9 septembre 2002. Fondamental. Mais si la destruction de la paysannerie n’est pas un changement fondamental, quels changements pourront aspirer à ce titre ? Un changement qui ne soit pas un simple changement des conditions de travail mais qui libère l’homme du travail en tant que source de fatigue, qui fait sauter les contraintes temporelles hors de son contrôle, qui transforme le travail d’instrument de mesure de la richesse et de police des besoins en « activité ». Pour en arriver là il y a sans doute une infinité de routes mais, probablement, un seul pont : le pont qui « anime » les machines. Nos ancêtres qui domestiquèrent les animaux pour leur « déléguer » un peu de leur fatigue sont sans doute ceux qui sont les plus proches de nous qui nous apprêtons à « animer » les machines. Cette animation n’est pas une simple singerie des animaux (comme le tracteur singeait le mulet) ou des esclaves (comme le lave-vaisselle singe l’adolescente qui travaille en ville pendant que son père estive en Engadine) mais imite les manières de raisonner des humains.

Pour construire un tracteur, il faut une usine ; dans cette usine, avant l’entrée de machines « animées » (avant les années 70, grosso modo), les ouvriers faisaient, dans des temps fixes, des opérations plus ou moins bien définies que les responsables de la production avaient établies pour atteindre le maximum de productivité compatible avec les luttes syndicales et les caractéristiques « psychophysiques » moyennes. Aujourd’hui, le petit-fils de l’ouvrier écrit des programmes pour un robot qui fait une grande partie du travail du grand-père. Que le petit-fils de l’ouvrier ait fréquenté l’université, qu’il soit ingénieur en informatique, qu’il écrive des programmes pour un robot qui serre des boulons sans besoin d’interventions humaines, n’apporte pas automatiquement des changements fondamentaux[1] dans les conditions de vie du petit-fils par rapport à celles du grand-père. Ce qui change, c’est que le travail du petit-fils n’est plus centré sur les mouvements des muscles qui suivent les mouvements de la chaîne de montage, mais sur les « mouvements » des neurones qui suivent des constellations d’idées et qui s’accrochent aux mots des autres — ce qui obligerait un nouveau Chaplin, qui voudrait fustiger les mœurs en riant, à chercher le rire dans la gesticulation des paroles et non dans celle des bras[2].

Le travail concret est devenu moins concret : l’homme anime la machine et la machine manipule les matériaux. Est-ce là le fondamental que nous recherchons ? Peut-être. Avec Kurz[3], on pourrait dire que le « devenir abstrait du travail concret » est ce qui creuse le tombeau du travail salarié. C’est sans doute vrai mais, dans cette position, il y a quelque chose de trop mécanique : une espèce de nécessité qui semble pouvoir se passer des interventions des individus. Et si on regardait de l’autre côté ? et si on considérait, comme dans Empire, que c’est le langage qui se « concrétise » en devenant lui-même un élément (l’élément) de production ? Est-ce qu’on pourrait mieux saisir le « fondamental » ? Oui, vraisemblablement. Le fait que le langage — le travail d’abstraction et de catégorisation du cerveau — devienne le moteur principal pour créer de la richesse oblige à repenser complètement les mécanismes de pouvoir, de lutte et d’émancipation. Comme dans Empire. C’est pour cela aussi qu’Empire est un livre important. C’est parce que, contrairement au mécanicisme du « devenir abstrait du travail », il ne laisse pas de côté les tonalités subjectives : il y a la biopolitique, il y a le désir, il y a la richesse de la pauvreté et il y a une multitude, qui n’est pas une masse amorphe que la technique et le pouvoir de l’État conduisent où bon leur semble.

Une mise en garde s’impose : un changement fondamental de la production dans le passé qui n’a pas causé de changements fondamentaux dans les conditions de vie n’est pas considéré ici comme fondamental. En ce sens le passage de la campagne à l’usine fordiste n’est pas pour nous fondamental. Par contre un changement important de la production qui est en cours est fondamental s’il permet d’envisager des changements fondamentaux. Si dans un futur plus ou moins éloigné, on s’aperçoit qu’il n’y a pas eu les changements espérés dans les conditions de vie, nos descendants spirituels, s’ils continuent à penser à peu près comme nous, en tireront comme conséquence que les changements n’étaient pas fondamentaux comme l’avaient cru leurs ancêtres (nous, dans ce cas-ci). Et ce sera à eux de chercher ce qui est ou qui sera fondamental[4]. Comme quoi le fondamental non seulement est historiquement déterminé, mais il l’est aussi culturellement et psychologiquement. Ce qui n’est pas bien étonnant.

 

10 septembre 2002. Empire. Dans l’histoire de l’humanité, on retrouve des dizaines d’empires très différents par l’étendue, la durée, la cohésion, l’organisation politique, etc. L’Empire romain d’Orient dure plus de mille ans et celui de Napoléon 1er une seule décennie, et pourtant tous les deux sont désignés comme des empires ; l’Empire mongol allait de la Corée à la mer Adriatique et l’Empire Torwa ne couvrait même pas tout le Zimbabwe, mais on nomme les deux « empires » ; n’est-ce pas un empire que celui du Soleil-Levant qui avait une cohésion que le Saint-Empire romain germanique ne pouvait même pas imaginer ? L’Empire britannique se targuait d’être démocratique, mais il est loin d’être sûr que, côté Russie, Ivan IV fût un grand démocrate quand il se fit appeler Tsar. Il faut dire que cette prolifération est due aussi aux conquérants occidentaux qui, dès qu’ils occupaient des terres, pour se donner un peu plus de gloire, appelaient « empire » toute organisation politique autochtone un tant soit peu complexe. À ce propos, il suffit de penser au nombre d’empires que l’Empire britannique défit dans ses conquêtes africaines ou asiatiques ! On peut résumer ainsi la signification d’empire telle que le XIXe siècle la solidifia pour les siècles à venir : une organisation de la souveraineté qu’à partir d’une métropole s’impose sur toutes les terres qui n’ont pas assez de force pour résister. Donc l’Empire n’est qu’un État-nation européen, qui s’annexe des colonies ne pouvant pas s’annexer d’autres États-nations européens — l’expérience napoléonienne et d’autres, bien moins glorieuses, sont les nécessaires exceptions. Que le XIXe et le XXe siècle, au moins jusqu’en 1960, aient été caractérisés par l’impérialisme des États-nations plutôt que par des empires est quelque chose qui est accepté même dans les pires familles. Il est beaucoup plus difficile d’accepter la thèse de Hardt et Negri selon laquelle aujourd’hui on ne peut plus parler d’impérialisme et, pour comprendre la politique actuelle, pour espérer changer quelque chose de fondamental dans les conditions de vie, il est important d’analyser la mondialisation à l’aide du concept d’un Empire « sans centre » plutôt que de la voir comme un acte impérialiste des USA qui continueraient ainsi, en quelque sorte, la politique européenne d’avant 1939.

Il n’est donc pas étonnant, vu l’étendue sémantique du terme empire, que Hardt et Negri mettent en garde les lecteurs contre une interprétation métaphorique : « [N]ous n’employons pas ici « Empire » comme une métaphore […] mais plutôt comme un concept, ce qui exige fondamentalement une approche théorique ». Mais, même si pour les deux auteurs il est important de considérer Empire comme un concept, il est clair qu’ils ne peuvent pas croire que la composante métaphorique puisse être complètement évacuée, surtout quand ils écrivent que « notre analyse relève essentiellement du modèle romain. » Ce que le « concept » leur permet, c’est de ne pas devoir démontrer les « ressemblances entre l’ordre mondial actuel et les empires de Rome, de la Chine, des Amériques, etc. » et de pouvoir ainsi diminuer le nombre de querelles académiques potentielles.

Mais si le modèle qui trottine derrière le concept d’Empire et qui permet de mieux le saisir est celui de l’Empire romain, alors il nous semble qu’il n’y a pas de meilleure définition conceptuelle que celle de Dante[5] dans La Monarchie : « L’Empire est un principat unique sur tous les êtres qui vivent dans le temps». Puisque dans le moyen âge chrétien les anges étaient des vivants mais des vivants hors du temps « tous les êtres qui vivent dans le temps » est égal à « tous les êtres vivants » de notre époque ce qui est équivalent à ce qu’écrivent Hardt et Negri : « le concept d’empire est caractérisé fondamentalement par une absence de frontières. »

L’Empire est « la nouvelle forme mondiale de la souveraineté » qui prend la place des État-nations parce que ces derniers ne peuvent pas s’adapter aux nouveaux modes de production et d’échanges qui sont en train de bouleverser l’organisation politique et économique de la terre.

L’Empire n’est pas l’impérialisme mais son dépassement ; l’Empire est unique, les États impérialistes étaient légions ; les États impérialistes traînent avec eux les relents du racisme propre à tous les nationalismes, l’Empire n’a pas besoin d’écraser une race ; les États impérialistes déplaçaient des armées pour conquérir des terres ou mater des révoltes, l’Empire déplace des armées de police pour emprisonner (ou tuer) les méchants ; les États impérialistes cherchent de nouvelles terres pour les gens de la métropole, l’Empire cherche les lieux et les personnes les plus productives.

Mais il n’y a pas seulement des différences.

Il y a aussi une similitude très grande, qui facilite la diarrhée verbale de beaucoup d’adversaires de la mondialisation et qui leur fait oublier toutes les différences : les États impérialistes emploient l’idéologie nationaliste et la religion pour épauler l’exploitation de la majeure partie de leurs sujets, l’Empire, lui, aux mêmes fins, emploie le spectacle. Il est vrai, aujourd’hui il n’y a pas moins d’injustices qu’hier. Mais il est surtout vrai que ce n’est pas en suivant les chants de vieilles sirènes édentées qu’on trouvera le moyen de « changer les choses ». Les États-nations viennent de se vider de toute utilité et donc de toute crédibilité. Chercher dans ces carcasses vides des outils est non seulement réactionnaire (ce qui n’est pas un mal en soi) mais imbécile et fasciste (ce qui est un mal en soi). Il ne s’agit surtout pas de nier la continuité dans l’exploitation entre les États-nations et la nouvelle organisation mondiale, mais Hardt et Negri ont bien raison quand ils affirment que c’est seulement en prenant conscience des éléments nouveaux qu’on peut mener une lutte qui ne soit pas une simple agitation juvénile dans l’attente de trouver une place au soleil sous le nouveau pouvoir.

Ce qui est intéressant dans Empire, c’est qu’il n’y a pas de nostalgie pour un passé récent qui a été l’un des plus meurtrier de l’histoire ; c’est qu’il n’y a pas d’acceptation béate de l’organisation du monde actuelle et pas de solutions « toutes cuites ».

Il y a ceux qui disent : « Cette histoire d’Empire sans centre, d’Empire en réseau, c’est complètement faux. Non seulement l’Empire a un centre, mais il est une pure émanation des USA. L’Empire actuel n’est que l’impérialisme des USA à l’époque de la mondialisation. Il suffit de voir ce qui se passe actuellement[6] avec l’Irak pour comprendre. Bush se comporte comme un Léopold belge quelconque avec l’Afrique ». Qui sait comment finira cette « histoire » avec l’Irak ? Mais quelle que soit sa conclusion temporaire, il est clair que les États-Unis, l’État-nation hégémonique est obligé à se plier à certaines exigences d’un droit international qui est plus que le résultat d’un équilibre diplomatique ponctuel entre États. La déclaration du 20 septembre 2002 de Georges Bush au congrès : « Nos forces armées seront assez puissantes pour dissuader tout adversaire potentiel qui voudrait établir une politique d’armement dans le but de surpasser ou d’égaler la puissance des USA », est la queue d’un discours du XIXe siècle qui ne semble pas infirmer les thèses de Hardt et Negri mais simplement confirmer le manque d’envergure du président des USA. Il est inutile de lui demander d’aller au-delà des intérêts immédiats de l’industrie de l’aviation, électronique et informatique. S’il y a une guerre du Golf II, elle sera comme celle de 1991, ou celle du Kosovo en 19xx, ou celle d’Afghanistan en 2001 : une guerre « interne » pour mettre de l’ordre dans les échanges économiques. Il est vrai qu’il y a d’autres guerres (Congo, Tchétchénie, Indonésie, Sierra Leone, pour n’en nommer que quelques-unes unes). qui semblent cadrer moins bien avec l’Empire), mais elles ne contredisent pas les thèses du livre : dans leur localisme, la silhouette du nouvel Empire est plus difficile à cerner — mais il suffirait d’analyser qui arme ces nations et ces ethnies en guerre pour voir poindre l’ombre de l’Empire.

 

12 septembre 2002. Pouvoir et plaisir. Quand Mon ami C. voulait emmerder des collègues du département un peu trop constipés, posait, avec le naturel que je lui envie depuis que je le connais, une question qui avait à peu près cette allure : « Pourquoi les hommes dans la cinquantaine préfèrent-ils une jeune fille inexperte même si elle traite le prépuce comme une vieille croûte de fromage à une femme de son âge qui lèche les couilles comme une déesse? » Il n’avait jamais de réponses sinon des « Toujours les mêmes histoires », « C’est de la provoc », « On s’en fout », « Peux-tu parler d’autres choses que de cul ? » ce qui lui permettait de donner sa réponse que les collègues écoutaient avec un intérêt qui contrastait avec l’indifférence et l’agacement affichés. « C’est parce que les hommes préfèrent le désir au plaisir. Les hétéros sont Deleuziens et non Foucaultiens[7]  et puis c’est bien connu que les hommes aiment exercer le pouvoir et les femmes préfèrent le subir, n’est-ce pas Irène ?. » À ce point c’était, comme vous pouvez facilement l’imaginer, les protestation des féministes qui ne s’étaient pas encore éloignées du cercle qu’entourait C. et les vagissements des hommes qui employaient le féminisme comme cheval de Troie pour occuper la cité des femmes. À cette époque-là (il y a dix ans), je pensais que C. avait raison. Aujourd’hui, je ne le sais plus. Ce que je sais, c’est que les nouvelles femmes (celles qui n’étaient pas encore des adolescentes quand C. provoquait ses collègues) n’aiment pas subir le pouvoir et que les hommes, vieux et nouveaux, craignent cela.

 

13 septembre 2002. Si on demandait à un ouvrier de la philosophie à quelle école appartient le philosophe qui, dans une conférence tenu à Oxford en 1920, prononça la phrase suivant : « J’estime que les grand problèmes métaphysiques sont généralement mal posés, qu’ils se résolvent souvent d’eux-mêmes quand on en rectifie l’énoncé, ou bien alors que ce sont des problèmes formulé en termes d’illusions, et qui s’évanouissent dès qu’on regarde de près les termes de la formule », il nous regarderait indigné et avant de partire en bombant le torse il ne se priverait pas de criailler  : « Mais, c’est banal… Pour qui me prenez-vous… Votre question m’offense… Je ne vous répondrai jamais ». Ce n’est pas ce qu’il croyait avec une assurance si bête. Comme d’habitude il se trompe, parce que dans son travail à la chaîne (livres, conférences, articles et, quand il a le temps, cours) il n’a plus le temps pour réfléchir. Travail à la chaîne ? Non. Ce n’est pas un travail à la chaîne, c’est lui qui est une chaîne d’assemblage d’idées reçues. (Le philosophe cité est Bergson).

 

14 septembre 2002. Multitude. Les insignes des armées de l’Empire romain portaient inscrites les initiales de leurs commettants : S.P.Q.R (Senatus PopulusQue Romanus[8]). En attendant que les fabricants d’armes, d’avions et d’ordinateurs exigent que leurs logos soient bien en évidence dans toutes les campagnes de la milice onusienne, on peut se demander quel sigle prendra la place de S.P.Q.R. Même si le sénat pouvait rester (l’Empire aura besoin de garder une certaine décence et de permettre qu’une assemblée « souveraine » autorise les interventions contre les forces du mal qui aspirent à le démembrer), il n’y aucune raison de garder le peuple. Même si, au Québec, une position comme celle de Giorgio Agamben n’est pas de tout repos, elle semble inattaquable (« Aussi en admettant que [l’idée de peuple] ait déjà eu un contenu réel, au-delà de l’insipide catalogue de caractères dressés par les vieilles anthropologies philosophiques, elle a été vidée de tout sens par ce même État moderne qui se présentait comme son gardien et son expression : malgré les bavardages des gens de bonnes intentions, aujourd’hui le peuple n’est que le support vide de l’identité étatique et c’est seulement en tant que tel qu’il est reconnu »[9]).

Si l’Empire « absorbe » les États, les peuples ne peuvent que disparaître à moins que les tenantd du nouveau pouvoir, toujours à l’affût de vieux privilèges, ne les transforment en lieux de rencontre pour vieilles tiques nostalgiques des temps où « notre peuple était honoré et respecté » ou « notre peuple était écrasé » — l’état du peuple a toujours été sans importance pour son État. Mais, quelle que soit l’issue des luttes dans l’Empire, quelle que soit la forme que celui-ci prendra et les idéologies qui le soutiendront, il n’aura plus besoin de s’appuyer sur un « ensemble d'humains vivant en société, habitant un territoire défini, ayant en commun un certain nombre de coutumes, d'institutions, une communauté d'origine et parlant une même langue[10] ». Il lui suffira d’un « ensemble d’humains ». Contrairement à peuple, nation, fidèles, prolétaires (oui, même prolétaires) qui impliquent un objectif à atteindre imposé de l’extérieur et dont le sens de la mission favorise la manipulation des délégués d’un pouvoir dont la seule et vraie fin est de conserver le statu quo, un « ensemble humain » sans autres connotations est incontrôlable. Mais un ensemble peut contenir un nombre quelconque d’individus, même un, même zéro, ce qui n’est pas très utile comme concept en théorie politique pour prendre la relève de peuple. Negri et Hardt, comme tout un filon de la gauche italienne, sont allés repêcher un terme que le XVIIe siècle avait déjà passionnément employé : un terme — multitude — qui renvoie simplement à un grand nombre (à un ensemble[11] contenant un grand nombre d’humains sans aucune autre caractérisation que d’être en grand nombre). La multitude, « une pluralité qui ne converge pas vers une unité synthétique[12] » était pour Spinoza « la clef de voûte des libertés civiles » et pour Hobbes, selon Virno « un concept négatif […] : ce qui n’est pas apprêté pour devenir peuple, dans la mesure où cela contredit virtuellement le monopole de l’État sur la décision politique, bref un relent de l’" état de nature " dans la société civile ».

Mais cet « état de nature[13] » peut difficilement être considéré, comme au XVIIe siècle, comme un simple lieu de l’animalité. L’état de nature, « enrichi » par des milliers d’années de traversées du langage et par une technique qui joue le rôle de tampon entre une nature « hypothétique et pure » (qui n’a sans doute jamais existé sinon avant la formation des premiers être vivants) et une raison « pure » qui s’acharne à comprendre et manipuler des concepts, est dans l’Empire un substrat suffisant pour la formation d’individus qui n’ont besoin ni de Dieu ni d’État pour justifier et donner un sens à leurs actions. Ce qui est « derrière » les individus, le monde dans lequel ils baignent jusqu’à l’autonomie de l’adolescence — tout ce qui n’est pas encore individualisé mais qui permet à l’individu d’éclore — est un mécanisme fort puissant pour expliquer les conditions de la vie en commun. Employer « multitude » au lieu de « peuple » ou « prolétariat » implique qu’on abandonne toute transcendance et qu’on essaye de comprendre le monde en partant de ce qui est là — de ce qui était là.

Que les « Italiens » insistent plus sur l’opposition entre multitude et peuple que sur l’opposition entre multitude et prolétariat et multitude et masse est facilement compréhensible. Dans la situation économique et culturelle actuelle, la multitude peut facilement prendre la place du prolétariat[14] : les liens trop solides de ce dernier avec des conditions de travail dépassées et avec l’emploi pervers qu’en a fait le mouvement syndical et le social-communisme étatique le rend pratiquement inutilisable. Mais la masse ? Que dire de la masse qui partage avec la multitude le fait d’être un ensemble nombreux et de ne pas avoir besoin d’autres éléments de structuration ou de finalités externes ? La masse introduit une composante d’homogénéisation que la multitude n’a pas nécessairement.

 

15 septembre 2002. Biopolitique. Plusieurs, qui ont la chance d’être payés pour réfléchir et parler, semblent être mal à l’aise avec la catégorie du biopolitique. Une catégorie tellement floue… une trouvaille d’intellectuels désœuvrés… un concept étique bourré d’hormones de la nouveauté… la récupération par une gauche pseudo-révolutionnaire de vieux machins de droite… on n’y comprend rien du tout… « Qu’est ce que c’est que le biopolitique ? Voulez-vous me l’expliquer, vous qui vous targuez d’y comprendre quelque chose », c’est une amie, fort engagée et fort rénitente à tout ce qui pue le post-moderne, qui le demanda avec un sarcasme qu’une discussion bien avinée rendait presque amène. Il faut tenter une explication et montrer que le lorgnon biopolitique permet de mieux observer une multitude de choses qui se passent sous notre nez, sous leur nez et sous le nez de bien d’autres.

Ce concept semble pourtant assez clair, au moins aussi clair que la plus célèbre plus-value, que la théorie des ensembles ou que la libido freudienne. Mais vaut-il encore la peine de répéter que plus un concept est simple, plus il est difficile à saisir avec des discours qui, ayant été si bien polis par la culture académique, n’ont plus aucun frottement avec les choses ? Commençons de manière classique et pédante : qu’est-ce que le politique ? La réponse, inchangée depuis 2 400 ans, est bien connue : le politique est ce qui concerne la vie dans la cité et son gouvernement et sert à justifier les actions et le pouvoir des hommes — d’autres, moins lucides et plus naïfs disent qu’il concerne le juste et l’injuste. Mais quelle vie, dans la cité ? La vie « animale », la vie « nue », la vie avant le langage ou la vie des humains en tant qu’animaux au-delà des animaux[15], celle qui est habillée de langage ? La vie des rongeurs de noix ou celle des rongeurs de voix ? La vie sexuelle ou la vie érotique ? Un peu de tout. Sans doute. Mais, une telle réponse n’est qu’un semblant de réponse : nous faisons comme si ces oppositions étaient fictives, comme si la vie était la vie et que le reste n’avait pas d’importance. Ce qui est un peu court — à moins d’y arriver après un long détour où les différences ont été analysées avant d’être unifiées à un autre niveau.

Faisons un détour par la source principale — Foucault — et choisissons trois passages de La naissance de la médecine sociale[16] qui sont d’une clarté exemplaire : « Le contrôle de la société sur les individus ne s’effectue pas seulement par la conscience ou par l’idéologie, mais aussi dans le corps et avec le corps. Pour la société capitaliste c’est le biopolitique qui importait avant tout, la biologie, le somatique, le corporel. Le corps est une réalité bio-politique ; la médecine est une stratégie bio-politique. » Et cette stratégie biopolitique naît à la fin du XVIIIe siècle quand « les conflits urbains devinrent plus fréquents avec la formation d’une plèbe en voie de prolétarisation [et] surgit et s’amplifia un sentiment de peur, d’angoisse face à la ville ». Le concept de biopolitique devrait permettre à Foucault de « montrer comment les rapports de pouvoir peuvent passer matériellement dans l’épaisseur même des corps sans avoir à être relayés par la représentation des sujets. » Le biopolitique et le biopouvoir sont introduit par Foucault pour s’opposer à une conception du pouvoir « aussi restrictive, aussi pauvre, aussi négative. [Une conception du] pouvoir comme loi et comme prohibition » et pour essayer de penser le pouvoir non simplement comme gardien de la morale avec ses « tu ne dois pas » inscrits dans la loi, mais aussi comme ensemble de mécanismes positifs et diffus qui soutiennent et améliorent le fonctionnement de niches sociales. Le pouvoir devient donc « bio » (contrôle sur la vie des individus et des populations), pas tellement pour les conditionner et les empêcher de faire mais pour améliorer leur faire. C’est dans cet aspect du faire, du produire que le biopolitique intéresse Hardt et Negri.

Le faire et le produire sont toujours plus immatériels, toujours plus fondés sur les échanges, sur le langage, sur la raison comme tisserande de relations conceptuelles. L’automatisation déconstruit les usines qui, de « lieux fermés » où une masse d’ouvriers s’adapte à la rigidité des machines, se transforment en réseaux de production où des machines toujours plus flexibles collaborent avec des ouvriers-intellectuels toujours moins spécialisés[17]. Faute d’un meilleur terme, on emploie ici l’expression ouvriers-intellectuels pour indiquer des individus qui produisent à partir de leur force physique et de leur force intellectuelle ; des individus qui génèrent de la richesse par le simple fait de vivre et d’échanger[18]. Ce qui ne veut pas seulement dire que le pourcentage de personnes ayant un travail intellectuel augmente par rapport aux travailleurs manuels mais, surtout que, dans les tâches productives, la composante intellectuelle devient toujours plus importante. On aura donc toujours plus besoin, pour paraphraser Paolo Virno, de travailleurs qui mettent à disposition de la production leur capacité de parler (leur bios d’abstraction) et qui « produisent » non seulement quand ils sont assis devant leur ordinateur mais aussi quand dans leurs échanges quotidiens ils approfondissent, ils communiquent, ils… vivent. On a donc toujours plus besoin de travailleurs de la communication qui huilent les engrenages sociétaux non plus avec un contrôle idéologique et législatif de type « totalitaires » mais en utilisant la création d’individus « autonomes » prêts à s’adapter à tous les changements techniques, politiques, culturels, etc.

Mais la définition d’ouvrier-intellectuel reste trop simpliste. Le tiret qui sépare ouvrier et intellectuel sépare ce qui n’est pas séparable et nous installe dans un dualisme qui persécute la pensée depuis son aurore. Si la mode des néologismes n’avait pas abandonné la publicité pour s’établir même dans le champ qui devrait lui être le plus étranger (celui de la philosophie), on pourrait proposer ouvriel.



[1] On pourrait dire que le fait qu’il soit moins fatigué (beaucoup moins fatigué) que son grand-père est un changement fondamental, mais non : réservons « fondamental » à ce qui change (ou peut changer) l’organisation de toute la société.

[2] Que Woody Allen, le Chaplin de la post-modernité, nous fasse rire en partant (et en parlant) de la psychanalyse, ce n’est sans doute pas un hasard.

[3] Robert Kurz, « L’honneur perdu du travail », Conjoncture 25, printemps 1997.

[4] Cette insistance sur la recherche du fondamental, ne devrait pas faire penser au fondamentalisme, quel que soit le sens du mot. Le « fondement » dont il s’agit ici n’a rien de figé ni de transcendant, il repose sur l’évolution de la technique et des idées et, surtout, il est influencé par nos actions.

[5] Poète florentin né en 1265 et mort en 1321. Son œuvre la plus célèbre, La Divine comédie, malgré son attachement à l’Empire, ne fut pas écrite dans la langue impériale, le latin, mais dans celle d’une nation qui attendra encore plus de 500 ans avant de devenir un État.

[6] 20 septembre 2002.

[7] Il faut dire que mon ami enseigne la philosophie et il éprouve un plaisir pervers à ramener les idoles de ses collègues aux raz des pâquerettes.

[8]. Le sénat et le peuple romain.

[9] Giorgio Agamben, « Paroles secrètes du peuple sans lieu », Conjonctures 14, 1991.

[10] Définition de peuple tirée d’un dictionnaire très populaire avec l’ajout de « parlant la même langue ».

[11] À ceux qui pensent qu’un terme comme multitude est trop pauvre et qu’il rerpésente un pas en arrière par rapport à la richesse conceptuelle de « peuple », de « nation » ou de « prolétaire », il n’est sans doute pas inutile de rappeler qu’au début du XXe siècle les mathématiques firent un « pas en arrière » vers un concept « pauvre » comme celui d’ensemble pour mieux sauter. Et, même si ce concept a introduit quelques paradoxes, les mathématiciens ne le laissèrent pas tomber pour autant, mais ils continuèrent et continuent à l’employer comme un concept-clef qui ouvre bien des boîtes dont le contenu, sans lui, resterait caché.

[12] Paolo Virno, Grammaire de la multitude, Conjonctures/l’éclat, 2002.

[13] Sauvage pour ceux qui demandent un contrôle de l’État ou innocent pour ceux qui voient dans la socialisation humaine l’origine et le soutien de la « chute » dans l’injustice et la souffrance.

[14] Si l’on considère le monde du seul point de vue de l’émancipation on pourrait sans doute dire, sans trop forcer les termes, que la multitude est le nouveau prolétariat. Un prolétariat dont le simple fait de vivre produit un surplus de richesse.

[15] Ce qui a porté le politique asservi au religieux à vider les entrailles de l’animalité pour les bourrer d’âmes.

[16] Michel Foucault, « La naissance de la médecine sociale », Dits et écrits, Vol. II, Gallimard, 2001.

[17] Le fait qu’un grand nombre d’usines dans les villes occidentales se transforment en ensembles de logements est une bonne métaphore de l’occupation par la « vie quotidienne » des espaces qui étaient réservés au travail.

[18] En empruntant au graphisme des mécanismes pour éclaircir les concepts on peut écrire qu’au XIXe siècle la production avait surtout besoin d’ouvriers-intellectuels, à la fin du XXe d’ouvrier-intellectuels et, dans les prochaines années, il est fort probable qu’elle se servira d’ouvriers-intellectuels.