4 août 2003. Profondeur. Il m’a toujours semblé très louche que les gens qui sont le plus « profondes », ceux qui grognent à longueur de journée contre la superficialité de notre époque, sont aussi ceux qui, en mettant au centre de leur monde les objets de culte de la culture, donnent le moins d’importance à la vie humaine. Est-ce que notre époque est superficielle parce que la majorité préfère regarder un film de cul plutôt qu’un film de Godard ? ou parce qu’on préfère le Journal de Montréal à l’Éthique de Spinoza ? ou parce que tout va tellement vite que c’est comme si rien ne bougeait ?

Et si la profondeur n’était que la superficialité de ceux qui s’accrochent aux mots ayant suspendu leur corps dans le vestibule des écoles ?

 

5 août 2003. Le parvis. Si la liberté d’expression« totale » se limitait à l’art, les artistes disparaîtraient en très peu de temps : c’est avec les cris et les jeux enfantins que, sur le parvis de l’église-art, les dents de la liberté s’aiguisent. Quand on est dedans, il est trop tard. Toujours trop tard, même si on crie comme si on était encore dehors. La beauté des vitraux, la pureté des sons, l’or des icônes, le poids de l’histoire, la vénérations des saints… tout contribue à dompter l’âme. Sous la nef les sons perdent toute aspérité et participent au grand mouvement de la symphonie de l’art. Il y a, il est vrai, les indomptables mais leur rage iconoclaste est une rage impuissante, prélude à la lâcheté de la soumission la plus pure.

La cathédrale. Les musées sont les cathédrales de ceux qui ont troqué le culte de dulie pour le culte du joli[1]. J’ai deux exemples pour les sceptiques. 1) Les catons qui s’insurgent contre les musées qui « n’ont que trois tableaux, mais qui, par contre, ont une énorme boutique, un grand restaurant et un café ». Comment ne pas penser au fils de dieu en colère contre les marchands du temple ? 2) Les nouveaux musées (celui de Bilbao est un très bon exemple) qui sont bien plus « artistiques » que n’importe quelle œuvre qu’ils abritent. On visite le musée de Bilbao comme on visite la cathédrale de St. Pierre, pour admirer la chapelle Sixtine, les nefs et les autels et pas tellement pour les reliques.

 

6 août 2003. Les vaches, les meules, Monet et les taureaux. Monet[2] n’a pas besoin de subventions et Monet n’est pas censuré. Que fait-il donc dans le livre de Danto ? Il livre une meule de paille, donne leurs titres de noblesse aux expressionnistes abstraits (ce dont je me fous comme de la chatte à Jeanne), collectionne des estampes japonaises (mignon !), peint sa femme morte. Les meules peintes par Monet (dans les années 1890) sont là (dans le livre) pour comparer les réactions d’une vache devant un tableau « moderne » avec celles qu’elle a devant le taureau « réaliste » de Paulus Potter[3].  La vache est, elle aussi, une image peinte qui apparaît dans le tableau L’œil innocent que Mark Tansey[4] peignit en 1981. Elle y est représentée avec une copie du taureau de Potter et avec des scientifiques qui étudient ses réactions corporelles. Ce qui m’intéresse dans le traitement fait par Danto de la vache de Tansey ce n’est pas tellement son analyse de l’impossibilité d’avoir un œil innocent (un œil qui n’est pas voilé par la culture picturale) avec laquelle il est difficile de ne pas être d’accord mais ses idées préconçues sur les vaches : « La vache (…) saliverait-elle devant la meule de paille comme elle produit des sécrétions vaginales en hommage au taureau ? »

Il est très difficile qu’une meule de paille fasse saliver une vache même si elle est plus réaliste que celle de Monet, même si elle est une vraie meule. À moins qu’une vache ne soit en train de crever de faim, il est plus probable qu’elle salive devant une meule de foin plutôt que devant une meule de paille. Mais sans doute que Danto (ou son traducteur) considèrent que la paille et le foin sont la même chose ; un peu comme un paysan qui n’a pas fait d’étude de philo pourrait penser qu’il n’y a pas une grande différence entre le Monologion et le Proslogion[5]. Mais les difficultés que j’ai avec les sécrétions vaginales des vaches sont beaucoup plus grandes que celles à propos de la paille et du foin. Depuis quand une vache s’excite à la vue d’un taureau ? Une vache s’excite quand ses hormones se réveillent et si elle n’est pas en rut elle se fout même du taureau le plus épatant. Et, même quand elle est en rut, elle préfère sauter sur les autres vaches plutôt que de se faire écraser par quelques quintaux de viande. Quel est l’intérêt d’un cours de sexualité des vaches à propos d’un livre qui parle de l’art contemporain ? Parce que l’œil d’une vache est sans doute innocent mais son vagin ne l’est probablement pas. Parce que même un « grand » féministe comme Danto projette ses préjugés taurins sur tout ce qui sent la femelle.

 

7 août 2003. Violence. Pendant que je cours en restant sur place comme un débile dans un gym bondé de davids, je regarde sur un écran muet un militaire qui martèle le mur d’un jardin avec la tête sanguinolente d’une femme qui fut déjà belle. Est-ce fiction ou réalité ? Je ne sais pas, et, n’ayant pas vu les génériques, je ne le saurai jamais. Une nième confirmation que les frontières entre fiction et réalité sont floues — ou poreuses, comme disent mes amis sociologues ? Non.

Notre système perceptif est bête et se laisse envahir par n’importe quelle image et seulement après coup on (on : c’est-à-dire ce qui en nous socialise et donc stabilise nos perceptions) peut dire « c’est vrai » ou « c’est du cinéma » ; mais même après coup il y a de bonnes chances de se tromper. Et, « après coup », ce n’est pas nécessairement immédiatement après : l’après, mesuré sur l’échelle inflexible du temps des horloges, est très variable et ce n’est pas que la raison qui l’écourte. Qui n’a pas connu des personnes, par ailleurs très sensées, qui, en 1969, ne croyaient pas que les Américains avaient mis pied sur la lune ? « Ils peuvent nous faire voir ce qu’ils veulent !» ou croire que Rin Tin Tin avait bel et bien sauvé les colons ? « On n’imagine pas ce que les chiens peuvent faire ! »

« Il croit à tout ce on lui raconte », n’a pas attendu le cinéma pour être apposé sur les naïfs et les sots, et ce n’est pas au XXIe siècle qu’on a la primeur des saints Thomas, mais, ce qui est par contre nouveau, c’est que, depuis qu’on raconte avec des images, l’ensemble des naïfs et des sots et celui des cyniques et des malins sont si bien mélangés que les sots paraissent souvent cyniques et les malins naïfs. Nos expériences personnelles, même celles de ceux qui affirment « nous, nous avons vu tellement de choses ! », sont tellement limitées par rapport aux expériences possibles des quelques milliards d’humains qui vivent, ou qui ont vécu, sur terre que, du point de vue d’un individu, tout devient possible. Il y a toujours de nouveaux événements qui sourdent des nouvelles vies.

    Qui aurait cru que…

    J’aurais mis ma main dans le feu…

    Tu blagues !

Non, il ne blague pas. C’est presque un problème d’arithmétique : plus il y a de vies qui jettent du chaos sur terre et plus il y de possibilités, d’imprévus et de risques. Si vous ajoutez que la violence est chaotique par définition et qu’elle fait taire, parfois pour toujours, ceux qui l’ont subie, vous vous retrouvez avec encore plus de surprises

    Et ce qui est commun aux humains ?

    Pardon ?

La réalité dépasse la fiction. Et comment imaginer autrement si la fiction naît dans la réalité ? Mais, la réalité dépasse surtout la raison qui se prend souvent pour un autre jusqu’à ce qu’un autre autre ne se montre.

8 août 2003. Herméneutique napolitaine. Est-ce un hasard s’il y a pas bien longtemps l’herméneutique était confinée aux livres sacrés et si aujourd’hui on la retrouve même sur la pizza ? Certainement pas, le hasard n’aime pas la pizza. Devant les imprévus il est impossible de rester passif : on interprète, on enveloppe dans des explications, on défait des lieux communs, on conte.

 

9 août 2003. C’est du cinéma. Dire « c’est du cinéma », pour signifier « invraisemblable », est un phénomène inertiel du langage qui lui permet de garder des liens avec le passé même quand la réalité les a coupés. Ceci est tellement vrai que, depuis des années, il y a un cinéma qui est plus « vraisemblable » que la partie de réalité dans laquelle nous naviguons.

On ne peut pas dire la même chose de « il se fait un cinéma » car dans cette expression ce qui compte c’est la technique de montage et de projection que le cinéma a emprunté à la psychologie et que la psychologie reprend.

10 août 2003. Lourd. « Des années de servage à la terre avaient rendu précis les gestes nécessaires. Mais il ne possédait point cette richesse parfois si lourde à porter qui est la précision d’esprit. » Il est difficile de comprendre si c’est le mépris ou l’ignorance qui est le maître d’œuvre de cette citation. Qui est l’auteur ? Certainement quelqu’un qui n’avait ni richesse d’esprit ni force. Il s’agit d’un dénommé Philippe Panneton, fils de médecin et médecin à son tour, mieux connu sous le pseudonyme de Ringuet qui écrivit Trente arpents[6], un roman qui n’honore pas l’art québécois et qui confirme que les médecins sont mieux en Bovary qu’en Flaubert.



[1] Je le sais, la facilité d’une fausse rime m’a eu ! J’aurais dû écrire le culte du beau.

[2] Claude Monet (1840-1926) peintre français à ne pas confondre avec un autre peintre français Édouard Manet (1832-883). Monet est l’auteur d’Olympia et Manet de Déjeuner sur l’herbe. Pardon, c’est le contraire.

[3] Paulus Potter (1625-1654), peintre animalier hollandais à ne pas confondre avec Harry Potter jeune magicien qui a redoré le blason des livres parmi les ados de la fin du siècle dernier.

[4] Mark Tansey (1949) Le même Tansey auteur du célèbre tableau représentant Derrida et De Man dansant sur un abîme.

[5] Note pour les quelques lecteurs paysans qui n’ont pas suivi les cours de philo de mon ami Claudio. Il s’agit de deux œuvres de l’archevêque Anselmus Canturiensis (1033-1109) auteur du célèbre argument ontologique, un argument qui, à lui seul, devrait démontrer la nécessité absolue de l’existence de Dieu.

[6] Ringuet, Trente arpents, BNM, 1991. Édition critique de Jean Panneton, bien plus lourde que l’editio aurea de la Helsinki Gaaverainnen de la Vaneegartǿn, qui pourtant n’est pas un cadeau. Oui, Panneton lui aussi, mais Jean ne doit pas être médecin de son métier même s’il aurait très bien pu l’être. Mais tous les Panneton ne sont pas médecins comme, et, heureusement ! tous les médecins ne sont pas des Panneton.