7 avril 2003. Guerre et politique. Que la politique internationale soit la continuation de la guerre par d’autres moyens, c’est une banalité. Que la guerre soit la continuation de la politique par d’autres moyens, c’en est une autre. Et les deux ne sont pas en contradiction. C’est comme l’histoire de la poule et de l’œuf.

Si l’histoire est un convoyeur qui transporte, depuis la nuit des temps, des briques de guerre et de la blocaille de paix, où est-ce le début ? Après cette guerre-là, si vous êtes optimiste ou après cette paix-ci, si vous êtes pessimistes. Ou le contraire.

Prenons ce qui ce passe ces jours-ci autour de l’Irak. Ça saute aux yeux comme un coup de pied au cul que Chirac continue la guerre par d’autres moyens tandis que Bush continue la politique par d’autres moyens. Mais il est aussi clair comme du lait de chamelle qu’un jour pas très lointain, leurs successeurs renverseront les rôles. Et alors ? Le convoyeur de l’histoire transporte des briques de guerre et de la blocaille de paix, et le convoyeur s’arrête seulement si les hommes disparaissent. Et alors ? Impossible d’enlever les briques de guerre ? Impossible. Quand les États sont les propriétaires des fours.

 

8 avril 2003. Vieux cons au carré. Selon Kant « chacun sait quel zèle manifeste à l’ouverture des cours une jeunesse éveillée mais inconstante, et comment, par la suite, les amphithéâtres se font progressivement plus spacieux… ». Donc, à l’époque de Kant, les jeunes n’aimaient pas étudier et, dès que la matière demandait un peu plus de réflexion, ils désertaient les amphithéâtres ; ils ne s’engageaient pas, ils étaient paresseux, etc. Comme ceux d’aujourd’hui ; comme nous, selon nos pères ; comme nos pères, selon nos grands-pères et… ainsi jusqu’à Kant[1].

Pourquoi toute génération a-t-elle l’impression que la génération qui la suit est moins… ? Parce qu’on devient des vieux cons ? Certes. Mais, étant donné que l’expression « vieux con » est un pléonasme abittetropaïque avec synonymie bijective allotropique (il n’existe pas de vieux qui ne soient pas cons et des cons qui ne soient pas vieux), cette réponse n’explique rien.

Et les vieux cons qui affirment ne pas avoir de telles impressions ? Oh ! C’est qu’ils sont tellement défaits, du point de vue perceptif, qu’ils sont incapables de recevoir la moindre impression (dans ce cas-là, on pourrait les appeler vieux cons légumes), ou bien ils ont ce genre d’impressions et, par lâcheté, ils mentent : ceux-la sont de vieux cons au carré[2].

 

9 Avril 2003. Nobel. Quelqu’un pourrait avoir le prix Nobel de la chimie comme François Jacob et être le dernier des cons. Avoir le prix Nobel de la chimie ne veut rien dire d’autre que d’avoir eu le prix Nobel de la chimie : une reconnaissance de ses capacités (et non de sa valeur) dans un domaine bien spécifique. Comme le champion du monde tir à l’arc ou miss Univers. Mais pourquoi demande-t-on d’intervenir dans les médias plus facilement aux prix Nobel qu’aux champions de tir à l’arc ou au paysan qui trace l’andain le plus large d’Europe ? Parce qu’on fait des équivalences sottes : prix Nobel = intelligence, intelligence = capacité de jugement éclairé sur les choses et donc prix Nobel = jugement éclairé, etc. La tendance est forte à penser que si quelqu’un à la capacité de trouver une formule permettant de… il a aussi la capacité de percer les phénomènes du quotidien de manière plus aiguë. Mais cela, depuis que les hommes parlent, s’est relevé être une fausseté de la meilleure espèce. La liste des grands hommes qui ont dit, fait ou pensé des niaiseries hors de leur domaine est une liste sans fin (ceux qui, par exemple, s’étonnent qu’Heidegger ait pu appuyer le parti nazi devraient être brûlés dans le giron de l’infantilisme aigu). Mais retournons à ce monsieur, grand connaisseur de la chimie, qui est François Jacob. Dans le quotidien Le Monde du 8 avril, il s’interroge sur jusqu’où ira le déclin de la recherche. Interrogation normale pour un homme que la recherche a rendu célèbre. Certes. Mais vous verrez, qu’il est aussi normal qu’un « chercheur[3] » ne cherche pas plus loin que le bout de son nez quand il sort de son jardin.

Suivez-le, SVP.

Longtemps, la puissance d’une nation s’est mesurée à celle de son armée. D’accord.

Aujourd’hui elle s’évalue plutôt à son potentiel scientifique. D’accord, encore. Mais est-ce que la définition de puissance dans cette deuxième phrase a changé ? Est-ce que, par exemple, on lie la puissance d’une nation au degré de liberté des individus, à l’élimination de la pauvreté, etc., ou bien est-ce que l’on continue à la lier à la capacité d’intervention militaire ? Dans le deuxième cas, la puissance est toujours celle de son armée avec le support de la science. À ce propos, il n’est sans doute pas inutile de noter que, depuis que le monde est monde, le potentiel scientifique et la force de l’armée ont marché main dans la main. Quel sera donc le choix de notre prix Nobel, aujourd’hui, alors que la France est la championne du pacifisme ? Le voilà : c’est leur prédominance en science qui a donné aux États-Unis leurs supériorité dans de nombreux domaines : (…) militaire (La citation est bizarrement coupée). Il faut donc augmenter les investissements dans la recherche si on veut rester une puissance. Puissance dans quel sens ? Militaire, bien sûr. Tu exagères, François est peut-être con, mais il n’est pas militariste. Continuez donc : (…) la recherche en France va continuer à décliner (…) et avec elle notre potentiel de développement (…) militaire. Jusqu’au jour où arrivera peut-être au pouvoir une volonté politique nouvelle. Décider à remonter la pente. Pour aller où ? Pour faire la guerre aux Américains. Vive la France. Vive de Gaulle. Vive Vichy. Vive la guerre. La nôtre !

 

10 avril 2003. Cousin ou coussin ? Heureusement que les dictionnaires se trompent, comme ça on peut devenir des chercheurs. Grand Robert électronique :

Séant - 2. (1694). Fam. Derrière* (III., 3.). - Fesse, fessier, postérieur. Un cousin qu'aucun séant n'avait jamais aplati (cit. 3).

Un cousin ? Que vous le preniez dans le sens de fils de votre tante, de moustique ou de mec importun, ça ne va pas. Si vous ajoutez un « s », ça a l’air d’aller : les séants aiment les coussins, c’est connu[4]. Pour être sûr que j’avais bien interprété je suis allé voir la cit. 3 :

3 (...) un coussin à glands d'or qu'aucun séant n'avait jamais aplati.

VAN DER MEERSCH, l'Élu, p. 11.

Aïe, aïe… Une autre erreur ? Un coussin ou un cousin à gland d’or ? Une autre erreur ?

 

Où est l’erreur ? Une citation de Zola légèrement modifiée par moi à propos de séant, toujours dans le Grand Robert : Il la souleva, tâcha de l'asseoir sur son séant, essaya de lui mettre le doigt de cour entre les lèvres. Je vais vous aider : ne cherchez pas l’erreur dans le syntagme doigt de cour, il est très correct, même si vous ne connaissez pas l’expression :

 

Savez-vous pourquoi nos belles

Sont si froides en amour ?

Ces dames se font entre elles,

Par un ingénieux retour,

Ce qu’on nomme un doigt de cour.

(De Champcenets)

 

11 Avril 2003. Jamais ou du fait que je ne suis pas sûr qu’il s’agisse de simples généralités. On parle de la guerre contre l’Irak et elle commence à me parler des télévisions arabes qui sont comme CNN sinon pires et des filles de l’âge de sa nièce qui sont en train de renoncer aux conquêtes de leurs grands-mères. Elle me dit qu’il est vrai que Bush et Blair sont en train de nous mettre dans l’huile bouillante mais que les arabes n’ont pas besoin d’aide. Qu’ils n’ont surtout pas besoin d’aide pour trouver des excuses. Qu’ils sont les rois de la plainte.

Tu me disais que j’aurais dû rentrer au Maroc. Tu te rappelles ? Quelle connerie. Jamais. Jamais dans un pays où les hommes me disent quand et comment je dois montrer mes cheveux. Des hommes si peureux qu’ils deviennent féroces. Et lâches. Lâches quand ils sont jeunes et n’ont pas encore les épaules protégées par l’argent, le métier ou la dureté de la vie et féroces quand ils ont prouvé, je ne sais pas quoi, devant leurs amis. Jamais dans un pays où une femme qui n’est pas accompagnée par un homme est la femme de tout le monde, quel que soit son âge. Même à l’âge de ma mère. Jamais dans un pays où les femmes ne se sentent fortes qu’en présence d’un homme.

Je croyais que quand les femmes se réunissaient entre elles, elles étaient dures mais elles avaient une très belle complicité.

N’importe quoi ! Des considérations superficielles de touristes qui se croient intelligents et qui veulent montrer je ne sais pas quoi. Cette complicité est une complicité de perdantes. On est partout perdantes et je ne vois pas comment cela pourra changer. On va en arrière. Aidées par Bush aussi mais surtout aidées par nous-mêmes. On dit que l’argent est la seule chose qui compte en Occident ? Quelle bêtise ! Chez nous, c’est mille fois pire. Cela fait plus que vingt ans que je suis au Canada mais je n’ai jamais vu un rapport à l’argent comme au Maroc. Il est au centre de tout. Tu sais quand je dis au centre, c’est vraiment au centre. Pardon, au centre et à la périphérie. Partout, comme la religion.

« As-tu fais tes prières ? » on ne cesse de te demander. Ils se sentent tous des messagers de Dieu. Ils veulent tous te sauver des flammes de l’enfer. Heureusement qu’il y a l’enfer. Tu ne peux surtout pas te fier à la religiosité des gens. Ils parlent du bien et puis derrière ton dos. Tu n’imagines pas combien de choses se passent derrière le dos.

L’hypocrisie n’est pas le propre des Marocains !

Je ne dis pas cela. Mais il n’y a aucune commune mesure avec ce qui se passe ici. On se déchire et puis, une belle face à présenter. Tous faux. Seul l’habit compte. Il nous faudra encore mille ans avant… J’ai envie de pleurer. Je ne peux pas voir mon pays sur une telle pente. Mais c’est comme ça.

Tu t’es peut-être un peu trop américanisée.

Pas assez. Toi, qui parles tellement d’amitié, sais-tu qu’au Maroc elle est tellement rare… non, ne lève pas les sourcils. Je sais très bien que la vraie amitié est rare partout, mais je parle de l’amitié qui permet de fait confiance à quelqu’un pendant plus que dix minutes. Chez nous c’est difficile, je te le jure, très difficile. Seuls les touristes ou ceux qui nous méprisent peuvent apprécier les conditions de vie au Maroc. Tu sais, ceux qui disent que les Québécois sont mous, ignorants, qu’ils parlent mal, etc. me font chier. Vraiment. Ils ne savent pas ce que signifie vivre dans une société où les hommes sont fragiles et durs à la fois et ils ont besoin de ce qu’ils appellent culture pour cacher leur ignorance. Profonde. Où la pauvreté et la violence sont nécessaires à une bande de malades qui emploient n’importe quoi pour garder leurs privilèges. Même la religion. Je suis croyante, tu le sais, et voir la religion employée comme un amplificateur de haine me fait mal.

Je n’irai jamais vivre là bas.

 

12 Avril 2003. Longues-vues. J’ai compris que je ne serais jamais devenu un grand général quand je m’aperçus que j’aimais employer mes longues-vues pour examiner, depuis le cinquième étage de mon appartement de Milan, le galbe des femmes qui pensaient être seules ou les ébats de femmes qui croyaient ne pas êtres seules. J’ai aussi compris que je ne serais jamais devenu fou comme ce Nerval qui se vantait de ne pas examiner le galbe des femmes avec des longues-vues.

 

Ordre alphabétique. Dans les pages centrales d’un quotidien américain il y a les photos des cinquante-huit premiers morts de la guerre contre l’Irak. Elles sont présentées sans aucun respect pour la hiérarchie ; tous les morts, des simples soldats aux capitaines (le degré le plus élevé parmi les 58), sont pêle-mêle, au hasard, c’est-à-dire en ordre alphabétique, le seul ordre qui n’en est pas un. Pas mal. Vraiment pas mal. Pas mal parce que cela en dit beaucoup sur la société américaine. Bien plus que les appels de Bush. Je l’espère.

 

Private. Je ne réussis pas à me mettre dans la tête que « Private soldier » ne veut pas dire un soldat privé mais un simple soldat, surtout si je pense au droit à la vie privée qu’on aime tant.

 

L’amour des horloges. L’ébat en horlogerie est « le jeu entre deux organes, mobiles l'un par rapport à l'autre ». L’ébat en amour est « le jeu entre deux orgasmes, mobiles l'un par rapport à l'autre ».

 

13 avril 2003. Guerre et économie. Depuis des jours elle occupait pratiquement tous les territoires habitables de ma tête. Elle, c’est-à-dire la guerre. Je ne pouvais pas bouger mon petit moi sans qu’elle soit là, tranquille, sereine, en attente de...

Comme l’adolescent qui, après une nuit passée à salir, dans l’imagination que le désir arrose, les lieux les plus lumineux du corps de celle qui lui ouvre le sang à la vie, n’ose pas effleurer la main qui pourtant se tend, claire, vers lui, dans le trop court trajet vers le lycée, ainsi, dès que je m’asseyais devant mon ordinateur, toutes les contorsions qui avaient occupé ma tête dans les moments les moins opportuns disparaissaient pour laisser la place à une contemplation impuissante. Devant mon clavier, je ne pouvais plus bouger les doigts. Le cerveau ne pouvait plus les commander. Je me disais que tout le monde en parlait et pourquoi donc aurais-je dû le faire moi aussi ? Pratiquement tous disaient des choses sans intérêt ? Et pourquoi ce que j’avais à dire aurait-il été intéressant pour qui que ce soit ?

D’autres fois je m’en prenais à la guerre : je lui disais — pas trop fort pour ne pas la faire fuir, il est vrai — je lui disais qu’elle ne me méritait pas, qu’elle était une vieille salope, qu’elle couchait sur tous les sommiers, que d’une telle catin je me foutais comme de l’an quarante. Mais cela ne durait pas longtemps. Maintenant je la vois se tordre les jambes comme une petite fille non encore éclose. Paralysé. Encore paralysé.

Nondum matura est ?

Numdum matura est. Je me mentais en sachant que je mentais.

Et puis hier, voilà que, tout d’un coup, je trouve. Je déchire le voile : la guerre est la continuation de l’économie par d’autres moyens. Je l’ai. J’ai l’angle pour la posséder comme aucun autre ne l’avait encore possédée ! J’ai la clef. Content, satisfait comme l’homme qui croit avoir satisfait, je sortis de ma bibliothèque De la guerre et je me mis à bavarder avec Von Clausewitz, une écuelle remplie de Riesling, devant la cheminée comme avec mon meilleur ami.

Nous, nous savions de quoi nous parlions.

Oui, me dit-il, vous n’imaginez pas à quel point tous ces gens qui citent ma trop célèbre définition[5] sans lire mon livre m’énervent. Je vois que vous m’avez lu, qu’au moins vous êtes allé au-delà du premier chapitre. Vous êtes allé au moins jusqu’au début du chapitre III[6] : Nous disons donc que la guerre n’appartient pas au domaine des arts et des sciences, mais à celui de l’existence sociale. Elle est un conflit de grand intérêt réglé par le sang, et c’est seulement en cela qu’elle diffère des autres conflits. Il vaudrait mieux la comparer, plutôt qu’à un art quelconque, au commerce, qui est aussi un conflit d’intérêts et d’activités humaines…

Sans doute que le vin joua un rôle de premier plan, mais je ne fus pas tellement déçu que « mon » idée eût déjà été sienne. Je n’étais pas jaloux. Vu que la guerre existe depuis que le monde est monde, il était quand même naïf de penser que j’étais le premier… et deuxième pour deuxième, mieux vaut suivre Von Clausewitz plutôt, que sais-je ? qu’un Ramonet quelconque.

 



[1] Pourquoi s’arrêter à Kant ? Parce que j’ai commencé avec une citation de Kant tirée de Qu’est-ce qu’une chose ?

[2] Ce n’est pas toute l’expression qui est au carré mais seulement « con ».

[3] Je me réserve le droit de revenir sur le mot « chercheur », d’une laideur hors pair.

[4]  Que certains cousins aiment les séants, c’est une toute autre histoire qui n’a rien à voir avec les dictionnaires.

[5] La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens.

[6] Pour ceux qui veulent aller au-delà du premier chapitre : Carl Von Clausewitz, De la guerre, Les éditions de minuit, 1955.