18 Août 2003. Mon petit toro. J’avais complètement oublié el toro Osborne : el toro de la caretera ou simplement el toro. Ce taureau en métal de 12 mètres cinquante, « démonstration de l’âme tragique du peuple espagnol » comme aimait à le répéter celui qui en fit poser 500 le long des routes ibériques pour publiciser ses produits — le comte Osborne. J’y repensai l’autre jour, pas loin de Saint-Ignace en voyant sur un panneau que le réservoir Taureau s’était transformé en réservoir Toro.

C’était en 1970, l’année où, avec Louise, j’allai à Seville en autostop.

Quand le camionneur marocain compris que nous montrions nos cuisses, et basta, il ferma son sourire béat, marmonna deux ou trois mots en arabe, arrêta le camion devant el toro, au milieu des champs de betteraves de la Cuesta d’Espigno, et nous enjoignit de descendre.

    Allez vous faire enculer par ces deux sales morveux !

    Connard !

    Si tu n’étais pas une femme…

    Merdeux !

Deux autostoppeurs se rasaient en se partageant un miroir crasseux. Deux Italiens, de trois ou quatre ans nos aînés, l’air d’adolescents. Ça faisait déjà cinq heures qu’ils attendaient. It’s not goodde, beecausse ov speed too many. Las d’attendre, ils avaient décidé de faire toilette, de se préparer des pâtes et puis de marcher jusqu’à l’énorme maison blanche qui se révéla être une sucrerie et qui obligeait la route à virer de quatre-vingt-dix degrés. After the courrbe it’s betterrr. Nous mangeâmes une platée de fusilli au thon et aux patates carrément dégueulasse, bûmes dans une écuelle crade une fiasque d’un vin qui, s’il ne nous troua pas l’estomac, il n’y était pour rien et terminâmes notre repas avec le café. The best caffé al mondo. Le vin et le soleil travaillèrent main dans la main, Nous oubliâmes le vieux porc marocain et les regards lubriques de nos deux compagnons qui passaient plus de temps sur nos cuisses que sur nos visages nous amusaient, sans plus.

Louise, Louise la provoc comme on l’appelait à la fac, démontra encore une fois qu’elle n’avait pas usurpé son surnom. « Je vais pisser », dit-elle en me regardant avec ces yeux délurés qui m’avaient si souvent mise dans des situations très cocasses. Elle s’accroupit derrière la première rangée de betterave, à quelques mètres de notre spacieuse salle à manger. Le bruit de son pipi était assez gênant — elle avait choisi de pisser dans une flaque d’eau pour se faire entendre mieux ; gênant surtout pour le petit noiraud qui, pour essayer de le cacher, éleva le ton de la voix et n’arrêta pas de parler jusqu’à son retour. Elle s’assit chaste et pudique comme je ne l’avais jamais vue. Le petit noiraud (je me rappelle le nom des deux, Marco et Paolo, mais je ne sais plus lequel était lequel) proposa de finir le viski en l’honneur de je ne sais plus quel écrivain qui était né ce jour là. Pourquoi pas ? Il nous demanda si nous connaissions le proverbe latin in vino veritas ? Je le niaisai.

    Non.

    It means : Ven you drink vine you sincere.

    Are you sincere ?

    All ways.

    Why do you want to make us drunk ?

    I do nott vont.

    You are not sincere !

    Yes. It is for couragge to ask you kiss me.

« To kiss les abricots ? », demanda Louise qui, abandonnant sa position de brave-jeune-fille-de-bonne-famille-bordelaise, s’assit en tailleur. Les regards de Marco et Paolo perdirent tout lubricité et m’implorèrent de les aider.

Mamma ! Aide-nous !

Louise n’avait pas de petite culotte et le noir et le rose de son sexe semblait terroriser les deux petits italiens. J’essayais de les aider : « Je crois que t’exagères. Ils risquent de traverser la route et de se faire écraser comme des chats. » En guise de réponse elle souleva ses fesses et releva encore plus la jupe. Je levai mes bras en signe d’impuissance.

Le regarde du petit noiraud voletait comme un oisillon à sa première tentative de vol. Il faisait d’énormes efforts pour ne pas se poser là, mais il manquait d’autonomie : après s’être posé sur mes épaules, sur mes cuisses, sur le champ de betteraves, sur les cheveux de Louise, il finissait pour retourner au nid d’où il repartait après une brève exploration vers mes épaules…

Je ne pouvais plus supporter sa souffrance.

Je lui pris la main, le guidai parmi les betteraves et m’allongeai derrière un mur chargé de lierre. Pour ne pas le gêner je détournai le regard pendant qu’il se débarrassait de ses pantalons.

Il lutta longtemps contre mon sexe sec. Il entra, enfin.

— I am your littlle bull ?

Qu’est-il devenu mon petit taureau ? Un tranquille grand-père qui enseigne le latin à ses petits enfants ? Un vieux con qui, au café du village, pour la millième fois, raconte son aventure avec une belle française qui, quand elle venait, criait tellement fort que los carabineros les mirent en taule pour attentat à la pudeur ? Est-il mort ? Ou émigré à New York, la ville de ses rêves, the new Rome ov the vorld, ov the new empire ?

P.S.

Rentrée à Montréal, j’ai acheté les Chroniques taurines de Jacques Durand (Éd. De Fallois 2003) et j’ai appris que 400 des 500 toros ont été envoyés à l’« abattoir » à cause des normes de sécurité routière et que les derniers 100 ont été sauvés parce qu’ils ont été classés monuments historiques. J’ai aussi appris des anecdotes assez drôles comme l’histoire de l’école religieuse qui accepta le toro mais seulement après qu’on lui eût enlevé les énormes couilles.

 

19 août 2003. Procuste. Dans presque tous les livres de sociologie les auteurs font de longues tirades sur la complexité du présent et sur les simplifications excessives des sociologues qui les ont précédés. Leurs prédécesseurs n’avaient pas considéré ni ces événements-ci, ni ceux-la, ni cette loi-ci, ni ces résistances-là… Eux non. Eux considèrent le réel dans sa complexité et n’ignorent pas ces événements-ci, ni ces habitudes-là…

Sont-ils naïfs, bêtes ou tout simplement des ouvriers du clavier qui doivent produire une certaine quantité de mots par jour ? Je ne sais pas, et pourtant tout a l’air si simple : les simplifications de leurs « ancêtres » découlent de la nécessité de faire des « sciences humaines », la complexité infinie du réel ne peut être que simplifiée à moins d’essayer de laisser l’ambiguïté de l’art ou de la philosophie dominer. Dites-moi, comment réveiller mes amis qui dorment dans le lit de Procuste de la sociologie ?

 

20 août 2003. Now Italy. Quand la mélancolie me bloque les méninges je surf sur Internet. Hier je suis tombé sur un site de dates :

Galileo Born: 15 Feb 1564 in Pisa (now in Italy) Died: 8 Jan 1642 in Arcetri (near Florence) (now in Italy)

Now in Italy ? Où était Pise en 1564, et Florence en 1642 ? En Jamaïque ? Au Canada ? Au Mozambique ? Non, en Italie. L’existence de l’Italie ne date pas de son unification politique (1860), comme semblent sous entendre les auteurs du site. Auteurs qui ne doivent pas être des fans ni de Virgile, ni de Dante pour ne citer que deux poètes qui parlent de l’Italie un peu avant 1860 : le premier étant né 70 ans avant notre ère près de Mantoue (now Italy) et le deuxième en 1265 à Florence (now Italy).

 

21 août 2003. Trois femmes et un homme.

    Après trois bouteilles d’un vin sicilien qui doit faire au moins 14 degrés, de quoi parlent, trois femmes et un homme sur une terrasse de la rue St. Denis ?

    Des rapports entre les femmes et les hommes.

    Qui se dresse sur ses ergots pour défendre la cause des femmes ?

    L’homme ?

    Comment as-tu pu le deviner ?

    Parce ce sont les coqs qui ont des ergots.

 

22 août 2003. Abstraction. La pensée de l’enfant devient abstraite. La vigueur physique et la vigueur intellectuelle avancent de conserve. Avant la mort, l’abstraction la plus concrète qui soit, la pensée du vieux redevient concrète, débile. Le vieux redevient enfant. Le cycle est fermé et les restes ne sont que des restes.

Le travail dans notre société devient abstrait. La ferraille des machines et notre pensée avancent main dans la main. Pour aller où ? Personne ne le sait. Ce qu’on sait, c’est qu’on fuit la fatigue.

Abstraire c’est donc vieillir et fuir ? Certes, seul les imbéciles ne le savent pas. Arrêtons donc d’abstraire ! Vivons dans le concret ! Mais le concret n’existe plus depuis qu’on abstrait. Depuis que les mamans et non seulement sa maman existent. Il n’y a pas de retour possible à l’animalité sinon pour les bêtes.

P.S.

Les animaux aussi abstraient. Oui, comme des bêtes.

 

23 août 2003. Debout les filles ! L’autre jour j’ai testé ma « théorie » du devenir erecti des humains sur Louise et je dois dire qu’elle a reçu un sacré coup — ma théorie. Et pourtant, j’étais parti de très loin ; j’avais cherché des appuis dans la culture africaine pour laquelle elle a toujours eu une grande sympathie. J’avais commencé par lui raconter la fable des Malhoumoudes, une fable que dans des versions plus ou moins semblables circule depuis des siècles parmi les Khoikhoi en Namibie et au Botswana, parmi les Shona au Zimbabwe et les Couchitics en Tanzanie. Cette fable décrit le passage des humains à la position erecta, passage qui ne fut pas nécessairement un pas en avant. La résumer, c’est pratiquement impossible car son sens se cache dans les changements de ton et dans les silences du conteur plutôt que sous les mots[1] ; je vais donc en glisser quelques mots sans aucune prétention d’en rendre l’esprit.

Quand les Gens du nord envahirent la plaine d’Outhouran, avant la révolte de bonobos, à l’époque où la fille du soleil vivait encore dans les eaux du Limpopo « que les poissons et les Houthourains[2] se partageaient en parfaite harmonie », les Malhoumoudes marchaient à quatre pattes « comme le tigre rusé, le paresseux lion et l’éléphant qui meurt seul ». Dans la plaine d’Outhouran il n’y avait jamais eu de guerre, la famine était inconnue et le travail un jeu. Il n’existaient ni lois, ni écriture, ni hiérarchie, ni propriété. On ne pouvait accumuler que le plaisir qu’on lavait dans les eaux du Limpopo, entre les bras de la fille du soleil, quand il devenait trop lourd. Les maladies étaient rares, les larmes toujours des larmes de joie et les conflits — comme parmi les bonobos actuels — étaient réglés par des joutes sexuelles.

Ils marchaient à quatre pattes et n’employaient les mains que pour cueillir et manger les fruits, caresser et laver les proches et s’amuser tout seuls.

Les Gens du nord, par contre, marchaient sur deux pattes, connaissaient la guerre, les maladies, le travail et les hiérarchies. Les premiers Gens du nord qui entrèrent dans la plaine longeant la rivière Limpopo furent des hommes ; ils avaient une pierre dans les mains, le zizi capuchonné, un os dans le nez et une horrible grimace solidement plantée dans le visage « comme le rocher du midi qui appelle au repas ». Les Malhoumoudes accueillirent ces êtres à la posture anormale qui « marchaient sur deux pattes comme des oiseaux perdus sur terre » avec des fous rires à se taper le cul par terre. Surtout leur zizi, les faisait rire. Mais les rires eurent une vie très courte : les Gens du nord tuèrent à coup de pierres la plus curieuse qui avait osé soulever le capuchon et montrer que « le ver-qui-devient-os et qui aime les portes-du-ciel » était comme ceux de leurs mâles. C’était la première mort violente, dans la plaine d’Houthouran. « Ils se retirèrent dans le cercle qui redonne le souffle mais les portes-du-ciel étaient fermées et les vers-qui-deviennent-os tremblotaient sans os ». Les Gens du nord avaient chassé le souffle de la vie.

Les Gens du nord séparèrent les mâles des femelles, « firent le jeu-qui-donne-parfois-la-vie mais les portes-du-ciel restèrent sèches », et forcèrent les hommes à se tenir debout. Les Malhoumoudes qui résistaient furent massacrés, « la fille du soleil retourna chez son père et laissa sa place à la nuit » et la « la vie ne fut plus la vie dans la plaine d’Houtoran que le Limpopo baigne ». Les envahisseurs imposèrent leurs lois que les mâles « qui commencèrent à se pavaner avec leur ver-qui-devient-os bien en vue » ne tardèrent pas à appuyer : les femelles résistèrent « deux plus une génération, plus une autre encore » mais « trahies par les vieilles aux portes-du-ciel rouillées », comme les femelles des envahisseurs, se mirent débout et cachèrent leur sexe.

« Et alors ? », me demanda Louise avec un air qui ne promettait pas le beau temps. Et alors, je continuais en lui donnant mon interprétation.

Que je sache il n’y a pas eu d’analyses savantes de cette fable. Heureusement. Je peux ainsi proposer la mienne sans qu’elle ne soit trop influencée pas les interprétations scolaires d’hommes élevés avec des doses dangereuses de mots de croissance. La posture des Malhoumoudes a sans doute le défaut d’employer les mains pour des tâches pas très élevées mais elle a l’avantage de montrer de manière « obscène », selon nos standards, le sexe de la femelle et de cacher celui du mâle. Bien plus, de l’homme on ne voit pratiquement que les couilles pendouillantes ce qui non seulement leur enlève toute dignité mais les rend facilement attaquables par derrière. Dans cette posture, il y a un renversement complet de la visibilité des signes directs[3] du désir sexuel : le désir de l’homme « se cache » et celui de la femelle se met au centre. Un Freud malhoumoudien aurait construit une théorie sur le manque du petit garçon auquel on aurait « muré » le sexe en lui enlevait toute la richesse morphologique dont les petites filles se vanteraient à longueur de journée. Mais si les Malhoumouds n’eurent pas de Freud, c’est sans doute parce qu’ils n’en eurent pas besoin.

Je vois déjà venir l’accusation facile, oh comment facile ! de biologisme. « Tu es en train de réduire les humains à des bêtes : comme un animal en chaleur la femelle humaine montre le lieu du désir pour que la vie continue sans que le langage ne crée la couche dans laquelle l’animal humain est humain. »

Non ! Non !

Que le « lieu du désir » de la femelle[4] soit au premier plan empêche qu’on le nie ce qui…

 « C’est une fable de machos avec une interprétation macho ! Qui t’a dit que les femmes aiment ou désirent montrer leur sexe ? C’est ton fantasme. Assigner un telle importance au voir et au caché, c’est le propre des hommes. Les femmes préfèrent sentir.», me dit Louise avec un ton qui n’admettait pas de répliques.

Je me tus.

24 août 2003. Déclencheur. Les considérations du 23 août tourbillonnaient dans ma tête depuis une quinzaine de jours et je ne trouvais ni la force ni le désir de les mettre sur papier. Jusque hier quand j’ai lu cette phrase de Catherine Johns cité dans Interpreting Contemporary Art[5] : « La vulve est rarement vue : sa position la rend invisible dans chaque position normale même à sa propriétaire » et le commentaire de Victor Burgin : « C’est dans ce " rien à voir " relatif que la mâle fétichiste voit le sexe de la femme seulement en terme d’absence, de manque. »

Ce « rien à voir » est causé par la position débout, et s’il n’y a rien à voir on est porté à exagérer ce qu’on voit, n’est-ce pas Louise ?



[1] La version Mambili, la dernière que j’ai entendue, dure plus que six heures, et elle est loin d’être la plus longue.

[2] Être humain dans la traduction canonique de E. W. Wenderbraun. Traduction fortement contestée par les anthropologues de l’école de Kabwe qui proposent le néologisme fishum.

[3] Les signes indirects continuent à exister mais il serait fort naïf de penser que le fait que les « signes directes » soient cachés ou en très grande évidence n’influence pas la façon de les présenter. Ce qui ne veut pas dire que la corrélation entre les deux types de signes soit simple à établir.

[4] Lieu du désir : lieu où le désire se niche et lieu que le désir pointe.  De la femelle : désir que la femelle a et désire que le mâle a de la femelle. J’emploie mâle et femelle même si le désir s’accommode mal de ces catégories parce que je parle de configuration physique et je veux montrer que la structure physique du corps tout en n’étant pas tout n’est pas rien, comme les nouveaux idéalistes aimeraient nous faire accroire.

[5] Stephen Bann and William Allen ed., Interpreting Contemporary Art, IconEditions, 1991.