21 avril 2003. Fragment No 7. Ou de Blair.

Weisenstein : Permettez-moi de citer un paragraphe de votre livre… Donc… non ce n’est pas celui-là… quelqu’un a touché à mon livre… J’avais mis une carte postale…

Von Clausewitz : On n’a pas besoin de la citation précise. Dites-moi le sens.

Weisenstein : C’était à propos de la politique qui a une logique… je l’ai… « En recourant à la guerre, la politique évite toutes les conclusions strictement logiques qui découlent de sa nature ; elle se soucie peu des possibilités finales, et s’en tient aux probabilités immédiates. » [1]

Von Clausewitz : Oui, je crois que c’est encore valide.

Weisenstein : Et vous continuez : « Certes, il s’introduit ainsi beaucoup d’incertitude dans toute l’affaire, qui devient ainsi une sorte de jeu (…) Si la guerre appartient à la politique, elle prendra naturellement son caractère. » Ailleurs vous dites aussi que la politique prend l’épée au lieu du crayon mais elle continue à penser de la même manière[2]. Donc vous pensez que l’analyse d’une guerre bien conduite peut aider à comprendre la politique, même si elle n’aide pas à comprendre les conséquences à long terme de la guerre même.

Von Clausewitz : Certes, on peut comprendre la politique parce que la guerre l’oblige à enlever les masques les plus grossiers et à montrer le vrai niveau de croyance dans les principes. En même temps, mais il me semble qu’on en a déjà parlé, puisque la guerre augmente le niveau d’incertitude, on perd la capacité de prévoir l’après-guerre. Même les guerres les plus faciles réservent des surprises. Même quand une guerre devrait mettre de l’ordre, elle augmente le désordre.

Weisenstein : Ce qui est certain, c’est que la guerre contre l’Irak n’échappe pas à cette règle. Mais, en vous écoutant, je ne peux que me demander comment cette guerre-ci permet-elle de comprendre la politique et quels sont les masques qui ont été jetés.

Von Clausewitz : Bush a clairement montré que les États-Unis sont les héritiers de l’empire britannique et que l’ONU reste un organisme dont l’autonomie par rapport aux États est inversement proportionnelle à leur puissance. Cette guerre a obligé, même les pays qui n’ont pas participé, à jeter quelques un de leurs masques.

Weisenstein : La France, par exemple.

Von Clausewitz : La France et l’Allemagne sont les exemples qui sautent aux yeux, mais même l’Égypte, la Russie, la Syrie ou la Chine… Ceux qui croient que la politique est asservie à l’économie ont eu une bonne démonstration de la justesse de leur thèse, car tous les pays ont dû prendre position en tant qu’acteurs, plus ou moins importants, de la mondialisation économique. La France, pour revenir au pays qui semble vous tenir à cœur, a montré la continuité de sa politique depuis le traité de Versailles. Depuis 1918, il n’est plus vrai que son vrai ennemi est l’Allemagne, ce sont les États-Unis et quoique cela puisse sembler paradoxal la Deuxième Guerre mondiale non plus n’a pas été, pour la France, une guerre contre l’Allemagne.

Weisenstein : Je trouve que vous allez un peu loin. Mais je comprends ce que vous voulez dire… dans trois cents ans… Personnellement, ce n’est pas tellement la position de Chirac, que, par ailleurs, je trouve assez primitive et irresponsable, que je voudrais analyser mais celle de Blair. Blair qui, parmi les hommes politiques occidentaux et, pas seulement Occidentaux, est celui qui a pris la position la plus intéressante et aussi la plus cohérente.

Von Clausewitz : Il a été cohérent dans sa politique pro-américaine comme Chirac l’a été dans sa politique anti-américaine. Il ne faut pas oublier que de Gaulle et Churchill étaient encore parmi vous il y a quarante ans[3]. Et la cohérence en politique ne se mesure pas en mois…

Weisenstein : Certes, mais il existe aussi la cohérence d’un homme politique.

Von Clausewitz : Politiquement, la cohérence d’un homme politique n’est pas importante. Un homme politique doit être incohérent si la politique de son pays le requiert.

Weisenstein : Pour tâcher de me faire comprendre, à vrai dire, pour tâcher de me comprendre moi-même un peu plus…

Von Clausewitz : Vous voulez que je sois votre souffre douleurs. Procédez donc, et sentez vous à l’aise. Versez-moi un autre verre et continuez sans salamalecs, je vous en prie.

Weisenstein : Je trouve qu’on s’affaire trop à crier dans tous le journaux que la différence gauche-droite est complètement dépassée, pour qu’il n’y ait pas anguille sous roche. Si cela allait tellement de soi…

Von Clausewitz : Excusez-moi de vous interrompre, mais il me semble que vous êtes excessivement sensible à cette distinction… y a-t-il anguille sous roche, dans votre jardin aussi ?

Weisenstein : Je suis sensible, parce qu’il me semble que quand on se débarrasse d’une certaine clarté conceptuelle, sans en avoir une autre et qu’on profite de l’excuse des nuances pour rendre tout gris… il me semble qu’on fait ce qu’il y a de mieux pour garder les choses telles qu’elles sont.

Von Clausewitz : Et pensez-vous que les choses, comme vous dites, vont si mal ?

Weisenstein : Elles vont. Mais si on n’essaye pas de les faire aller mieux…

Von Clausewitz : Votre volontarisme m’émeut…

Weisenstein : Plus précisément, si ceux qui pensent que les choses vont mal ne font pas d’efforts… Ce ne sont certainement pas les fascistes ni les cathos qui m’irritent à cause de leur engrisaillement du cadre politique, mais ceux qui pendant des années ont crié haut et fort les slogans de la gauche et maintenant, maintenant qu’ils disent réfléchir ils renient les catégories de leur passé.

Von Clausewitz : Volontariste et naïf ! Comment avez-vous pu croire que tous ces jeunes qui, dans la deuxième partie du XXe siècle, criaient pour en finir avec les injustices étaient plus que des perroquets qui répétaient les slogans du Coran de l’époque ?

Weisenstein : Il y avait sans doute bien de perroquets, mais le fait de se comporter comme un perroquet est une condition à laquelle il est impossible d’échapper. J’oserais même dire que c’est en refusant de payer, pendant quelques années, les tributs à la simple répétition de formules qu’on meurt sans jamais avoir eu le moindre contact avec autre chose que le vide de son vide…

Von Clausewitz : N’oubliez pas que je suis un simple général, et que le vide de son vide ne remplit pas les exigences, simples, de ma pensée…

Un observateur externe aurait pu décrire comment la glabelle de Weisenstein se vallonna, sa tête se baissa, ses dents serrèrent l’index de la main gauche qui entourait le poing de la droite comme pour l’empêcher de partir. Il aurait pu ensuite écrire comment il déglutit et chercha en vain de freiner deux ou trois larmes qui, lentes et inexorables, glissaient le long des conduits qui portent leur nom — il est vrai qu’il aurait vu les larmes seulement à la sortie des yeux et si on considère la position de la tête, il est fort probable, qu’il n’aurait même pas vu les larmes mais, s’il avait eu une âme avec des penchants littéraires, il aurait probablement fait un détour rhétorique de ce genre-là. Si, par contre, ce dialogue avait eu un narrateur tout puissant, ce dernier aurait sans doute ajouté que Weisenstein se sentit profondément blessé, qu’il avait l’impression que ses efforts pour se rapprocher de Von Clausewitz n’avaient eu aucun impact sur les sentiments du général et que ce dernier, en bon général, avançait sans état d’âme dans la discussion. Mais, si le narrateur était vraiment tout puissant, il aurait aussi ajouté que l’âme de Von Clausewitz…

Malheureusement, il n’y avait ni observateur externe, ni narrateur tout puissant et donc laissons le dialogue poursuivre sa course comme si de rien n’était, en précisant seulement que le rapport au temps pour Von Clausewitz est de toute autre nature que le nôtre et que ce silence de quinze minutes n’avait pour lui rien de bien anormal.

 

22 avril 2003. Fragment No 8. Ou du détour par Powell.

Weisenstein : Ce qui m’étonne, c’est que, lorsqu’on analyse la différence entre la position de Bush et celle de Blair, on dit souvent que ce dernier était « un peu plus favorable » à attendre une bénédiction de l’ONU, mais que cela n’était, au fond, qu’une ruse diplomatique.

Von Clausewitz : Une ruse diplomatique si rudimentaire n’est pas bien rusée !

Weisenstein : C’est pour cela que je crois que la bénédiction de l’ONU était pour lui vraiment importante. Comme il était évident que Bush n’en avait pas besoin. Dans son intégrisme primaire, il n’a besoin de rien d’autre que de la certitude d’être du bon côté et que les intérêts économiques des États-Unis sont bien défendus. Il réussit ainsi un exploit qu’il ne faudrait pas que les ayatollahs imitent : il fait cohabiter les intérêts les plus bassement matériels avec la spiritualité religieuse la plus éthérée. Malheureusement, faire cohabiter les intérêts les plus bassement matériels avec la spiritualité religieuse la plus éthérée, n’est pas le propre des intégristes. Comme disait si bien Norbert Elias, même le nazisme ne peut pas être compris sans voir comment le pur idéalisme national allemand côtoyait la Realpolitik la plus cynique.

Von Clausewitz : Mais de tels individus n’ont fait que chatouiller l’histoire.

Weisenstein : Un peu plus. Il y a quand même beaucoup de sang qui a coulé.

Von Clausewitz : Et aussitôt lavé. Ceux qui ont vraiment fait l’histoire, César, Alexandre, Gengis Kahn et Napoléon, les plus beaux produits du génie eurasien, n’étaient ni idéalistes ni bassement cyniques. À mon avis, parmi tous les hommes politiques actuels, c’est Powell qui a quelque chose de cette race-là.

Weisenstein : Même si je ne crois pas comme vous que l’histoire soit faite par les grands hommes… C’est plutôt l’histoire qui les faits…

Von Clausewitz : Vous jouez avec les mots.

Weisenstein : Surtout pas en ce moment. Mais, pour revenir à Powell, ce qui est moins dangereux que la réflexion sur l’histoire, je suis d’accord avec vous. Et, c’est dommage qu’il n’ait pas eu plus de pouvoir.

Von Clausewitz : Il sera le prochain président.

Weisenstein : Je crois que vous ne connaissez pas assez bien les États-Unis. Powell est avant tout un homme de couleur.

Von Clausewitz : Mais il sera avant tout un général, et les militaires seront toujours plus directement concernés par la politique.

Weisenstein : Ce qui, selon vos théories, n’est pas tellement bien.

Von Clausewitz : Ce n’est pas exactement cela. Je disais que la guerre est asservie à la politique et qu’une mauvaise politique engendre une mauvaise guerre. Mais les responsables politiques et militaires doivent toujours être en contact étroit.

Weisenstein : Ne trouvez-vous pas que Powell et Bush sont en contact assez étroit ? Pourquoi Powell serait-il le prochain président ?

Von Clausewitz : Parce que, comme vous avez si bien dit, l’armée aura toujours plus une fonction policière. Police pour l’extérieur des États-Unis mais aussi pour l’intérieur. Et Powell est le policier idéal : un policier avec la bonne couleur et les bonnes connaissances des rouages de l’industrie militaire. Et les bons appuis. Si Bush est l’homme du pétrole, Powell est celui de l’industrie des ordinateurs et des avions. Celle qui comptera encore plus dans les prochaines guerres. En disant cela, je ne veux pas dire comme trop de gens qui prennent leurs désirs pour la réalité que Bush est un médiocre. Qu’il est stupide. Et c’est bien parce qu’il n’est pas stupide qu’il est si dangereux. Bush est un homme politique redoutable, d’une intelligence assez fine mais qui joue parfois le Texan pour déjouer ses adversaires.

Weisenstein : Je ne sais pas s’il est vraiment si intelligent, mais ce qui est certain, c’est qu’il n’a pas de doutes sur sa capacité d’obtenir ce qu’il veut, coûte que coûte — aux autres.

Von Clausewitz : J’ai parlé de l’intelligence de Bush pas tellement parce qu’un morveux comme de Villepin veut qu’on le soupçonne d’idiotie, mais parce que j’ai entendu certains de vos amis dire que Bush est dangereux parce qu’il est stupide. Non, Bush est extrêmement dangereux parce qu’il est intelligent et il y a même une bonne probabilité que ce soit lui qui règle le conflit entre Juifs et Arabes.

Weisenstein : En en créant d’autres plus sanglants encore entre les Arabes.

Von Clausewitz : Et vous pensez qu’il est stupide ?

 

23 avril 2003. Fragment No 9. Ou du retour à Blair.

Weisenstein : Je crois que Blair, mieux que Powell, incarne le futur...

Von Clausewitz : Je vous arrête tout de suite. Blair est le représentant d’une province de l’Empire. Je n’ai pas des doutes qu’au Zimbabwe ou en Éthiopie aussi il y ait des hommes politiques qui représentent mieux que Powell…

Weisenstein : Mon propos n’était pas de comparer Blair et Powell. C’était une manière de revenir à Blair et à sa politique. Mais je ne crois pas, comme vous, que le fait d’être dans une province… Combien d’empereurs romains venaient des provinces ?

Von Clausewitz : Attention ! Les analogies et les métaphores, par définition, ne doivent pas être prises à la lettre. Qu’actuellement il y ait des ressemblances avec l’empire romain, je veux bien le croire, mais de là à y emprunter toute sorte de justifications…

Weisenstein : Je crois qu’il ne s’agit pas d’analogie ou de métaphore. Je crois qu’on est dans un empire exactement comme on l’était à l’époque des Romains.

Von Clausewitz : Mais, l’époque des Romains, ça ne veut rien dire ! Entre l’empire d’Auguste et celui de Dioclétien, pour prendre deux points de repère bien connus il y a très peu de choses en commun !

Weisenstein : Là encore, je ne suis pas d’accord avec vous. Entre l’empire d’Auguste et celui de Dioclétien il a en commun l’…. l’empire.

Von Clausewitz : Vous êtes un vrai philosophe. Comme celui, dont je ne me rappelle plus le nom, qui répondit à la question « qu’est-ce que l’art ? », sans répondre, en disant que l’art est tout ce qu’on appelle art. Il va de soi que si tout ce qu’on appelle empire c’est un empire, je ne peux qu’être d’accord avec vous mais, pour moi, derrière les mots il y a les choses.

Weisenstein : Pour moi aussi, mais il y a aussi bien de cas où ce sont les mots qui sont derrière les choses, mais ce serait encore une fois une histoire…

Von Clausewitz : Que je ne pourrais pas comprendre ?

Weisenstein : Pas du tout, ce n’est vraiment pas cela que je voulais dire. Je le disais à moi-même. Je crois que les éléments principaux qui sont à la base du fonctionnement de l’empire romain, sont présents dans la situation actuelle.

Von Clausewitz : Par exemple.

Weisenstein : La centralité de l’idée de justice, le fait de ne pas avoir de frontières, un corpus de lois « universel », d’avoir pratiquement la seule armée qui compte… Il ne s’agit pas de dire que tout ce qu’on appelle empire est un empire. Quand de Gaulle parlait de l’empire français, il voulait dire la métropole plus les colonies, la même chose pour l’empire britannique. L’empire actuel…

Von Clausewitz : L’empire américain…

Weisenstein : L’empire actuellement monopolisé par les États-Unis, n’est pas constitué d’une métropole et de colonies. La métropole est éventuellement l’Occident, en plus, peut-être pas pour longtemps encore et il n’existe pas de colonies. Il existe des provinces qu’on appelle États. Le Texas est un État, comme le Burundi. Vraiment comme le Burundi. Pour l’empire la différence entre les deux est secondaire… L’autre jour j’ai demandé à un ami politologue pourquoi, selon lui, Bush ne parlait pas d’empire américain. Il m’a répondu parce qu’il ne peut pas le faire politiquement : il risquerait de perdre trop d’alliés.

Von Clausewitz : Je trouve que votre ami n’a pas tort. Puis-je vous dire une chose qui vous concerne personnellement ?

Weisenstein : Bien sûr.

Von Clausewitz : Vous comprenez certainement des choses en philosophie, mais en politique vous êtes, vous êtes…

Weisenstein : Nul.

Von Clausewitz : Oui. Je n’osais pas le dire si clairement.

Weisenstein : En tant que politiquement nul, je vais donc essayer de vous dire ce que j’essaye de faire depuis le début de notre conversation, pourquoi Blair, incarne l’homme du nouvel empire.

Von Clausewitz : Allez-y. Je suis très curieux de connaître vos positions.

Weisenstein : Je vais commencer en disant que nationalisme et intégrisme sont actuellement les deux idéologies les plus dangereuses en circulation.

Von Clausewitz : Excusez-moi de vous interrompre tout de suite, mais je trouve étonnant que vous mettiez les deux sur le même plan. Nationalisme et intégrisme s’opposent complètement : l’intégrisme est pour un universalisme qui transcende les cultures, disons, historico-territoriales, tandis que le nationalisme est pour la mise au pas de tout ce qui est universel pour sauvegarder les caractéristiques historico-territoriales.

Weisenstein : Les deux sont liés par l’étroitesse de leur vision. Incapables de regarder les possibilités du monde, elles sanglent leurs adeptes au lit du passé, comme on sangle de vieux débiles. Blair est plutôt un homme des Lumières, de ces Lumières qui n’ont pas très bonne presse et croient à un universalisme qui n’est pas d’origine religieuse mais rationnelle, humaine. L’universalisme qui s’incarne, sous des nuances différentes, dans le socialisme, le communisme, l’anarchisme et même le libéralisme.

Von Clausewitz : Vous avez pratiquement tout mis.

Weisenstein : Tout ce qui découle des lumières. Tout ce qui est contre toute forme d’intégrisme et de nationalisme.

Von Clausewitz : Et le cercle est fermé.

Weisenstein : Mais, ce n’est pas un cercle vicieux.

Von Clausewitz : Je vous crois. Donc, vous considérez que Blair porte les droits de l’homme aux Arabes fanatiques comme Napoléon la portait jadis aux Russes ?

Weisenstein : Dans un certain sens oui. Dans le sens où Napoléon, sur les ailes de son ambition, portait aussi le discours émancipatoire de Lumières. Blair est bien plus un héritier de Napoléon que Chirac, ce qui est assez amusant du point de vue des rapports entre l’Angleterre et la France.

Von Clausewitz : Je crois que ce n’est pas un hasard si la marche pour porter les droits aux fanatiques Russes trouva la Bérésina.

Weisenstein : Mais il y a des différences énormes entre 1812 et 2003. Napoléon, en 1812, voulait fonder un empire, aujourd’hui l’empire est déjà là. En 1812 la France venait d’instaurer un État « moderne » et Napoléon voulait répandre le verbe de la modernité sans que les bases ne soient solidifiées sur le terrain métropolitain. Aujourd’hui le travail de la révolution française en Occident est presque terminé et le « verbe » porté au Moyen Orient n’est qu’un outil pour mieux interpréter ce qui est déjà là et ce qui s’en vient. En 1812 l’idéologie était artificiellement portée par une armée au solde d’une ambition démesurée, aujourd’hui l’idéologie porte une armée à la puissance démesurée. Au Moyen Orient quoi qu’en disent « culturalistes » et religieux de tout acabit, les conditions matérielles et spirituelles pour accueillir le « verbe » que Blair incarne

Von Clausewitz : Je trouve que vous vous laissez emporter par votre discours. Vous êtes en train de suggérer que Blair est un nouveau Christ.

Weisenstein : Je suggère exactement le contraire : c’est celui qui incarna le verbe du judaïsme qui n’était pas dieu mais un simple Blair.

Von Clausewitz : Passablement tordu.

Weisenstein : Très linéaire. Pour comprendre la nouvelle situation politique il faut laisser tomber les catégories qui freinent l’intelligence des choses…

Von Clausewitz : Comme la religion et les nationalismes.

Weisenstein : Comme la religion et les nationalismes, surtout.

Von Clausewitz : Si je n’avais pas compris, je serais bien bête.

Weisenstein : Je crois qu’on a besoin on, ceux qui croient encore qu’on peut parler d’émancipation —, on a besoin de gens qui n’ont pas peur de penser contre le relativisme ambiant et qui veulent renouer avec une pensée qui, même si elle avait le défaut de trop naïvement penser qu’il était facile de se libérer de la confiance absolue dans un pouvoir établi par Dieu, ouvrait sur de nouvelles possibilités d’affranchissement.

Von Clausewitz : Pour tomber dans une confiance absolue dans la raison et la science.

Weisenstein : Pour avoir une confiance raisonnable dans la raison et la science.

Von Clausewitz : Maintenant c’est moi qui vous ramène à Blair. Quelle est la différence entre l’axe du mal de Bush et les dictateurs sanguinaires de Blair ?

Weisenstein : Vous ne la voyez vraiment pas ?

Von Clausewitz : Non.

Weisenstein : Pour Bush il y a l’enfer et le paradis. Pour Blair il y a l’Occident plus ou moins en bon état, et des pays avec des dictatures qui empêchent aux femmes et aux opposants politiques de vivre dans des conditions humainement acceptable pour une vision occidentale moderne du monde.

Von Clausewitz : Vous dites bien « vision occidentale moderne ». Le problème c’est que les visions non occidentales et non moderne ont le droit de vie…

Weisenstein : Bien sûr et c’est pour cela qu’en Occident il y a des Églises et des Mosquées. J’aimerais éclaircir un point qui risque de biaiser toute notre discussion. Je ne suis pas en train de défendre Blair, si j’étais en Angleterre je ne voterais pas pour lui…

Von Clausewitz : Et vous voteriez pour qui ?

Weisenstein : Je ne voterais pas. Comme je ne vote pas en Allemagne. Je veux seulement dire que parmi les hommes politiques actuels Blair est le seul qui est déjà dans le XXIe siècle. Le seul qui incarne un monde où l’idéologie, à travers les mass média, l’école et la formations dans les entreprises, est devenue productrice de richesse et donc de pouvoir. Blair est un « vrai » socialiste qui croit dans le droit d’intervention dans les États où il n’y a pas un minimum de respect des droits et des libertés des personnes.

Von Clausewitz : Mais alors il faut porter la guerre un peu partout, même à Los Angeles.

Weisenstein : Oui. On devrait. Mais je crois que Blair, sans raison, fait une différence entre une vie mutilée par l’économie et une vie mutilée par une dictature. S’il ne faisait pas cette différence il ne serait pas premier ministre. Il ne s’agit pas de demander à Blair d’être anarchiste. Il est un bon socialiste qui a le courage de mettre en jeu sa carrière pour ses idées et qui ne connaît pas la Realpolitik.

 

24 avril 2003. Fragment No 10. De la puissance.

Weisenstein : Êtes-vous d’accord avec ceux qui disent que jamais dans l’histoire de l’humanité on a vu une supériorité militaire comparable à celle des États-Unis ?

Von Clausewitz : Oui, si on parle de supériorité des moyens techniques. En fait, même si l’armée romaine avait une puissance incomparable avec celle des autres peuples cela ne dépendait pas tellement des armes et de la technique, mais plutôt de l’organisation. Les Parthes avaient d’autres armes, mais pas nécessairement moins puissantes. Il faut aussi ajouter que le fait que tous les autres pays sont conscients de la supériorité des Américains aura des conséquences fâcheuses pour l’humanité.

Weisenstein : Pourquoi, le fait de savoir en lui-même peut avoir des conséquences catastophiques ?

Von Clausewitz : Parce que certains pays changeront les règles du jeu. Ils développeront des armes bactériologiques et des armes nucléaires et les guerres se transformeront en des massacres ponctuels qui feront tomber les tours New York au rang de jeu de bébés. L’Occident risque de payer cher, très cher, au moins dans les temps courts. Et votre Blair aura la vie dure, très dure. Et l’Onu finira comme la Société des Nations.

Weisenstein : L’Occident et l’Orient et… tutti quanti. Oui, on aura la vie dure, dans l’Empire. Mais, qui sait si ceux qui nous suivent…

 

25 avril 2003. Baruya I. Les Baruya[4], une tribu primitive de la Nouvelle-Guinée, furent découverts par les Blancs en 1951. En cinquante ans, ils sont passés d’une culture « primitive » à un mélange toujours plus teintée de culture occidentale. À titre d’exemple : un Baruya est actuellement professeur d’université et enseigne à des Blancs… sept mille ans de culture effacés en cinquante ans ? Certes. Étonnant ? Non. Qu’est-ce sept mille ans de culture comparés aux millions d’années de travail de l’évolution ? Si je ne m’abuse, il y a plus d’un siècle, Nietzsche n’arrêtait pas de le dire à ceux qui se gonflaient les neurones dans les salles de gym de l’esprit. Un siècle et la majorité des non Baruya ne l’ont pas encore compris ! On n’est pas tous des Baruya.

 

Baruya II. Toutes les sécrétions de la femme polluent, « c’est pour cette raison qu’une femme ne doit pas chevaucher son mari pendant le coït, car cela risquerait de faire s’épandre sur le ventre de l’homme les liquides qui s’écoulent de son sexe. » Vu que du sexe de la femme sort la vie il fallait bien qu’ils trouvent du négatif pour compenser, ces malins de Baruya. En plus, si elle chevauche, elle a le contrôle, il fallait bien que ces malin de Baruya trouvent une excuse. On est tous des Baruya.

 

Baruya III. Lors de l’initiation des jeunes hommes Baruya « on leur pose sur la tête (…) un cercle de jonc terminant par deux défenses de cochon acérées dont on enfonce les pointes dans le front des initiés » et ils doivent « pendant toute une nuit  (…) supporter la douleur de ces pointes. » Pourquoi toute cette souffrance ? Pour leur faire comprendre que les femmes sont dangereuses, que leur vagin est denté et que, s’ils ne font pas attention, ils risquent de perdre le bout de chair auquel ils tiennent plus qu’à la poubelle de leur jus. Les Baruya sont tous des Occidentaux !

 

Baruya IV. Pourquoi passer aux haches et aux machettes quand depuis des millénaires ils avaient trouvé un équilibre parfait avec la nature avec leurs outils en pierre et en bois ? Pourquoi être pris par le virus de l’efficacité ? Pourquoi abandonner des traditions millénaires pour des sociétés sans la chaleur de la communauté ? Parce qu’ils n’ont pas le choix et pas parce que, comme le pensent les penseurs de la peur, la machine occidentale aplatit tout et impose ses non-valeurs mais parce que, dans leur vie, entre un peu plus de plaisir et de facilité. C’est simple, mais c’est comme ça. Les Baruya suivent le courant de la vie. Nous sommes tous des Baruya.

 

Baruya V. Quand on demande aux Baruya pourquoi les hommes sont supérieurs aux femmes ils répondent : « parce que les hommes sont plus forts et plus mobiles que les femmes ». Simple. Quel dommage que cette maudite technique permette aux femmes d’être fortes et mobiles comme les hommes ! Nous sommes tous des Occidentaux.

 

Baruya VI. Non seulement du corps de la femme sortent les nouvelles vies, mais aussi le lait pour les alimenter. Elles exagèrent ! Nous aussi, nous les mâles occidentaux, nous pouvons leur donner du lait de soja ! Nous sommes malins. Et les Baruya ? Eux sont plus malins encore. Ils ont découvert — faut-il que je souligne que ma pensée, influencée par la décadence occidentale, me fait douter que ce soit une découverte très scientifique — que le lait naît du sperme. Cette découverte leur permet de faire boire leurs sécrétions, sources de vie, aux femmes aux sécrétions mortifères. Nous sommes tous des Baruya.

 

Baruya VII. Les jeunes hommes aussi doivent boire du sperme pour devenir de vrais hommes. Les jeunes un peu plus vieux s’en déchargent. Et les jeunes filles ? Elles tètent les femmes dont le lait est plein de sperme. Les voies du plaisir sont infinies. Nous ne sommes pas tous des Baruya.

 

Baruya VIII. On les appelle les femmes fontaines parce que, pendant leurs orgasmes, elles peuvent éjecter jusqu’à un verre de « liquide ». Fontaine de jouvence ? Non. Plutôt fontaines de peur :

pour les hommes qui, après avoir cédé le sceptre de l’intelligence, doivent abandonner celui de l’éjaculation la plus puissante ;

pour les femmes fontaines elles-mêmes qui se sentent spéciales, et ce n’est vraiment pas le bon moment — elles risquent de se faire taxer de terrorisme bio-psy-cul[5]-politique ;

pour les femmes responsables de penser la condition de la femme parce qu’elles craignent que leurs ouailles moins ruisselantes se sentent dévalorisées[6].

Mais cette histoire n’a rien à voir avec les Baruya ! Êtes-vous sûr ? Moi non. Je pense que c’est une autre démonstration qu’on est tous des Baruya.

 

26 avril 2003. Misère et religion. Je voudrais ajouter une précision à propos des Irakiens « aveuglés par la misère» : il y a aussi une autre misère, sournoise, déloyale, pharisienne, la misère de la religion, éternelle alliées de la religion de la misère

 

27 avril 2003. Louis-René Des Forêts. Si on m’avait demandé qu’est-ce qu’un grand écrivain ? jusqu’à il y a trois jours, jusqu’à la lecture d’Ostinato de Louis-René Des Forêts, j’aurais répondu, qu’un écrivain, lorsqu’il n’est pas un simple pelleteur de mots, c’est quelqu’un qui ouvre à la fermeture du monde : demoiselle d’atours de l’imagination, il facilite la traversée des éboulements qui ont ravagé le sentier de nos libertés dominicales ; il aide à franchir le bras de mer défendu pas les rejetons de Charybde et permet d’essouffler les guépards en courant dans le vent de la savane.

Il transforme les impasses en salles d’entraînement, pour que l’esprit s’aventure dans le vide du rien.

Cette ouverture, pour des lecteurs faciles comme moi, pouvait prendre les formes les plus variées et se cacher derrière la plume de Joyce, de Gadda ou de Valéry, de Proust, de Musil, de Dante ou de Ducharme, de Dostoïevski, de Mallarmé, de Goethe ou de Nietzsche… Assuré du retour, sans suspect, l’un laissait facilement sa place à l’autre. Le soir, mon âme lourde et ignare, appelle l’estafette du mot beau pour qu’en soufflant la chandelle la barrière quotidienne s’effondre ; le matin, elle demande que le porteur de mots apaise les hurlement des rêves en ouvrant grand les persiennes du nouveau.

Jusqu’à il y a deux ou trois jours.

Aujourd’hui, pour moi, Louis-René Des Forêts est le seul représentant d’une nouvelle catégorie, celle des écrivains qui nous replongent dans l’ouverture au monde que nous pouvons être. Fort loin des banalités socratiques et augustiniennes du nosci te ipsum, à côté du je est un autre, armé d’un rythme sans aspérité, il fouille les sédiments de l’enfance que l’âge amincit et durcit pour déposer sur la berge de notre présent les aigues-marines de ce que nous fûmes, de ce que nous sommes.



[1] Page 704 (chapitre 2, section B) de l’édition de 1955 (Les éditions de Minuit).

[2] La citation exacte étant : « La politique saisit l’épée au lieu de la plume sans cesser pour cela de penser d’après ses propres lois. ». Ibid, page 710.

[3] Churchill meurt en 1965 et de Gaulle en 1970. Par contre, Von Clausewitz n’était plus des nôtres, comme il dit, depuis 1831 (la même année que la création de la Légion Étrangère).

[4] Maurice Godelier, La production des Grands Hommes, Flammarion, 2003.

[5] Culturel.

[6] C’est ce qu’on dit dans le magazine qui est devenu la bible de tous les loubards de France dont les sous-titres « mieux vivre sa vie » est tout un programme. Si parmi les lecteurs des Annales il y a des gens bien qui ne connaissent pas le magazine ils peuvent demander le titre à Rajotte@Labunix.uqam.ca J’ai oublié de vous dire que l’article sur le femmes fontaines est paru dans le numéro de mars 2003.