28 avril 2003. Fricarelle. Un fort joli mot pour indiquer celles qui préfèrent les figues aux asperges. Dans les années soixante, Alfred Delvau, maître ès humour, écrivit que les fricarelles tendent « de plus en plus à faire des ravages à Paris. » Dans les années soixante du XIXe siècle, bien entendu ! Pour ne pas s’éloigner trop du sujet : le premier sens de « déconner » est bien connu, le deuxième aussi et leur lien est immédiat : qui déconne plus que celui qui déconne ? Mais alors pourquoi, dans le Robert, trouve-t-on écrit que le passage d’un sens à l’autre n'est pas clair ? Ça doit être toujours la même maudite histoire : plus les choses sont simples et plus elle sont obscures — pour les écorcheurs d’anguilles par la queue que nous sommes, nous qui lisons.

 

29 avril 2003. Sycophante. Il y a des mots qui refusent de s’installer dans ma tête, si je ne leur construis pas un château — de mots — où ils sont prisonniers, sans qu’ils ne le sachent. « Sycophante » est un bon exemple. J’ai beau apprendre sa signification, le lendemain… plus rien ; juste une tonalité de désagréable : je sais que je n’aimerai jamais me faire traiter de sycophante, mais cela ne m’aide guère. Il y a tellement de mots que je n’aime pas qu’on me colle ! Par exemple, je déteste, comme tout le monde, qu’on me traite de pétasse, d’andouille ou de buse ; si quelqu’un me traite de rosse, de dondon ou de carne, je suis prête à donner des baffes ; celui qui un jour me traita de rombière, ne le fera plus, je vous le jure. Aujourd’hui, j’ai construis une prison, pardon un château ! pour « sycophante ». L’occasion m’a été donnée par le journal de Wilhem Reich du 6 janvier 1940[1] : « Voici les gens qui devraient être tués : hommes d’affaires, diplomates, sycophantes, bourreaux d’enfants, faux hommes de science. » Encore une fois le Robert : Sycophante : « Délateur, et, par extension, espion, fourbe. » Je savais que je le savais ! Allons consulter l’étymologie : « du lat. sycophanta, grec sukophantês dénonciateur des voleurs ou des exportateurs de figues de l’Attique ». Le château est prêt, un château de figues, mon fruit préféré. Je vais ajouter que « de l’Attique » n’était pas dans le dictionnaire mais je suis allée le voler dans un dictionnaire de latin, ce qui rend la prison, pardon le château ! encore plus sûr.

 

30 avril 2003 Elle, moi, le Québec et Ducharme.

Elle. Elle me dit que les « Vers à vendre » sur la route de Donnacona, l’amusèrent beaucoup et que si elle avait quitté Aix pour le Québec, c’était aussi à cause de ces affiches-là.

 

Toujours elle. Elle me dit qu’après un an à Québec elle déménagea à Montréal où l’affiche « Écoulement de blanc à la verge » — rue St.-Catherine, un peu à l’ouest de Berri — lui donna le sentiment d’être vraiment une expatriée.

 

Moi. Je lui dis que pour moi les surprises furent « vente de garage » et « vente de feu », en pleine crise du pétrole.

 

Encore elle. Elle me dit que j’avais un air entre deux airs quand elle me caressa en coup de vamp.

 

Elle et moi. Elle et moi nous sommes d’accord que Ducharme ne pouvait naître qu’au Québec

 

Premier mai 2003. La fierté de l’auteur. On est fier de ses enfants et de son passé, comme on est fier de la fermeté de ses seins ou de sa réussite scolaire. La rondeur de ses fesses et la victoire de son pays comme les exploits de ses amis, sont sources de fierté. Et la vivacité de son esprit, la longueur de son zizi, le courage de ses ancêtres ou la grâce de sa démarche, ne sont-ils pas germes de ce contentement qu’on appelle fierté ? On est fier de ses escapades (on a toujours été rebelle), de sa maison (si bien entretenue), de son lilas (qui a si bien poussé), de son point G (si bien placé), de son engagement (politique, amoureux, social, religieux et intellectuel) et de son non-engagement (hors des compromis, des bassesses, des misères, de la saleté). Et que dire de son revers au tennis, de ses cheveux, de sa gaucherie, de sa ponctualité, de son honnêteté, de l’intelligence de son chien ou de son estomac de fer ? On est fier de son interprétation de Heidegger, de la propreté de son trou du cul, de ses prises de positions, de la longueur de ses cuisses, de sa perspicacité, de son refus des compromis, de la forme de ses hanches et de la couleur de ses yeux. Des ses poils aussi, on est fier, comme de son succès, de son prix Nobel, de sa peau lisse, de son homme ou de sa femme. Quand à son savoir et à ses connaissances, comment ne pas en être fier ?

On est fier de tout, quand on est fier.

Des quatre conneries qu’on n’a pas su taire comme de celles qu’on a su taire,

de celles qu’on a écrites,

comme de celles qui sont restées dans les touches du clavier.

 

2 mai 2003. Les mois. Un micro parque de la rue Roy, pas loin de celle qui fut, dans les années quatre-vingt, la grande poissonnerie de Montréal. Deux jeunes, T-shirt blancs, jeans et cheveux longs — une fille et un garçon dans le début de la vingtaine — lisent un texte à haute voix. Le garçon intercale des cris désagréables dans les phrases incompréhensibles de la fille — genre « théâtre expérimental » que nous tous essayâmes à l’époque où le Living Theater montrait l’autre Amérique.

Leur truc ça a l’air très dramatique.

The life is nothing… the life is nothing… the life is nothingthe life is nothing 

J’ai beau rentrer du travail tristement replié sur mes petits maux, de tels cris excitent même les cellules du trait mamilo-thalamique. Je deviens belliqueux et la seule façon de me libérer de l’agressivité, c’est de discourir entre moi et moi.

    Il faudrait enlever « rien » du langage !

    Ta manie d’enlever des mots de la langue commence à me courir sur le haricot. Ton rêve ne serait-ce pas, par hasard, de te débarrasser de tous les termes abstraits ? Ils ne sont pas assez efficaces, à ton goût ?

    Pas du tout. Il y a des termes abstraits que j’aime beaucoup et que j’aurais aimé inventer s’ils n’étaient pas déjà là : munificence, écoute, volupté, ibbour[2], ouverture, fricarelle.

    Mais tu n’aimes pas « bonheur ». Avec tes tendances enculeur de mouche, tu devrais te demander pourquoi tu n’aimes ni « bonheur » ni « rien ».

    Parce que le bonheur n’est rien et rien n’est le bonheur…

    T’es plus noir que le p’tit gars qui crie que la vie n’est rien.

    Non. Je joue le cynique pour t’emmerder.

    Alors, ciao. Pour aujourd’hui, ça suffit.

Pour lui sans doute, mais pas pour moi. Je continue donc, seul, en compagnie de mes autres mois. Nous tombons d’accord sur le fait que, bien que l’eau soit composée de H2 et d’O, si on la décompose, elle nous laisse au sec : elle n’est plus eau. D’accord aussi que le bonheur est comme l’eau, inanalysable. Contents de l’entente, nous discutons des liens entre bonheur et Dieu et nous sommes encore d’accord : les deux sont inatteignables parce que nous les mettons hors de nous, qu’il suffirait de presque rien… mais on n’a plus de « rien » ! Quelle chance, que nous sommes devant la porte de la maison ! Nous nous recomposons : nous devenons un. Je ne veux pas que celle que j’accompagne dans la vie — vie qui n’est pas @$* !! mais tout —  se fasse des soucis pour ma santé mentale.

 

3 mai 2003. Lire. Dire que ceux qui lisent trop ne lisent pas, ce n’est pas un nième paradoxe de la bande du Trempet. Ce n’est pas non plus une petite ruse qui s’appuie sur la négativité de « trop » pour infirmer l’existence même de ce qui est de trop. J’aurais pu également écrire que « ceux qui lisent beaucoup ne lisent pas ». Il y a donc une limite au-delà de laquelle la lecture n’est pas valide. Fixer cette limite est une fâcheuse tâche au-delà de mes capacités, mais je peux facilement reconnaître ceux qui ont tellement outrepassé la limite que leur incapacité de lire saute aux oreilles, même des aveugles. Pas besoin de les voir lire pour s’apercevoir que la page est, pour eux, un champ de bataille où les mots inermes sont torturés afin qu’ils dénoncent la tyrannie de leur maître. Il suffit de parler avec eux. Ils connaissent tout et, n’importe quoi vous disiez, ils ont une réponse ou une question (ce qui, à ce stade de la maladie, n’est pas tellement différent) prête. J’insiste « prête ».

P.S.

Je n’ai jamais dit que ceux qui lisent ne lisent pas, je peux par contre dire que qui trop lit rien ne lie.

Note : J’aimerais qu’à qui trop lit rien ne lie on reconnaissent une quantité de sagesse populaire suffisante pour qu’il devienne un proverbe.

 

4 mai 2003. En lisant ce que les Américains font et déclarent, en ce début de tentative de remettre de l’ordre — ils cherchent à engager les nouveaux policiers et ils croient comme le dit le colonel John Pomfret que : « nous avons parlé aux leaders locaux. Les policiers ordinaires son OK. C’était la leadership qui était corrompue[3] » ; de remettre de l’ordre là où il y a toujours eu trop d’ordre, je me suis souvenu d’un livre sur l’Union Soviétique qui avait éclairé ma tête, passablement enflée, de révolutionnaire à la mors-moi-le-nœud, il y a une trentaine d’années. L’idée était fort simple et pourtant je ne suis pas sûr qu’elle ne contienne pas plus de vérité que les idées les plus raffinées sur le même sujet : la majorité des postes clefs dans le nouveau gouvernement de l’Union Soviétique, après 1917, restèrent dans les mains des bureaucrates tsaristes — comme les postes clefs de l’ère post communiste sont restés dans les mains des ex-communistes.

Les moralistes et les cyniques affirment que les gens changent d’idées comme ils changent de chemise. Mais est-ce possible ne pas changer de chemise ?

Je n’en sais rien.

Ce que je sais, c’est que ceux qui ont une réserve de chemises assez grande et toutes pareilles changent de chemise sans que l’on s’en aperçoive.

Je sais aussi que, quand on arrive comme sauveurs, on ne peut pas (notez : on ne peut pas et non on ne veut pas), assumer toutes les conséquences que cela impliquent puisqu’on est nécessairement dans le mou de la morale (celle des sauveurs) jusqu’au dents.

Mais je sais surtout que, quand le ventre nous oblige à descendre des sphères éthérées des idées vers la auge du réel, c’est la chose la plus normale au monde que la lutte pour la dernière patate nous fasse engager de nouvelles idées où le réalisme est un maître de cérémonie sans trop de frous-frous.

 



[1] Wilhem Reich, American Odyssey, Farrar, 1999.

[2] Notion proche de celle de gilgul. G. Scholem, la kabbale : Les thèmes fondamentaux, Cerf, 1986.

[3] Ian Fisher, Military Begins Screening Iraqis for New Rules, The New York Times, Avril 13 2003.