23 septembre 2002. Cucu. Stendhal, De l’amour : Ne pas aimer quand on a reçu du ciel une âme faite pour l'amour, c'est se priver soi et autrui d'un grand bonheur. C'est comme un oranger qui ne fleurirait pas de peur de faire un péché. Insipide. Très insipide. Et pourtant, il aurait pu relever le tout avec un final un peu moins banal. Un peu plus poétique, un peu plus drôle — plus vrai. Comme, par exemple : […] qui ne fleurirait pas de peur de paraître un pêcher.

 

24 septembre 2002. Les paroles des femmes. La maternité comme obstacle à la parole (pour les femmes) ou la parole comme ersatz de la maternité (pour les hommes). On le dit depuis des siècles. Des stéréotypes ; agaçants pour certaines, idiots pour d’autres. Mais stéréotype n’est pas synonyme de faux. Il est plutôt équivalent d’un vrai que les changements culturels et sociaux ont rendu un ex-vrai. La première fois qu’un stéréotype vous rencontre, il n’est pas un stéréotype — pour vous. Il le deviendra, éventuellement ; ça dépend de votre chemin et du sien — que les changements culturels préparent. Personnellement, je ne sais pas quand j’ai rencontré les stéréotypes sur la maternité, mais, ce que je sais, c’est que, il y a onze ans, j’ai trouvé, dans un texte de Georges Steiner, une défense en règle de ces stéréotypes, qui, comme on peut s’en douter, pour lui n’étaient pas des stéréotypes (et certainement pas parce que c’était la première fois qu’il les rencontrait). Tout au contraire. Selon Steiner la culture qui entoure ces « stéréotype » et qui les définit stéréotypes, est stéréotypée. Je divague.

Cette divagation est née de la lecture d’un poème de Patrizia Cavalli et de la discussion que j’ai eue avec une amie (je m’attendais à ce qu’elle n’aime pas le poème ; je me suis trompé. Complètement trompé.). Dans ce poème Patrizia Cavalli ne semble pas penser que la maternité (la possibilité de) soit un obstacle à la parole. Tout au contraire. Elle laisse des mots parce que sa semence est pauvre, qu’elle dit.

 

Nulle semence à répandre sur terre

Je ne puis inonder les urinoirs ni

Les matelas. Mon avare semence de femme

Est trop pauvre pour offenser. Que puis-je

Laisser dans les rues dans les maisons

Dans les ventres non fécondés ? Les mots

À profusion

Mais ils ne me ressemblent plus

Ils ont oublié la furie

Et la malédiction, ils sont devenus des demoiselles

Un peu malfamée, possible,

Mais des demoiselles

 

Ce poème est plus ou moins bien traduit. Sans doute plus moins que plus : je n’ai pas trouvé une manière satisfaisante de rendre les trois derniers vers. J’ai traduit littéralement signorina par « demoiselle », mais en italien signorina découle de parola qui, contrairement à « mot » est du féminin. Je n’ai pas trouvé un équivalent de demoiselle au masculin. Le fait que je n’aie rien trouvé montre qu’un jeune homme ne peut pas être caractérisé comme une jeune femme (pas encore) et que certains culs-de-sac de la traduction devraient faire sauter toute littérarité (mais pour ce faire, il faut être un « plus grand écrivain » que celui qu’on traduit). Certes, j’aurais pu traduire parole par « paroles », mais cela aurait été une trahison complète de l’original.

 

P.S.

Je suis peut-être, tout simplement, un mauvais traducteur.

 

25 Septembre 2002. Désir. Ceux qui ont des difficultés avec le biopolitique en ont encore plus avec le désir : « Qu’est que c’est que cette psychologisation de la politique ? C’est bien une affaire de soixante-huitards attardés ! Ce sont les rapports de force qui comptent, le désir il vaut mieux le réserver à la chambre à coucher. » On aimerait répondre que ce n’est pas parce que les rapports de force comptent que le désir ne compte pas, et que ce n’est pas parce que le désir compte dans la chambre à coucher qu’il ne peut pas compter hors du lit, mais on ne le fera pas. On répondra indirectement à cette critique, en s’attaquant à celle que Hardt et Negri font à « un groupe de marxistes contemporains » dont Paolo Virno est l’un des chefs de file. Elle permet, d’une part, de montrer un certain réductionnisme dans la vision du langage chez Hardt et Negri et, de l’autre, de préparer le terrain pour une entrée en jeu de certaines idées nietzschéenne qui peuvent aider à mieux comprendre la multitude et le biopolitique. En réinsérant la production dans le contexte biopolitique elles [les analyses des marxistes italiens contemporains] le présentent presque exclusivement sur l’horizon du langage et de la communication. L’un des défauts les plus sérieux a donc été chez ces auteurs la tendance à ne traiter les nouvelles pratiques laborieuses dans la société biopolitique que sous leurs aspects intellectuels et non matériels. Or la productivité des corps et la valeur des affects sont, au contraire, absolument centraux dans ce contexte […]. En dernière analyse, ces nouvelles théories ne font, elles aussi, que gratter la surface de la dynamique productrice du nouveau cadre théorique du biopouvoir.

En lisant ces quelques lignes, on a l’impression que Hardt et Negri continuent à s’appuyer sur des catégories obsolètes, sur des dichotomies qui ont été à la base de la modernité (corps-esprit, pour s’entendre) et qui, aujourd’hui, gênent aux entournures et limitent les espaces de manœuvre. Il serait bien trop naïf de penser qu’on pourra se débarrasser facilement de telles erreurs, mais il est peut être temps, après les ouvertures de Nietzsche il y a 150 ans, qu’on commence, comme le font « ces marxistes italiens contemporains » à repenser, non seulement la place du langage dans la production, mais la place du langage dans l’animal qu’on appelle homme.

À ce propos il n’est pas inintéressant de considérer les positions des animalistes et leurs « luttes » pour les droits des animaux. Comment en arrivent-ils là ? En disant que les animaux souffrent comme nous, qu’ils ont des sentiments, qu’ils sont intelligents… qu’ils sont presque humains, quoi ! En les écoutant, on ne peut pas ne pas se demander s’ils défendent les droits des animaux en tant qu’animaux ou s’ils ne sont pas en train, tout simplement, de défendre l’animal qui est en nous et qui est toujours moins facilement isolable de la partie qui nous différencie d’eux — le langage. Au début de la réflexion philosophique consignée par écrit, ce fut : l’homme est un animal doté de langage. C’est-à-dire que l’homme était un animal avec une spécialisation : le langage. Mais cette « spécialisation » — spécialisation qui n’en est pas une, qui est même le contraire d’une spécialisation —, depuis que la voix s’est ancrée dans la matière via l’écriture, a renié ses origines et a décrété que c’est le langage qui s’est fait chair. Ce « se faire chair » du langage, pris en charge par les Grands Livres des religions monothéistes, a mis en vogue les bonnes âmes qui, depuis des siècles, s’acharnent à dénigrer le corps. Ces siècles de mise au centre du langage comme manifestation d’un esprit immortel habitant un corps éphémère, ont permis ce qui était inimaginable pendant les dizaines de milliers d’années de l’époque qui a précédé les livres, époque où l’homme était un animal doté de langage et pas encore un corps-langage. Ils ont permis au langage de bâtir une technique qui, après avoir donné la possibilité au corps de se libérer de la condamnation biblique à la « sueur du front », est en train de libérer l’esprit de la « monotonie des lois » et de passer aux machines certains rôles de l’esprit qui, à l’origine, étaient l’apanage du langage.

Des machines avec « esprit », des hommes avec des pulsions « animales », des animaux avec des sentiments… Un mélange fort étonnant si on continue à se faire guider par les babillements de la culture académique. Mais ce mélange est devant nous, et il faut en prendre acte à moins qu’on ne croie pas que les idées naissent de la réalité matérielle et meurent quand elles s’en détachent pendant trop longtemps. Le concept d’autre[1] est complètement à repenser. Dans une telle situation, le politique peut-il encore différentier la « vie nue » de la « vie qui s’occupe du juste et de l’injuste » ? Certainement pas. À titre d’exemple, on peut considérer que l’Église et l’État n’ont plus de sens sinon comme restes d’un monde où le langage créa corps et esprit (ce qui ne veut pas dire que les humains, que l’État et l’Église font vivre « bien », ne continueront pas, sans doute pendant de siècles encore, à séparer l’inséparable[2]). Les médias, les livres, la culture, la science… voilà les « outils » dont le pouvoir se sert pour rester au pouvoir. Mais tous ces « outils » langagiers sont « fonctionnels » pour le pouvoir en même temps qu'ils le sont pour l’individu qui les emploie, ce qui peut avoir des conséquences néfastes pour le statu quo. En améliorant sa maîtrise du langage, l’individu augmente la « conscience » de l’importance du langage et des échanges avec les autres —avec les humains, à un autre niveau avec animaux et, à un autre encore, avec les machines. Dans ces « autres » niveaux, il n’y a pas de degrés de qualité. On pourrait, en simplifiant beaucoup, affirmer que l’échange humain-humain est un dialogue corpsparlant-corpsparlant ; l’échange homme-animal un échange corps-corps ; l’échange homme-machine un échange logiqueparlée-logiqueparlée. Une autre manière de voir cela, c’est de dire que l’animal nous ramène à la partie corporelle du corps, la machine à la partie logique du langage et l’autre humain à la fusion de corps et langage, à la richesse propre de l’humain.

C’est cette fusion qui semble échapper à Hardt et Negri dans leur critique. Et le désir ? Le désir est dans le corpsparlant et il participe à la production, car le langage ne peut pas être extirpé du corps (sinon en tant que règle logique manipulable par la machine) et le corps ne peut pas être libéré du langage (même dans les pires conditions d’esclavage[3]).

 

26 Septembre 2002. Synonymes. Quand elle est en forme, elle dit superflu ; si elle est déprimée elle trouve tout superfétatoire ; quand elle veut vraiment, mais vraiment, emmerder elle va débaucher superfétatif.

 

27 Septembre 2002. Ecce Nietzsche. On propose ici une définition de multitude qui fera frissonner bien de gens : la multitude est un ensemble nombreux d’outre-hommes. Cette définition permet d’opposer la multitude à la masse considérée comme un ensemble nombreux d’hommes et d’éviter ainsi l’erreur de ceux qui les identifient, à cause de « nombreux » et du manque de structure propre à la masse et à la multitude. Puisque nous prenons Hardt et Negri très au sérieux quand ils affirment qu’il n’y a plus ni Dieu, ni État, ni homme, nous prétendons que la définition qu’on propose est pratiquement la seule acceptable à moins d’avoir peur d’employer un concept, celui d’outre-homme, qui attend depuis au moins soixante-dix ans que des têtes audacieuses, campées sur le terrain qu’on désignait comme la gauche, se l’approprient. Cette appropriation constituerait sans doute une injection d’ouverture et d’espérance dans l’analyse de l’Empire.

Il vaut sans doute la peine de retourner à la source dont tous parlent mais que personne ne semble écouter : à la pensée de Nietzsche avant la banalisation fasciste mais aussi avant le lessivage opéré plus récemment par la pensée faible de Gianni Vattimo, par les heideggeriens de toutes tendances et par les penseurs français à saveur nietzschéenne comme Foucault, Deleuze et Derrida. Dire que les multiples[4] qui constituent la multitude sont des outre-hommes implique que les multiples, les individus du biopolitique, n’aient besoin que de leur passé — cadeau des gènes et de la société — pour agir et interpréter le monde.

L’outre-homme est « outre » parce qu’il n’a pas besoin d’un hors de lui qui le guide, parce qu’il n’a pas besoin de guide, parce qu’il ne sait pas ce qu’est un guide.

L’outre-homme est une concrétion où langage et corps ne se regardent pas comme de facettes de l’homme, mais sont comme oxygène et hydrogène dans l’eau.

L’outre-homme ne connaît pas la différence entre politique et vie.

L’outre-homme est outre le politique, il est le politique.

L’outre-homme ne peut être assujetti, car il est outre le sujet.

L’outre-homme ne craint pas l’instabilité, car c’est lui le point de référence.

L’outre-homme n’est pas plein de lui-même, car il sait qu’il est l’un des multiples.

Le futur de l’outre-homme est son présent, parce que pour lui « c’est le réel qui se fait possible, et non pas le possible qui devient réel »[5].

Le passé de l’outre-homme est son présent, car il incarne et il accepte tout ce qu’il a vécu.

L’outre-homme est pur présent, pure présence.

 

* * *

« Là ou cesse l’État commence l’homme qui n’est pas superflu : là commence le chant de la nécessité, la mélodie unique incomparable.

Là où cesse l’État, regardez donc mes frères ! Ne voyez-vous pas l’arc-en-ciel et le pont de l’outre-homme ? »

(Ainsi parla Zarathoustra)

 

28 septembre 2002. Après le 11 septembre. Après le 11 septembre, je ne peux plus aller au marché avec ma femme. Trop dangereux. Trop de poivrons ! Des rouges, des verts, des jaunes, des bicolores, même des tris et des quadricolores. Et si bon marché ! Et les aubergines ? Ah ! les aubergines… les aubergines chinoises sont si veloutées si… Et les courgettes ? T’as vu quelle forme ! Les haricots, regarde les haricots ! Ah, mon dieu… là… là… les haricots verts… et les jaunes ! Pas possible ! Il y a même des haricots vert-jaune. C’est le rêve ! Regarde les tomates ! Ouloulou ! Quel parfum ! J’en peux plus, je deviens folle.

 

C’est la fête au marché, après le 11 septembre. C’est dommage que je ne puisse pas y aller avec ma femme. Quand elle voit ces énormes bacs remplis de légumes sa rate tatouille.

 

29 septembre 2002. Enseignement et distance. « Je m’appelle S. et j’ai dix-sept ans. Ma sœur qui a étudié au Canada m’a parlé de vous. J’ai attrapé le virus de l’informatique mais ma mère veut que j’étudie pharmacie. Moi je veux apprendre l’informatique sans le dire à mes parents. Pouvez-vous me donner des cours par Internet ? » J’ai reçu cet e-mail d’Abidjan avant hier. J’ai répondu que je ne pouvais pas et que je le conseillais de se faire aider par sa sœur. « Cherchez sur le Net. Il y a certainement des universités qui offrent des cours. » C’est dommage qu’il soit si mal tombé, que je sois contre l’enseignement à distance. Je suis contre et j’ai tout un discours pour le justifier : « Je dois sentir les étudiants… leur transmettre un style… etc. ». Des conneries. Je suis un vieux con réactionnaire comme les profs que je critique parce qu’ils refusent les ordinateurs. N’ai-je pas appris à distance — bien avant Internet — sur les livres, tout ce que la société me demandait ? Ce que je n’ai pas appris sur les livres je l’ai appris sans que personne ne me l’enseigne : en marchant seul en montagne ; en pleurant sous cinquante kilos de fumier ; en regardant un sexe mouiller ; en souriant à un enfant que je ne connaissais pas ; en mangeant de la cervelle panée ; en mettant l’index dans un cul ; en m’ennuyant devant le spectacle grandiose des Alpes ; en serrant la main à un clochard… Une liste interminable, mais sans profs qui « me sentent ».

 

Chapeau donc au MIT qui a décidé de mettre en ligne, gratuitement, tous ses cours (2 000). Sans doute qu’un jeune zambien apprendra la biologie théorique, la littérature ou l’informatique, sans qu’un profs « le sente ».



[1] L’autre animal ou l’autre machine. Il vaudrait la peine de repenser, dans une autre optique, au « programme » psychanalyste. Au lieu de le voir comme un bluff qui entraîne des hommes vers un épanchement ridicule, de le voir comme un moyen pour ouvrir l’homme à un autre (animal et machine), qui n’est pas seulement le même d’une autre couleur ou d’une autre nation ou d’une autre tendance sexuelle,

[2] Il est clair que les positions intégristes sont, de ce point de vue, beaucoup plus « avancées » que les positions libérales-démocratiques, car elles ne font pas semblant qu’un partage est possible ; mais, d’un autre point de vue, elles sont beaucoup plus « retardées », car elles subsument le corps à l’esprit comme s’il n’y avait pas eu le travail de la technique. Le retour du même peut advenir parce que le même n’est jamais le même.

[3] Primo Levi nous l’a montré de manière inoubliable.

[4] Nous préférons « multiples », comme traduction de l’italien « molti » de Paolo Virno, à la traduction officielle « le Nombre ». Cela permet de penser à des individus multiples : des individus qui ne sont pas simples et monolithiques.

[5] Henri Bergson, « Le possible et le réel », La pensée et le mouvant, puf, 1962.