultés à les suivre même si parfois je ne connais pas leurs auteurs (je m’aperçois très vite que les noms qu’ils viennent de citer ont dit des choses qui avaient déjà étaient dites, plusieurs fois, par d’autres auteurs qu’ils citaient il y a deux ans. La société de mes amis sociologues me fait souvent penser à une femme fort coquette et maligne qui, pour rester la même, change de style tous les ans. Aujourd’hui, elle a les cheveux très courts et des mini-jupes — nul besoin de lui enseigner que les jambes sont la partie du corps qui vieillit le moins vite. Un seul concept m’a toujours donné des problèmes, celui d’« individu », de « l’individu comme produit de la modernité ». Je n’ai jamais bien compris ce qu’ils voulaient dire. Quand ils disaient qu’avant la communauté était tellement importante qu’on ne pouvait pas parler d’individu « souverain de lui-même », je n’avais cesse de leur demander « avant, quand ? », « qu’entendez-vous par « souverain » ? Et j’allais leur chercher plein d’exemple dans la Rome et la Grecque antiques d’individus « forts » dans des communautés « faibles » et « structurées en réseaux complexes », avec des « frontières poreuses ». Tu ne comprends pas, qu’ils me disaient. Tu projettes ta condition moderne. Je leur citais Virgile, Horace ou Catulle. Mais ça, c’est de la littérature ! Tu confonds tout. Je me rappelle, mot par mot, une discussion avec une sociologue qui s’intéressait beaucoup aux femmes. C’est moi qui commence.

    Didon. Prends le rapport entre Didon et Énée ou entre Didon et sa sœur. Didon n’est-elle pas un individu, romantique, amoureuse comme une femme moderne…

    Tu mélanges tout. Je ne dis pas qu’il n’y avait pas de femmes amoureuses, mais l’amour était différent…

    Quand je lis Virgile, je n’ai pas l’impression qu’il y a de grandes différences…

    C’est parce que tu projettes les idées reçues que deux siècles de romantisme ont mis dans ta petite tête…

    Et le « cynisme » d’Horace, lui aussi…

    Oui. Tu emploies la littérature comme un miroir qui reflète ta condition moderne.

    Et, toi ? N’emploies-tu pas, par hasard, la sociologie comme un miroir ?

    La sociologie est un instrument. Parfois j’ai vraiment l’impression que t’es complètement con… Tu projettes.

 

« Tu projettes », c’était toujours leur façon de clore la discussion. Oui, je projette. Mais tu projettes aussi, et lui… n’en parlons pas. Nous projetons, tous.

 

Hier, la sociologue de Didon m’a annoncé qu’il y avait un livre qui aurait pu m’intéresser sur l’individu. Je l’ai acheté parce qu’étant jusqu’au cou dans la Grammaire de la multitude[1], je ne pouvais pas ne pas m’intéresser à Grammaires de l’individu. La première phrase, avec sa « béance de la modernité », m’a légèrement irrité. La deuxième m’a donné l’espoir de trouver un sociologue que ne me répétait pas, pour la nième fois, son baratin sur individu et modernité : «  Pour toutes les sociologies de la modernité l’individu est la source d’une difficulté intellectuelle majeure ». Je n’en avais jamais douté, même si mes amis m’avaient presque convaincu que c’était moi qui avais les difficultés. Et puis « (…) dès sa constitution en tant que discipline la sociologie s’est efforcée, à partir d’une représentation dominante de la vie sociale, de lui ôter toute centralité (…). » Même si le livre a l’air très pédant et, parfois, jargonneur je me suis tapé toute la longue introduction qui, comme diraient mes amis socios, « situe la problématique », parce que j’ai trouvé qu’elle fait ressortir très clairement comment les sociologues projettent — oui, projettent — leurs visions.

 

L’individu de la sociologie est l’individu de la sociologie. Il suffisait de le savoir.

 

2 novembre 2002. Fausse liberté ? Sage : c’est-à-dire libre dans la prison de la raison.

 

3 novembre 2002. Nobel. Quand il me dit qu’Henri Bergson, en 1928, avait reçu le prix Nobel, je fus très étonnée. Il se trompe, pensé-je, mais il est tellement ombrageux qu’il ne faut pas que je le lui dise. Je ne pouvais quand même pas faire noter, au grand expert des Nobel et des dates, que le prix Nobel de philosophie n’existait pas ! La moutarde lui serait montée au nez en un rien de temps. Je jouai la niaise.

    Quel Nobel ?

    Que veux-tu qu’il ait reçu ? Celui de la physique ? De la littérature, bien sûr !

    Écoute… je n’imaginais pas qu’un philosophe…

    Qu’un philosophe écrive bien ? Jusqu’à preuve du contraire la littérature n’est pas un domaine réservé…

    Non, laisse-moi finir ma phrase. Je sais très bien qu’il y a des philosophes qui savent écrire et des romanciers qui emploient le clavier comme le tableau de bord d’une laveuse, mais je croyais que l’académie suédoise était très straight. Je me suis trompée. Il n’y a pas de quoi en faire un plat !

Mais il en a fait tout un. Comme d’habitude. On a commencé une discussion stérile sur les rapports entre philosophie et littérature où, pour la millième fois, il m’a dit que Proust n’était pas un romancier mais un philosophe et, à ma millième réplique que ses étiquettes appauvrissaient la discussion, il a répliqué, pour la millième fois, que ce que j’appelais « étiquette » n’était pas une étiquette mais une balise. Il aurait passé tout l’après-midi à polémiquer si Laurence n’était pas venue chercher ses verres à repérer.

 

J’y croyais à moitié, à son histoire de Nobel. Dès que Laurence fut partie, je vérifiai dans le Petit Robert : vrai — même si ce n’était pas en 1928, mais en 1927, ce qui, pour un maniaque des dates comme lui, est une sacrée défaite (sa mère est née en 1927).

 



[1] Paolo Virno, Grammaire de la multitude, Conjonctures/l’éclat, 2002. Danilo Martuccelli, Grammaires de l’individu, Folio Gallimard, 2002.