30 Septembre 2002. Homophonie. Un psychanalyste qui se prend pour l’héritier de Lacan a fait une déclaration fracassante à une émission radio. « Elle est une fausse sceptique, comme toutes les femmes psychanalystes », il a affirmé à propos d’un collègue du beau sexe. L’héritage de Lacan est spectaculaire.

 

Suite. Je crois que Ravelstein serait d’accord avec l’affirmation qu’il vaut mieux avoir une suite dans les idées qu’avoir de la suite dans les idées. Et avoir les idées dans une suite ? Pas mal non plus, comme suite d’idées.

 

Premier octobre 2002 Couple de mots. Prenez deux termes abstraits quelconques, mettez-les un en face de l’autre ou un derrière l’autre ou un à côté de l’autre ; séparez-les avec un tiret ou une espace[1], une proposition ou une conjonction ou, si la cacophonie ne vous dérange pas, unissez-les ; faites ce que vous voulez, mais qu’on ne puisse pas regarder l’un sans voir l’autre. Peu importe que ces couples soient très connus ou que vous veniez de les inventer, une fois que vous les avez choisis, les jeux sont faits : tout va. Vous pouvez maintenant bâtir une théorie à l’aide de livres, conférences et débats télévisés. Le couple vous donne un point de départ pour une théorie dont le succès n’est pas assuré (mais, qu’est-ce qu’un manque de succès d’une théorie sinon le signe avant-coureur d’une gloire posthume, la seule gloire qui compte pour un penseur qui ne pense pas seulement le déjà pensé ?) mais dont le contenu de vérité et d’objectivité est indiscutable. Contrairement à ce que pensent ceux qui ne pensent pas, le couple choisi est sans importance pour le développement ultérieur qui est sous l’emprise des mots qui l’entourent et des idées qui étaient installées dans la tête du « théoricien » avant la création du couple. Trop étrange pour être vrai ? Ça ne suffit pas de prendre les choses à rebours pour être dans la vérité ? Certes. Mais il suffit de réfléchir un instant pour voir qu’il n’y a rien d’étrange : d’une part c’est  le propre de toute réflexion (surtout si elle réfléchit) de faire disparaître l’étrangeté et d’autre part les ramifications de ce qui s’ensuit ne dépendent pas du couple choisi mais seulement de vos capacités de conviction — si vous êtes un bon rhéteur vous atteindrez n’importe quel lieu du langage, mêmes des lieux qui n’existaient pas avant votre arrivée.

 

Il ne faut pas penser le couple comme une racine ou comme une origine mais plutôt comme la fin : la fin d’un parcours en solitaire de deux mots qui sont unis par un parlant. Mais, peut-être la métaphore origine-fin n’est-elle pas bien choisie. Elle implique un mouvement et il ne s’agit pas tellement de mouvement : il y a du changement mas pas nécessairement du mouvement. Et si on considérait le couple comme une lampe ? Une lampe de poche  qui éclaire les routes qu’on vous impose. Seule présence vivante dans l’obscurité de votre marche. Comment ne pas la remercier quand elle vous fait voir des sédiments aux couleurs inconnues ou quand elle vous fait éviter une charogne ? Vous risquez même de vous affectionner à votre lampe (à vos deux mots) et de commencer à la décrire au lieu de décrire les paysages qu’elle éclaire. Vous risquez de pécher par excès de gratitude : « c’est elle qui m’a permis cela » et, alors, vous la décrirez encore et encore… Vous trouverez toujours une nouvelle occasion pour faire ses louanges et oublier le monde qu’elle montre. Elle deviendra ainsi le centre, le pilier principal de votre construction. Le centre lumineux de votre théorie.

 

À titre d’exemple prenez le mot politique et considérez le nombre énorme de couples qui ont été formés. Il y en a. Il y en une multitude. Il y en a en diable. Et toutes les théories bâties autour sont solides ; au moins autant solides que les capacités rhétoriques des créateurs et que votre désir que la théorie soit vraie.

 

2 octobre 2002. Style. Montréal est un petit village, passablement laid qui n’a pas trop grandi. Je ne sais pas par quel art magique mais les gens les plus différentes se côtoient sans trop de friction. Un vrai inter-culturalisme — non seulement des langues, des religions, des mœurs, des nationalités différentes (inter-culturalisme horizontal, comme dit O.) mais aussi un inter-culturalisme de classe, de fric (inter-culturalisme vertical, celui qui compte le plus et qu’on oublie trop souvent, comme dit toujours O.). Dans ce petit village, comme dans tous les villages, il se passe des choses qui sont intéressantes surtout quand les villageois ne prennent pas hic pour huc. Ce matin en regardant les photos de La presse qui accompagnent un article sur la tenue des participants au gala des Gémeaux, j’ai revu les gens de mon autre village (5 000 habitant dans les Alpes) à la grande messe de onze heures. Tous et toutes avec leurs habits du dimanche et même Salomé Corbo (robe signée Géorges Levesques) qui s’est fait remarquer « grâce à son style rebelle, mais plein d’imagination » a l’air de la jeune adolescente qui a eu la permission de mettre un chemisier à manche courte — après que la mère a demandé la permission au curé. Pathétique. À vrai dire je ne sais pas si sont plus pathétiques les filles en première pages dans leurs habits du samedi soir, les couturiers sans griffes qui jouent les Prada, les journalistes qui en font tout un événement ou moi qui perd une demi-heure à commenter cette grisaille. Ce qui est certain, c’est qu’il faut laisser les Oscars aux Américains et accepter le fait que la télévision nous a rendu beaucoup plus exigeants que nos aïeuls (et non seulement dans la mode) et que, sans spectacle, on ne va pas au-delà du spectacle.

 

3 octobre 2002. Persil. « Quand on est très constipé le seul remède est celui des mères italiennes », nous dit L..

    Le connais-tu ? me demanda-t-elle face à ma poker-face.

    Je ne connais rien de spécial… les pruneaux…

    Non. Elles chatouillent l’anus de leurs enfants avec un bouquet de persil.

    Je ne dois pas être un Italien de souche parce que j’imagine difficilement une telle méthode chez moi.

L. est en psychanalyse depuis des années et je n’ai pas osé lui dire que certains psychanalystes « persillent » les lèvres de leurs patients. Surtout de ceux que Lacan appelle les pas chiants.

 

4 octobre 2002. Polenta. Pour moi la polenta n’est pas un mets comme les autres. Avec le lait (celui de ma mère en premier, celui des vaches après) elle a été au centre de mon alimentation au moins jusqu’à quinze ans (ce n’est pas qu’après elle soit disparue mais sa fréquence est devenu comparable, toutes proportions gardées, à celle de la comète d’Halley). Quand j’étais enfant j’estivais et je mangeais (comme tous les bergers) polenta deux fois par jour. Et je l’aimais même si je dois dire que quand j’avais la chance d’avoir un morceau de pain… quel bonheur ! Surtout le pain croustillant. On peut dire tout le bien qu’on veut de la polenta, mais il serait malhonnête de dire qu’elle est bonne à croquer. Pour avoir un soupçon de « crocage » il faut la réchauffer dans le beurre ou sur la braise, mais dans les Alpes, en été, on ne la faisait jamais réchauffer. Il n’en restait jamais.

Il m’est déjà arrivé de me demander pourquoi les Inuits ont plusieurs mots pour la neige et en Valtellina un seul pour la polenta. Est-ce parce que la neige pour les Inuits était plus importante que la polenta pour les Valtellinais ? Certainement pas. Nous étions toujours dans la polenta comme eux dans la neige. Imaginez donc quelle surprise quand dans un livre écrit par un Juif américain de Chicago (Saul Bellow) je trouve la texture de la peau d’un malade (Ravelstein) comparé à la polenta. Texto : sa peau avait la texture de la polenta (fin du premier paragraphe, à la page 206 de la Blanche Gallimard). Mais la polenta a mille textures ! Il y a celle de la polenta des bûcherons, celle de la polenta moue de la vieille grand-mère, celle de la polenta crue de la jeune mariée, celle de la polenta avec la farine moulue grosse (ou fine ou moyenne), celle de la polenta avec beaucoup de sarrasin, celle de la polenta avec beurre et fromage…

 

Je me suis dit que ça devait être un bévue du traducteur. J’ai donc acheté l’original. Page 178 de l’édition Penguin Books : His skin had the texture of cooked farina. Vile traducteur ! Depuis quand la polenta est cooked farina ? As-tu déjà vu avec quel amour on marie l’eau et la farine ? De quoi parles-tu, connard sans culture ! Je n’ose pas écrire ce que j’hurlai à la responsable de Gallimard avant qu’on m’emmène à l’urgence psychiatrique de l’hôpital Notre-Dame.

P.S.

Pour me calmer il a fallut que l’infirmière me fasse un piqûre de 30 milligramme d’Enphintaimou extra fort.

 

5 octobre 2002. Ordre. Aujourd’hui j’ai mis de l’ordre dans mon bureau. J’ai rangé des dizaines de livres en attente de lecture depuis des mois, certains depuis des années, comme L’art de se taire d’Abbé Dinouart, qui étais placé sur le numéro 606 de Les Temps Modernes (novembre/décembre 1999). Pourquoi ce numéro d’une revue que je ne lis pratiquement jamais parmi les « à lire » ? Je ne vois d’autre explication que l’article de Shoshana Felman Silence de Walter Benjamin. C’est sans doute pour ça, vu que la revue cachait De la conversation de Zeldin Theodor.

 

Un article de seulement 46 pages, allons-y en attendant de manger les boulettes juives.

 

Le début n’est pas fort excitant, on dirait un exercice d’un étudiant de maîtrise qui veut montrer à son prof qu’il maîtrise sa matière et qu’il est capable de donner une contribution original. Le milieu est irritant et le final décevant.

 

À page sept je m’entends dire « Non, pas encore des commentaires à l’histoire du retour muets des soldats de la première guerre mondiale ! » Je crois que j’ai déjà lu ce genre de considération à propos de l’essai Le narrateur, dans un livre de Giorgio Agamben. Si je ne me rappelle pas mal j’avais même commenté assez durement, dans les annales, le commentaire d’Agamben.

 

La longue note à page 8 sur « narration » et « information » est tellement imbuvable et prétentieuse que je me réserve le droit de la commenter longuement quand je serais moins irrité (le commentaire n’est pas tellement adressée à cette pauvre femme qui se noie dans la banalités, mais à tous ceux — et dieu seul sait qu’ils ne sont pas rares — qui ont dit,

disent ou diront ces mêmes fadaises).

 

Il n’y a certainement rien d’étonnant à trouver des contradictions entre des affirmations d’un auteur surtout si on les décontextualise. Qui n’a pas eu envie de dire a certains critiques acharnés « mais, lâche-lui les basquettes ». Laisse-le continuer et tu verras que la contradiction s’absorbe d’elle-même. Mais quand un critique qui se prend pour un déconstructionniste et qui travaille à coup de Paul de Man vous présente, une à côté de l’autre, deux citations en contradiction évidente pour vous dire qu’elles signifient la même chose, vous auriez envie de fermer le livre… mais vous ne le fermez pas, surtout si vous n’êtes pas très en forme et vous avez envie de vous défouler. Voilà les deux citations, la première de Paul de Man et la seconde de Benjamin, que Shoshana Felman met côte à côte : « Il est en toute tristesse le plus profond penchant à la mutité et qui est infiniment plus qu’une impuissance ou un déplaisir à communiquer » et « C’est parce qu’elle est muette que la nature est triste ». Pour aller dans le sens de P. de Man, Benjamin aurait dû écrire « C’est parce qu’elle est muette que la nature est triste ». Pour aller dans le sens de Benjamin, Paul de Man aurait dû écrire : « il est en toute mutité le plus profond penchant à la tristesse ». C’est emploi irréfléchi des citations qui ne s’élève ni au collage, ni à la narration, ni à l’information est une mise à nu de la critique littéraire à l’état pur : un épanchement impuissant, un simple baverdage[2]

 

Je persiste. Je lis les idioties sur L’Idiot.

 

Quand j’arrivai à la citation « dans la mort nous advenons à nous même (…) et l’heure de la mort nous appartient » ce qui ne devait pas arriver arriva. J’essayai de me rebeller. Impossible. Une vision m’écrasait. Elle me faisait mal partout. Impossible de la chasser. J’ai honte mais, la voilà : je vis Heidegger, je vis le nazisme et Benjamin, je vis avec eux. Recouverts du même drap de désespoir et de peur. Avec eux. Ensemble. Même amour de la mort. C’est cela que je vis. Mais sans doute que c’est moins terrible que je ne le pense. Il suffit de penser que la tragédie de la vie individuelle se joue sur le bateau sans timonier de l’histoire.

 

6 octobre 2002. Obscénité. En dessous de De la conversation, il y avait un court texte d’Henri Miller de 1947 publié en 2001 par La Musardine : L’obscénité et la loi de réflexion. Ancien lecteur des « Tropiques », je m’attendais… à je ne sais pas quoi. Quand je l’avais feuilleté, il y a un an, j’avais écris « banal » à côté d’un paragraphe où il est écrit que la guerre est plus obscène que tout ce que les censeurs appellent obscène. À La fin du même paragraphe j’avais écrit « daté ». Dans l’actuelle atmosphère obscène, prélude de guerre, j’ai effacé les commentaires. Dire que la guerre est plus obscène qu’un film où un homme s’enfile un serpent dans l’anus pendant qu’il boit le pipi d’une femme qui fait une pipe à un chien est presque banal pour des gens comme moi et toi. Mais est-ce évident pour les exaltés qui applaudissent les brutes des armées américaines, européennes, iraniennes ou Indiennes ? Pour ceux qui sont prêts à tuer, à violer et à détruire protégés par une uniforme morale ? Est-ce évident pour ceux qui ne vomissent pas devant les discours de Bush, de Ben Laden, de Sadam Hussein ou de Blair ? Que la seul obscénité soit tuer parce que Dieu le veut, est évident pour moi, pour toi et pour quelques autres. Mais ces quelques autres sont toujours moins nombreux. Dieu aux cheveux de serpent pétrifie même les meilleurs esprit.



[1] Une espace !

[2] Baverdage. Il n’y a as de faute de frappe et encore moins de lapsus calami. Rien qu’un hapax.