16 Septembre 2002. Deux variations sur l’écriture.

V1. Ceux qui croient qu’on écrit pour soi sont bien plus naïfs que ceux qui croient qu’on écrit pour les autres. Ça s’écrit.

 

V2. Les débiles pensent que dans la vie il y a des buts. Les débiles au carré pensent que l’écriture a un but. Seules les Écritures en ont un : celui de réduire les corps au silence.

 

17 septembre 2002. Mépris. Le mépris de la culture du tiers-monde, surtout quand il jaillit[1] de la correction politique est quelque chose que je ne peux pas supporter. Je supporte mieux l’exploitation (du tiers-monde). L’autre soir j’ai commencé à regarder Un été à la goulette, un film tunisien très prisé par la critique et par les cinéphiles. Dès les premières scènes j’ai été saisi par le très mauvais jeu des acteurs, par l’imitation des situations cocasses de Fellini, par une pauvreté de la mise en scène qui donnerait les boutons à un œuf, par une légèreté qui se veut légère et qui est gluante, par un réalisme d’opérette, par des stéréotypes… Bref, c’est un film dont le seul mérite est d’être tunisien. Si j’étais tunisien je serai déjà enrôlé dans la bande de Ben Laden pour faire sauter les sièges de tous les festivals de cinéma de la terre.

 

18 Septembre 2002. Tous des travailleurs. Jünger avait-il raison quand, au début du siècle dernier, il prévit que la figure du travailleur eût dominé dans les temps à venir ? Non, si on considère, comme lui, que la figure du travailleur s’incarne dans l’ouvrier-masse qui remplace le soldat ; non, si on pense au travailleur comme salarié. Oui, si on considère que la figure s’incarne dans l’ouvrier-intellectuel qui ne respecte plus les règles rigides d’une caserne-usine en voie de disparition, mais invente et est au-delà des contraintes morales qui forgèrent le sens de la famille et de la patrie de l’ouvrier modèle[2] de l’usine tayloriste — ce qui ne veut pas dire que d’autres contraintes ne l’empêcheront pas d’atteindre une liberté autre que celle qu’on lui offre comme monnaie d’échange pour son temps.

La figure du travailleur domine parce qu’il n’y a plus d’espace possible pour le non-travailleur. Tout ce qui est récupérable est récupéré et tout est récupérable. Il n’y a plus de dehors, parce qu’il n’y a pas de dehors de la vie[3]. Il n’y pas d’activité humaine dont on soit sûr qu’elle ne fournira pas de « fruits » à la production. Mais le fait que tout soit récupéré n’implique pas nécessairement homogénéisation, comme les pessimistes sans fantaisie voudraient nous le faire accroire. Le fait que la culture et l’art aient perdu leur détachement du monde du travail qui en faisait une arme idéologique terrifiante, qu’ils soient sources de « richesse » au même titre que les muscles et les machines n’est rien de terrible en soi. Si tout est travail, rien n’est travail. Si tout est travail, tous ont droit au partage des richesses…

Qu’il n’y ait plus d’artistes maudits est une conséquence pas tout à fait anodine de la récupération globale. Quand Jacques Derrida, au cours d’une émission de télévision, dit qu’Antonin Artaud, parangon des maudits qui détestait par-dessus tout les musées et l’Amérique, n’aurait jamais pu imaginer que ses œuvres seraient exposées au moma (le musée d’art moderne de New York), il a raison. Comme Artaud avait raison car, même si la fonction de la culture a toujours été de récupérer, elle laissait toujours en marge certains artistes qui n’étaient pas aveuglés par le phare du centre et voyaient plus aisément ce qui serait un jour au centre. Mais un Artaud contemporain qui penserait ainsi serait un simple sot, parce qu’il n’y a pas de centre. La littérature (une certaine littérature : Finnegan’s Wake et L’homme sans qualité en particulier), la philosophie (une certaine philosophie : Ainsi parla Zarathoustra, surtout) et la peinture (un certaine peinture : le cubisme, sans doute) ont préparé le terrain pour la compréhension des phénomènes économiques et politiques.

Tout est travail, même un mémoire de maîtrise sur « La cadrature hyperbolique des nuisances heideggerienne dans les discours de Tony Blair » est un travail productif. Comme l’était celui des jeunes qui ont participé aux mouvements contestataires des années 60 et 70 qui ont employé la « révolution » (sans le savoir) pour se faire les griffes avant d’accéder à des positions de pouvoir dans la société qu’ils méprisaient. Leurs discussions sans queue et sans fin dans les amphis des universités pour définir le prolétaire n’ont pas été inutiles : elles ont créé des habitudes, des ruses, des capacités qui leurs permettent maintenant de former et de contrôler et d’être des noyaux importants dans le réseau du pouvoir. Ils pensaient être l’avant-garde du communisme, ils étaient l’avant-garde de l’Empire.

 

19 Septembre 2002. Enliesse. Il était une fois, dans un pays qui n'existe plus — mais qui a déjà existé, je vous le jure — une fille qui n’aimait pas les tartes. C’était fort étrange une fille n’aimant pas les tartes, dans ce pays rempli de tartes aux hommes ; tellement étrange qu’un jour elle mordit l’orteil droit de son père, un homme puissant qui travaillait pour une chaîne d’escarpettes. Savez-vous qu’est-ce qu’une chaîne d’escarpettes ? Non ? Je vais vous l’expliquer.

 

Je suis sûr que vous savez ce qu’est une chaîne, parce qu’on a tous été le chaînons manquant d’une chaîne, au moins une fois dans sa vie. Imaginez donc une chaîne, sans aucune caractéristique qui la rende réelle, perceptible, utile, touchable. Ne pensez ni à une chaîne lourde ni à une chaîne de fer ou encore moins à une chaîne courte ; si vous voyez une chaîne de montre, une chaîne de montagnes ou une chaîne de montage, oubliez la montre, les montagnes et le montage. Vous devez essayer de voir la chaînitude, la chaîne pure, la chaîne en purée : une chaîne qui n’est plus une chaîne mais qui peut toujours enchaîner. Si vous êtes des visuels, incapables de toucher aux concepts purs, vous pouvez vous aider avec une chaîne sous une chainse sur une branche d’un chêne près d’une chènevière. Vous y êtes ? Avez-vous votre chaîne ? Oui ? On peut donc enchaîner.

 

Les escarpette… les escarpettes… c’est complexe, les escarpettes…. parce que les escarpettes existent seulement en couple. On ne peut pas avoir une escarpette ou trois escarpettes ou mille escarpettes. On a toujours deux escarpettes. C’est parce que les escarpettes, comme les bas laines, sont toujours en couple que l’escarpettitude n’existe pas, comme n’existent pas les griffons, Dieu ou les solitudes. La solitude peut vous aider à comprendre les escarpettes car la solitude est toujours au singulier : les solitudes n’existent pas, elles sont toujours seules, singulière. Comme on dit en linguistique d’hoc, la solitude et les escarpettes sont des concepts ontothéocontraints.

 

Il faut penser les escarpettes dans la réalité de la vie quotidienne, il faut les accrocher à d’autres mots : les pâtes d’escarpette, la poudre d’escarpettes, la peur d’escarpettes (à ne pas confondre avec la peur des escarpettes)… en bref, tout ce qui commence par « p » minuscule peut être « d’escarpettes ». Même ptyx ? Certes. Mallarmé était connu par sa pudeur d’escarpettes. Imaginez qu’il existent mêmes les putschistes d’escarpettes, les escarpettes putatives et ces putains d’escarpettes ! Même si les escarpettes sont plus répandues que le mal au dos parmi les quinquagénaires, elles ne sont pas connues comme le bar à Basse dans l’attraction. Il y a même des gens qui ne savent pas différentier une escarpette d’un passing-shot. Eh bien, les escarpettes sont l'équivalent des télévisions.

Non, pas vraiment.

 

La comparaison est un peu claudicante, comme l’écrirait Val Éry, car il est impossible de faire des équivalences entre un pays comme le nôtre où la télévision nous permet de ne pas crever de faim et le pays de la fille qui n’aimait pas les tartes où les escarpettes ne pouvaient être saisies à la vapeur que le deuxième jeu dis du moi des ânes nés bis sex tiles. Je veux faire une concession à la politique et je vais ouvrir une parenthèse, sur le lien entre télévision et dénutrition, même si je suis quelqu’un qui aime aller droit au cœur des choses, qui abhorre les voix détonnées et qui dit souvent que quand il faut toucher aux vraies choses, il faut y toucher, sapristi !

 

En Occident on parle très peu de la forte corrélation positive entre l’écoute de la télévision et la dénutrition et on ne parle surtout pas des études du centre de recherche d’Hapax qui a montré, hors de tout doute raisonnable, qu’il existe une chaîne de causalité pure entre le nombre d’heures passées devant la télé et la quantité de mais ingurgités. Il est évident que la télévision ne peut pas en parler, car la corrélation est indépendante du fait que la télévision soit allumée ou non. Une famille américaine classique recomposée, père mère et deux enfants, avec cinq télévisions, même si elles ne sont jamais allumées, a 113 000 fois moins de probabilité de souffrir de dénutrition qu’une famille élargie de 15 personnes sans télévision d’un village quelconque à 50 kilomètre de Mhangura. Des gauchistes « vieille manière » pensent que cela est dû à la différence des conditions économiques entre les États-Unis et le Zimbabwe, chita shit ! Rien à voir ! La cause de la dénutrition corporelle est le manque de télé et seulement le manque de télé. Mais on ne peut pas le dire. Si on le disait, il y aurait une vraie révolution, pas comme la révolution française ou celle d’Andorre : les pays du tiers-monde pourraient remplir les cabanes les plus délabrées de télés usa gées et n’auraient plus besoin de fermiers. Même des fermiers blanc de l’ex-Rhodésie. J’ai fini mon détour et je reviens à la fille qui mordit l’orteil droit de son père puteactif.

 

Une fille qui mord l’orteil du père a quelque chose de drôle en Occident, mais dans ce pays qui n’existe plus et qui était à l’orient de l’Occident, c’était très grave, car les pères avaient tout leur esprit dans l’orteil droit. Donc, comme la fille, qui, soit dit en passant, s’appelait Enliesse, mordit l’orteil, le père se dégonfla. Il mesurait 1 mètre quatre-vingt et il devint si petit qu’Enliesse aurait pu le mettre dans les plis de ses nippes. Elle aurait pu ! Elle aurait pu si le père dégonflé n’avait pas gardé tout son poids. Elle se retrouva donc avec un père petit mais lourd. Quelle honte ! Vous ne devez pas penser à notre société où le père compte comme des brisures d’escarpettes, mais aux pères de ce pays qui n’existe plus où ils étaient la seule chose qui comptait. Un père de 14 millimètres et demi, n’est pas un père. Même pas un père de l’Eglise. Enliesse décida donc de noyer son père dans le lac aux retors. Mais les filles ne pouvaient pas aller aux lac sans être accompagnées du père. Enliesse se sentit en laisse, enchaînée comme une levrette à l’image du père. Mais dans les escarpettes de nuit elle avait entendu dire qu’il y avait des passeurs qui aidaient les filles à atteindre le lac au retors. Elle s’habilla comme elle ne s’était jamais habillée (ses escarpettes en peau de bois aux pieds, des bas escarpettes, des escarpettes très moulantes à la taille, et deux escarpettes en soi[4] de Matane sur la tête) et se présenta au dragon rouge.

    Nous regrettons, mais le jeudi on n’offre pas de service.

    Monsieur…  je vous en prie… je dois absolument…

    Je vous assure ce n’est pas de la mauvaise volonté de notre part, mais la police contrôle toutes les escarpettes de nuit…

Elle pleura, elle cria.

Elle cria, elle pleura.

Rien.

Sans s’en apercevoir, elle avait mis son index sur son père. Inconsciemment (même dans ce pays qui n’existe plus l’inconscient était toujours aux à gai). Inconsciemment, elle poussa.

Elle pleura, elle cria. Elle pressa.

Deux gouttes gluantes sur son index, ce qui restait du père.

Elle pleura, elle cria.

Elle s’élança vers le verger de la lune en solde et elle y resta pendant neuf lunes.

 

20 septembre 2002. Science et gélatine. On est en 1915… non… disons, pour ne pas prendre une année trop chargée politiquement — ce qui risquerait de nous faire divaguer — disons qu’on est en 1904 (ce n’est pas que 1904 soit une année morte, il n’y en a pas d’années mortes, tout le monde le sait. Il y a par contre des années avec quelques morts de trop comme 1915 ; il y a aussi les feuilles mortes, le bois mort, les lettres mortes et les langues mortes. Mais les années mortes, non. Ce qui se passa en 1904, excepté une guerre d’opérette entre la Russie et le Japon, se passa à côté de la politique. Dans l’écriture par exemple où Freud livra sa psychopathologie, Weber l’éthique protestante, et la sœur de Nietzsche quelques pages sur son frérot. À propos de sœurs, c’est aussi l’année où Picasso peignit les deux sœurs. Mais, moi qui vis à l’ombre de New York et qui craint qu’on m’arrête pour avoir fumé une Gauloise sur la cinquième, je devrais me rappeler qu’en cette année-là, année fort tranquille, un policier new-yorkais arrêta une femme qui fumait dans la rue. Et penser qu’il y a des gens qui croient que maintenant on exagère avec la correction politique !) je ne me rappelle plus où j’en étais avant de commencer la parenthèse. Ah… oui… Donc vous êtes (moi aussi) en 1904 et vous êtes photographe. Un photographe professionnel — Eugène Atget[5], ça vous va ? Vous connaissez plein de choses sur la photo. Vous savez, par exemple, que la lumière est interceptée par des cristaux de bromure d’argent et plein de choses sur les appareils, les temps d’exposition… plein de choses que je ne connais pas. Mais, vous aussi, comme moi, vous ne savez pas pourquoi certaines réactions se font plus lentement que d’autres. Que ce soit la gélatine ? Ça s’peut.

 

Vous prenez un pastis à la Pastenague avec Nadar[6] et vous parlez photo.

    Parfois c’est si démoralisant que j’ai envie de changer de métier. J’aimerais être ouvrier dans une usine Citroën : 11 heures de travail et après… plus rien à penser ! La vitesse de réaction qui change à tous les achats me rend fou.

    Ne m’en parle pas. Ça fait trois nuits que je ne dors pas pour essayer de comprendre ce qui influence la réaction… Hier j’ai exposé vingt-sept minutes avec une lumière qui d’habitude n’en demande que vingt-six et demi et… Pas de réaction. J’aurais mangé mon trépieds. Nada…rrrrr

    Même dans les moments difficiles, tu ne perds pas ton esprit moqueur.

    Parfois j’ai l’impression que ce sont les seules choses qui me réussissent.

    Où achètes-tu ?

    Chez Dassas.

    Moi aussi.

    Penses-tu que le petit Turc traficote…

    Ça s’peut. Ça s’peut qu’il change de fournisseur…

    Il est à deux coins de rue. Pourquoi n’allons-nous pas lui parler ?

    Allons-y.

    J’en prendrais volontiers un dernier.

    Je t’accompagne.

Après avoir pris cinq « derniers », ils zigzaguent vers le magasin Dassas : Chez Nathan Dassas Tout pour la photo et les moustaches.

Une femme boulotte, assise sur une chaise berçante devant une vitrine qui n’avait jamais connu le savon, peignait un gamin de sept ou huit ans. Une fillette aux énormes yeux verts sanglotait dans les bras d’un petit bonhomme qui faisait des grimaces inutiles. Un chien, qui fut déjà blanc, léchait un vieil os.

                Si tu n’arrêtes pas de lui tirer la langue, je te mets une corde au cou, je t’attache au comptoir et tu resteras ici toute la nuit, souffla au gamin le petit bonhomme sans lever le yeux du cahier ouvert sur les genoux de la petite fille.

                C’est elle qui a commencé. Elle m’a dit que je suis un chèvrefeuille, dit en pleurnichant le gamin. Ce soir je vais le dire à papa.

                C’est pas vrai, intercala, entre deux sanglots, la fillette, avec un ton assuré qui contrastait un peu trop avec ses larmes.

                Philippe, ne mens pas ! cria le vieil homme en levant deux petits yeux pétillants qui virent Nadar et Audget faire signe au chien de s’éloigner. Son ton devint obséquieux Très cher Nadarrr… vous aussi très cher Atget… quel plaisir de vous voir. Je viens de recevoir quelque chose de… de jamais vu… seulement pour vous… Auguste Lumière vient de passer, mais, moi… mouche. La surprise est pour mes meilleurs clients et… j’ai de la chance… mes meilleurs clients sont les meilleurs photographes de France.

                Ouais… Ouais… on est ici pour parler affaires, lui dit Nadar en le regardant dans les yeux avec cet air belliqueux qu’il avait toujours après deux ou trois pastis. Achetez-vous les pellicules toujours chez le même fabricant ? Je vous le demande parce qu’il y a tellement de changements entre une fourniture et l’autre qu’on se demandait si…

                 Ça fait trois ans que je ne change pas, l’interrompit Dassas. Mais… vous me faites penser à quelque chose, ajouta-t-il, en se grattant la barbiche.

« Va, avec ton frère et mamie, jouer chez les Goyènetche », dit-il à la petite fille après l’avoir déposée par terre. Il s’adressa ensuite à la femme avec un ton assez dur qui contrastait avec le sourire imprimé sur son visage : « Accompagne-les, et si Philippe embête Véronique je veux le savoir. Reviens avant la fermeture ».

                J’aimerais faire des photos de votre petite-fille. Qu’en penses-tu Atget ? Dans le jardin derrière chez moi, toute habillée en blanc…

                Elle serait enchantée, l’interrompit Dassas. Ses parents aussi, surtout son père, mon fils. Il la voit tellement belle… mais vous disiez… ah ! oui… les temps… Il semble que la gélatine de Dijon soit la plus efficace. C’est Bernard M. qui en a entendu parler aux laboratoires de la vache qui sourit.

                La gélatine de Dijon ? Vous vous moquez de nous, dit Atget en souriant à Nadar qui se nettoyait consciencieusement les ongles avec un vieil Opinel.

                Monsieur Atget, vous me connaissez depuis bientôt dix ans… Non… Non… Que je sois maudit pour l’éternité si on ne m’a pas assuré que la gélatine de Dijon…

                Qu’y a-t-il de spécial dans la gélatine de Dijon comme vous dites ? Demanda Nadar sans lever les yeux de ses ongles.

                Je ne sais pas. Ce qu’on m’a dit, c’est que la moutarde…

                Voulez-vous dire qu’on met de la moutarde dans la gélatine ? demanda Atget, sur un ton moquer.

                Oui. C’est ce qu’on m’a dit. Si vous ne me croyez pas, prenez des pellicules fabriquées avec gélatine de Dijon et des pellicules fabriquées à Bordeaux et comparez les temps. S’ils ne sont pas très différents vous ne me payerez pas les pellicules de Dijon.

 

* * *

Sacré Dassas, il avait raison. Atget et Nadar purent constater que les réactions des pellicules de Dijon étaient plus rapides. Mais il avait seulement partiellement raison à propose de la moutarde. On ne mettait pas de la moutarde dans la gélatine. Ce ne fut qu’en 1925 qu’on découvrit que la gélatine préparée en partant de la peau des vaches qui avaient mangé de grandes quantités de fleurs de moutarde augmentait la vitesse de réaction. Presque incroyable et pourtant vrai.

 

 

21 Septembre 2002. Queimada. Sans doute que cause et effet sont des inventions des hommes pour organiser le trop grand nombre d’événements qui se présentent à leur tête mais, parfois, trouver une cause est tellement grisant qu’on ne peut pas s’empêcher de la croire réelle. Ce qui n’est pas sans « causer » des conséquences fâcheuses quand les autres se grisent avec d’autres causes pour les mêmes effets. Qu’au XIXe siècle le cours du sucre à la bourse de Londres ait été la cause des interventions armées dans les îles des Caraïbes est une certitude grisante que le réalisateur de Queimada, Gillo Pontecorvo, réussit à transmettre aux spectateurs. On sort du cinéma et, pendant au moins dix minutes, on est sûr que c’est l’économie qui pilote la politique et que, pour les investisseurs, les conditions de vie des Noirs qui coupent la canne à sucre n’a aucune importance. Bien plus : « les conditions de vie » n’existent pas car ces Noirs n’ont pas de vie, sinon comme cause de changement des chiffres inscrites sur le tableau de la bourse. Une position marxiste, celle de Pontecorvo, de la plus pure orthodoxie, comme il l’avait déjà montré dans son film le plus célèbre, La bataille d’Alger. « Gillo m’aurait bien mis dans la bouche des citations du Manifeste, si je n’avais pas refusé de les dire », écrit Marlon Brando[7], qui dans le film joue le rôle d’un espion anglais. Et pourtant cet engagement,  ce « simplisme », cette causalité de premier niveau ne sont pas gênants. Impossible de prendre des distances : le jeu des acteurs et le rythme sont tels qu’on est dans l’île qui brûle (le film a été distribué avec le titre Burns !). Si on était moins coincé à un certain moment on lancerait n’importe quoi contre l’écran pour manifester notre indignation. Mais cela n’est plus possible, l’image est en train de se désincarner de se « paroliser ». Ce film contrairement à La bataille d’Alger n’a pas eu de succès. Pourquoi ? Quelle est la cause ? Pontecorvo dirait probablement qu’il est dérangeant à cause de son engagement. Je le crois moi aussi.

 

22 septembre 2002. Ration. Le décret du cheik Abdel El Baader édicté à Damas en 1234 est très connu depuis que J. Stǿrensen le commenta dans ses Prolégomènes à la rationalisation des mots et que la polémique dite « Querelles des mots damasienne » a rempli les pages culturelle de tous les quotidiens français pendant tout un mois. L’article objet de la polémique était le suivant : La ration de mots qu’un individu a le droit de dire en une semaine ne peut pas dépasser la ration qu’il écoute. Les critiques de « droite » s’insurgèrent contre l’aplanissement artificiel des différences et les critiques de « gauche » s’attaquèrent à la traduction par « individu » d’un terme arabe qui, selon eux, aurait dû être traduit par « communauté ». Je ne sais pas si la traduction est bonne mais je sais qu’un « individu » est une communauté et que je serais encore plus d’accord avec le décret du cheik Abdel El Baader s’il avait parlé de « quart d’heure » et pas de « semaine ».

 

 



[1] Écrire que quelque chose jaillit de la correction politique est très laid, rien ne jaillit de cet épaississement des idées, mais je ne veux pas changer l’expression pour pouvoir ajouter qu’on ne peut rien créer sous la cape de ce mal du siècle de l’ex-gauche.

[2] Non seulement de l’ouvrier-modèle, mais aussi de l’ouvrier-révolutionnaire-modèle dont les harnachements furent une des causes, et non la moindre, de la défaite de la gauche.

[3] Et la mort ? La mort, toujours mort de l’autre, n’est qu’un moment de la vie des vivants. La récupération des cadavres est une activité désormais routinière : depuis des années le nombre d’organes transplantés augmente exponentiellement ; depuis des millénaires on récupère les âmes à travers l’écriture.

[4] En soi, même si elle aurait préféré en soie,

[5] Eugène Atget (1856-1927), dont vous ne trouverez pas le nom dans le Robert des noms propres même s’il est parisien jusqu’aux coudes, est célèbre pour ses photos des rues de Paris, prises tôt le matin, avant que les travailleurs ne les remplissent. C’est pour cela que je l’ai toujours aimé, parce qu’à l’époque où Paris, pour moi, n’était que les scènes où Baudelaire jouait le maudit, j’aimais me promener, tôt le matin, pour voir les premiers travailleurs se diriger vers des lieux mystérieux où, entourés de putes et de poètes, ils préparaient la révolution.

[6] Nadar (1820-1910) est, par contre, dans le Robert qui vous dit qu’il qu’appelait Félix Tournachon et qu’en 1874 « il accueillit dans son atelier du boulevard des Capucines la première exposition impressionniste ». Connaissez-vous la photo de Baudelaire ? Probablement. Je suis sûr que vous pensez qu’elle a été prise par Nadar. Vous vous trompez. Elle est d’Étienne Carjat qui n’achetait pas ses pellicules chez Dassas, car, selon les mauvaises langues de la communauté juive du Marais, Carjat était antisémite.

 

[7] Marlon Brando et Robert Lindsey, Les chansons que m’apprenait ma mère, Belfond 1994.